« Cette bouche ne me parlera plus. Cet œil brisé ne me regardera plus. Ma communauté avec cette personne semble rompue : mais cette communauté était moi-même dans une certaine mesure et dans cette mesure, j’éprouve la mort à l’intérieur de ma propre existence. C’est l’expérience de la mort dans la solitude consécutive à la perte. Il y a dans l’expérience décisive de la mort du prochain quelque chose comme le sentiment d’une infidélité tragique de sa part, de même qu’il y a une expérience de la mort dans le ressentiment de l’infidélité. « Je suis mort pour lui, il est mort pour moi », ce n’est pas une façon de parler, c’est un abîme. […]
Devant le contact du mystère nu de la mort, l’homme essaie de retrouver le climat plus chaud du mourir pour rentrer dans cette compassion vitale dont il a besoin. Car c’est dans cette compassion qu’on croit se rapprocher du défunt en lui substituant le mourant qui semble le contenir en germe. La représentation de la douleur vitale, si atroce que soit cette douleur, a pour nous quelque chose de relativement consolant. L’acte de mourir dans lequel peut se concentrer la personne reste un acte essentiellement accessible à notre compréhension. La vie est notre patrie, même quand elle devient douleur et compassion. Dans notre douleur nous pouvons retrouver la personnalité du défunt sous forme de son dernier acte. En face de la mort accomplie, au contraire, nous sommes comme expatriés de notre monde. L’impossibilité d’une sympathie vitale, impossibilité aussi de comprendre une personne présente, manifeste l’essence spirituelle d’une souffrance ou plutôt d’un ébranlement de notre existence entière que, semble-t-il, la foi religieuse seule peut rendre supportable. Un homme vivant n’est jamais tout à fait hors d’atteinte pour notre sympathie et notre compréhension. Cela reste vrai, même si quelqu’un qui est mort depuis longtemps et de l’autre côté de la terre, redevient vivant seulement par la puissance de notre imagination. Seule l’expérience de la mort de l’autre nous apprend ce qu’est qualitativement l’absence et l’éloignement. Elle ravit notre âme dans une terre inconnue, dans une nouvelle dimension. Nous découvrons que notre existence est un pont entre deux mondes.
L’intensité d’une telle expérience peut varier. Elle dépend du degré de notre propre personnalisation et du caractère de la relation entre nous-mêmes et la personne du mort. […] L’absence subite de la personne spirituelle peut être interprétée de façon très diverse, surtout selon les différences inhérentes à l’expérience même. Son contenu fondamental n’est jamais l’anéantissement mais quelque chose comme une question ouverte. »
Paul-Louis LANDSBERG, Essai sur l’expérience de la mort, Seuil, 1951, p. 39, p. 41-42.