Depuis les premières manifestations dans les universités américaines, en 1964, jusqu’à la Révolution culturelle chinoise en passant par les événements de mai 1968 en France, nous traversions une période amenant beaucoup de personnes à penser que la fin du monde était proche. Les explications données à cet état de choses ne manquaient pas : on accusait tour à tour la guerre du Vietnam aux États-Unis, de Gaulle et le problème de l’Algérie en France, la décomposition du système capitaliste, la montée du communisme, les conséquences de la Seconde Guerre mondiale qui avait frustré toute une génération d’Allemands, la société d’abondance, et les déceptions causées par l’évanouissement des espoirs révolutionnaires que certains avaient mis dans le mouvement américain pour les droits civiques. On se référait de plus en plus souvent à l’expression « le fossé des générations », que l’on retrouvait jusque dans les annonces publicitaires à la télévision !
En observant ce qui se passait et en étudiant les explications variées et souvent contradictoires qui en étaient données, je me suis souvenue du slogan politique employé lors de la campagne pour les présidentielles, en 1968, par le Sénateur Eugène McCarthy et paru en février dans le New York Times ; on voyait un groupe d’enfants, beaux et souriants, et le texte disait : « Vos enfants sont de retour » ce qui laissait espérer aux parents que le Joueur de flûte du conte ne les avait pas définitivement emportés. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à prendre conscience qu’il se passait quelque chose de radicalement nouveau dans le monde. Ce n’était pas d’un fossé des générations ordinaire qu’il s’agissait – il y en avait eu bien d’autres auparavant, entre certains groupes de parents conservateurs et leurs enfants – mais d’un phénomène qui méritait une majuscule, comme tout ce qui est exceptionnel : le Fossé des générations, un événement mondial, quelque chose qui ne s’était encore jamais produit avec cette simultanéité et sur une telle échelle. Des fossés de moindre envergure s’étaient déjà creusés, par exemple entre des parents venus de la campagne et leurs enfants élevés en ville ; entre des émigrants et leurs enfants nés dans le pays d’émigration, entendant chanter des oiseaux inconnus dans leur patrie d’origine, où les parents avaient passé leur enfance ; entre le monde confortable et sans problèmes d’avant la Première Guerre mondiale, et celui qui s’était bâti après que ce furent éteintes les lumières de l’Europe « sans que l’on ait l’espoir de les voir se rallumer au cours de notre vie » ; entre ceux qui avaient été élevés dans des communautés observant rigoureusement un dogme religieux, et leurs enfants, qui, en s’éloignant, voyaient remis en question tous les préceptes dont ils avaient été nourris. C’est ce genre de choses bien connues que l’on désignait jusqu’ici sous l’étiquette de « fossé des générations ». Beaucoup de gens avaient l’impression que le phénomène était pire qu’auparavant, et qu’il y avait plus d’enfants qui se sentaient étrangers à leurs parent. On ne redoutait plus seulement de voir apparaître un mouton noir au milieu du troupeau des jeunes à l’avenir incertain, mais de voir contaminé le troupeau tout entier, toute la classe d’âge, tous les élèves de terminale des collèges. […]
Mais au cours des années soixante et soixante-dix, on a pu assister à un phénomène entièrement nouveau ; des parents, qui n’avaient rien de prohibitionnistes rigoureux, des parents qui eux-mêmes buvaient et fumaient librement et parfois avec excès, non seulement interdisaient à leurs enfants d’user de certains plaisirs – en particulier la marijuana – mais allaient jusqu’à menacer de mort les jeunes qui en prenaient. Pour les parents obsédés, devenir adulte ne ferait aucun bien à leurs enfants ; au grand jamais ils ne seraient autorisés à fumer de l’ « herbe ». D’où pouvait donc venir un comportement aussi complètement irrationnel ? Qu’est-ce qui pouvait pousser des parents en colère à répondre, un apéritif à la main, une cigarette à la bouche, lorsqu’on leur objectait l’analogie entre la cigarette, l’alcool et Cannabis Sativa : « Je ne vois pas ce que l’apéritif vient faire là-dedans » ?
