« Nous savons que la transmission de l’héritage ne peut pas s’opérer dans une société en évolution comme dans une société stable, dans une société hétérogène comme dans société homogène. Dans une société comme la nôtre, les modèles ne peuvent jamais être parfaits et n’ont pas à être fixés jusque dans le détail. On n’apprend plus aux filles à faire le pain comme leurs mères, tout au plus apprennent-elles à nourrir leur enfants avec des mets différents et différemment préparés et le faire avec joie. L’idée de ce qu’on sera et de ce qu’on éprouvera à soixante-dix ans, de ce qu’on fera et de ce qu’on pensera ne peut s’enrichir de l’image concrète des lunettes d’or de grand-mère et de la canne de grand-père. Tout au plus peut-on dire que dans la confiance de l’enfant en la vie demeurera un peu de l’entrain avec lequel ses grands-parents partaient en voyage à quatre-vingts ans ou de la sérénité avec laquelle, assis au soleil devant la porte, ils évoquaient les hymnes de leur enfance. Le besoin qui se fait sentir est celui de formules d’éducation susceptibles d’étayer le particularisme de chaque famille en permettant à l’enfant d’acquérir des modes de sentir et d’agir dans un monde qui n’est pas encore et que l’imagination des aînés ne peut concevoir. Si nos enfants acquièrent des conduites si concrètes et si particulières que dans vingt ans ils se sentiront perdus, envahis par la nostalgie d’un passé disparu, le monde est voué à s’appauvrir. […]
Mais il n’est pas facile de transmettre à la jeune génération une règle de conduite qui soit une protection et non une prison, un sens des nuances et du détail qui n’empêche pas plus tard d’innover, un système tel que cette génération demeure capable non seulement de le répéter et de le compléter, mais de le renouveler. Les frais généraux seront plus élevés, pour sûr, que dans les vieilles sociétés traditionnelles où cinq générations ont joué à cache-cache sous le même pommier, sont nées et mortes dans le même grand lit. Le propre d’une société en évolution est qu’il y faut plus de temps à la jeunesse pour mûrir. » Margaret MEAD, L’un et l’autre sexe. Le rôle de l’homme et de la femme dans la société, (1948), Denoël-Gonthier, 1966, p. 14.