« Le principe général qui pose que les besoins « authentiques » de toutes les nations sont identiques n’est pas d’un grand secours lorsque la réalité empirique plate démontre le contraire et que certaines nations tirent manifestement profit de l’oppression des autres. Les moments de crise – qui ne furent épargnés qu’à quelques rares nations historiquement privilégiées – font surgir des conflits que les principes généraux ne peuvent prédire. […]
Que l’utopie rationaliste de l’humanité unifiée ait dû céder jusqu’ici à la puissance des grandes divisions nationales, cela témoigne de sa faiblesse ; mais que les forces nationalistes aient été obligées de se dissimuler derrière le masque de cette utopie, cela prouve que celle-ci est plus forte que jamais. Peut-être les hommes ne sont-ils et seront-ils jamais capables de vivre sans avoir le sentiment d’appartenir à des communautés « naturelles » ou « irrationnelles » (au sens de Max Weber) ; mais même s’il en est ainsi, il se pourrait en même temps qu’ils ne puissent pas vivre sans l’utopie d’une fraternité universelle. »
Leszek KOLAKOWSKI, « Philosophie marxiste » (1973), in L’esprit révolutionnaire, édit. Denoël, Bibliothèque Médiations, Paris, 1985. p. 72 et p. 73-74