Du côté des enfants, on pouvait constater des signes de changement, tout aussi nouveaux et à première vue inexplicables ; ils réagissaient aux sermons et aux conventions sociales non point à coup de slogans révolutionnaires ou religieux – comme l’avaient toujours fait, jusqu’ici, les jeunes gens en rébellion – mais par des avalanches d’obscénités, repoussant les commentaires de leurs parents avec la même monotonie que celle de la musique amplifiée électroniquement qui les protégeait de leur présence. […]
Imaginez un gouffre aussi profond que le Grand Canyon du Colorado, qui serait parallèle à l’océan Pacifique, et qui se déplacerait lentement vers lui, avec des gens sur chaque côté. II y aura chaque année un peu moins de monde de mon côté du fossé des générations ; et lorsque le gouffre atteindra métaphoriquement l’Océan, c’est-à-dire lorsque tous les gens élevés avant les années quarante seront morts, partout dans le monde, le fossé des générations sera devenu – et seulement à ce moment – un événement historique.
En attendant, ce qui s’est produit, en particulier pendant les années soixante, c’est un isolement unique des jeunes et des anciens, au moment où les nouvelles générations atteignaient l’université. Les personnes ayant trente ans ou davantage se trouvèrent obligées de prendre conscience qu’il n’y aurait plus jamais de gens comme eux, des gens ayant grandi dans un monde qui n’était pas encore entièrement exploré, un monde qui ne connaissait pas la bombe atomique et donc le risque d’une destruction totale, un monde sans télévision ni satellites artificiels permettant d’adresser instantanément des messages à l’autre bout de la planète, un monde où aller sur la Lune n’était encore qu’un rêve et où il n’y avait pas d’ordinateur pour exécuter en une minute des calculs qui nécessiteraient autrement toute une vie de travail. Nous, de notre côté du fossé, sommes nés et avons été élevés au cours de la période qui a précédé la Deuxième Chute, période où il était impossible de détruire d’un coup toute la race humaine, et où nous n’avions pas la terrible responsabilité qui pèse maintenant sur nos épaules.
L’ancienne motivation qui poussait les gens à avoir des enfants, qui avait permis aux femmes et aux hommes du passé de travailler et de se reproduire pendant des centaines de générations, afin que d’autres puissent vivre comme ils avaient vécu, n’existe plus. Notre génération connaîtra une sorte de fin assez curieuse en ce sens qu’elle n’aura pas de successeurs. Personne, parmi ceux de la nouvelle génération, n’est à même d’apprécier comme nous le faisions la merveille que représente un vol spatial – nous qui ne crûmes pas que ce fût possible. Et pas un seul d’entre eux n’aura besoin de prendre un temps de réflexion pour établir une relation entre la Lune qu’il voit dans le ciel et le reportage radiodiffusé d’une mission Apollo.
Depuis l’autre rive du fossé des générations, les jeunes doivent affronter un monde sans modèles, sans précédents. Aucun de ceux dont les jeunes ont été dépendants depuis le début de l’humanité, n’est comme eux-mêmes seront, ou peuvent devenir. Il n’y a pas un parent, pas un professeur, pas un homme de loi, pas un médecin, pas un ouvrier aussi habile qu’il soit, qui puisse servir de modèle à des individus avant connu une enfance aussi différente. Au cours des années soixante, la solitude des jeunes n’a eu d’égale que celle des plus âgés, ce qui est un cas unique dans l’histoire de l’humanité. Pour la première fois, nous savions que ce qui était vrai pour nous, pour notre communauté, pour notre pays l’était aussi pour le monde entier. […]
L’explosion des mouvements étudiants dans le monde s’est produite lorsque les nouvelles générations ont atteint l’âge du collège et de l’université ; elles étaient coupées de leurs parents élevés avant la guerre, elles étaient aptes à penser par elles-mêmes, capables de juger ce qu’elles voyaient d’un œil neuf et de jeter sur le monde un regard comme on n’en avait jamais jeté auparavant ; un monde où tous les jeunes gens s’engouffraient d’un seul coup, aussi ancien ou sous-développé que soit leur pays.
Ce moment s’est traduit par une sorte de spasme géant qui nous a tous affectés. Margaret MEAD, Le Fossé des générations- Les années 70,
Denoël/Gonthier, Paris, 1971, 1979, p. 12 à 17.