« La philosophie politique noue une liaison particulière avec l’écriture. Celui qui s’y adonne ne peut entièrement céder à l’illusion de se détacher de son temps, de la société qu’il habite, de la situation qui lui est ainsi faite, des événements qui l’atteignent, du sentiment d’un avenir qui se dérobe à la connaissance et qui à la fois excite son imagination et le ramène à la conscience de ses limites. Il sait, au moins tacitement, que son œuvre tombera dans les mains de lecteurs que ses propos affectent, parce qu’il lève des questions qui directement ou indirectement les concernent et portent atteinte à leurs préjugés. Il ne veut pas fournir des arguments à des hommes qu’il tient pour des adversaires, des imbéciles ou des dévots d’une doctrine, ni en séduire d’autres, empressés à se saisir de telle ou telle de ses formules et, sans l’entendre, à se faire ses partisans, à l’élire comme le héros d’une cause. Écrire, c’est donc pour lui, tout particulièrement, l’épreuve d’un risque ; et celle-ci lui donne la ressource d’une parole singulière, mobilisée par l’exigence de déjouer les pièges de la croyance ou de se soustraire aux prises de l’idéologie, de se porter toujours au-delà du lieu où on l’attend par des mouvements contraires qui déçoivent tour à tour les diverses fractions de son public. […]
Il n’est donc pas, ne peut être maître des effets de sa parole. Mais il suffit qu’elle soit rigoureuse pour que, à lointaine distance, des lecteurs soient capables de l’entendre et l’installent dans les horizons de leur temps. Son écriture, qui porte la marque d’une résolution à ne pas se laisser engloutir dans l’océan des opinions, ni aveugler sous le choc des événements, met ses lecteurs en mouvement alors même qu’ils ignorent le détail des controverses qui lui importaient tant. Écriture donc très concertée que la sienne, non tellement parce qu’elle obéit à l’impératif de la cohérence, mais parce qu’elle s’applique à contourner les places où chacun s’est fixé pour donner abri à ses certitudes. » Claude Lefort, Écrire à l’épreuve du politique, Camann-Lévy, 1992, p. 11-12.
Il n’est donc pas, ne peut être maître des effets de sa parole. Mais il suffit qu’elle soit rigoureuse pour que, à lointaine distance, des lecteurs soient capables de l’entendre et l’installent dans les horizons de leur temps. Son écriture, qui porte la marque d’une résolution à ne pas se laisser engloutir dans l’océan des opinions, ni aveugler sous le choc des événements, met ses lecteurs en mouvement alors même qu’ils ignorent le détail des controverses qui lui importaient tant. Écriture donc très concertée que la sienne, non tellement parce qu’elle obéit à l’impératif de la cohérence, mais parce qu’elle s’applique à contourner les places où chacun s’est fixé pour donner abri à ses certitudes. » Claude Lefort, Écrire à l’épreuve du politique, Camann-Lévy, 1992, p. 11-12.