« Si le stalinisme exerçait une attirance sur certains en tant qu’incarnation de l’universalisme marxiste traditionnel, il en fascinait d’autres parce qu’il représentait la marche des « splendides Asiates » appelés à détruire la civilisation européenne pourrie. Il y a quelque chose qui demeure énigmatique dans le problème des conversions de ce dernier type, tout comme dans celui des hitlériens actifs dans les cercles intellectuels. […]
Tout se passe comme si, chez beaucoup d’intellectuels, il y avait quelque chose comme la « composante de Naphta » (le personnage de La Montagne magique) : une intelligence indépendante empêtrée par sa propre indépendance et cherchant une autorité émanant de sources autres, non intellectuelles. L’aspiration à la barbarie, le culte de la force et de l’autorité, ne sont pas des inventions nouvelles chez les intellectuels. Nous rencontrons des cas similaires dans l’histoire des conversions de la première heure des intellectuels romains au christianisme. Ils ont adhéré à la nouvelle foi en étant conscients de son primitivisme et en l’acceptant comme tel ; sentant qu’ils se soumettaient volontairement à une autorité suprême, honteux pour ainsi dire de leur propre sagesse « humaine » et prêts à y renoncer au nom de la « folie de la foi ». L’époque de la Réforme et de la Contre-Réforme fournit également des exemples d’une attitude similaire. […] On peut expliquer des conversions de ce type en termes psychanalytiques comme une revanche du Ça sur un Moi hyperdéveloppé, ou en termes sociaux comme le résultat de l’aliénation ressentie par presque tous les intellectuels et qui les pousse à rechercher une autre communauté que la « République des Lettres » élitiste – une communauté qui leur donne ce sentiment de confiance, de sécurité et d’autorité spirituelles qui fait défaut dans le travail intellectuel. Mais quoi qu’il en soit, on peut être sûr que n’importe quel mouvement religieux ou social, manifestant l’anti-intellectualisme le plus agressif, trouvera toujours un soutien enthousiaste chez un certain nombre d’intellectuels élevés dans la civilisation bourgeoise occidentale et qui rejettent ses valeurs avec ostentation pour se prosterner devant la splendeur d’une saine barbarie. […]
On peut avancer l’idée que les intellectuels ne sont pas simplement amenés à exprimer des tendances anti-intellectuelles qui surgissent en différents milieux : leur propre situation produit également cette tendance. […] Bref, ce qu’on appelle communément « l’aliénation » des intellectuels, leur sentiment – souvent décrit – de « déracinement », de non-appartenance, peut produire des besoins idéologiques qui se manifestent par le fait qu’ils adhèrent à des tendances anti-intellectuelles dans des mouvements existants et leur donnent expression.
Ce sentiment de non-appartenance peut être extrêmement fort et n’est pas seulement le produit de la situation particulière des intellectuels mais de toutes les circonstances qui, dans les sociétés contemporaines, rendent la vie de plus en plus dépendante des systèmes technologiques et administratifs organisés rationnellement qui détruisent tous les restes de communauté tribale et de communication « à portée de voix ». L’aspiration à un engagement global et le désir de se retirer d’une société où la communication s’effectue de plus en plus par l’intermédiaire de ces systèmes comptent parmi les motifs dominants de bien des phénomènes philosophiques, religieux, politiques et sociaux de notre culture. L’individu peut chercher à satisfaire ce besoin de différentes manières : par la participation politique, par la mystique, par la drogue. (Je ne suggère pas que toutes ces formes d’engagement ont la même signification sociale ou la même valeur, mais seulement que des motivations individuelles similaires peuvent y être à l’œuvre.) La drogue peut être un moyen de rompre la continuité culturelle au niveau individuel, un effort désespéré pour retourner à l’union perdue avec le monde. » Leszek KOLAKOWSKI, « Les intellectuels contre l’intellect » (1972), in L’esprit révolutionnaire, édit. Denoël, Bibliothèque Médiations, Paris, 1985. p. 94 à 96 et p. 101 à 103
Tout se passe comme si, chez beaucoup d’intellectuels, il y avait quelque chose comme la « composante de Naphta » (le personnage de La Montagne magique) : une intelligence indépendante empêtrée par sa propre indépendance et cherchant une autorité émanant de sources autres, non intellectuelles. L’aspiration à la barbarie, le culte de la force et de l’autorité, ne sont pas des inventions nouvelles chez les intellectuels. Nous rencontrons des cas similaires dans l’histoire des conversions de la première heure des intellectuels romains au christianisme. Ils ont adhéré à la nouvelle foi en étant conscients de son primitivisme et en l’acceptant comme tel ; sentant qu’ils se soumettaient volontairement à une autorité suprême, honteux pour ainsi dire de leur propre sagesse « humaine » et prêts à y renoncer au nom de la « folie de la foi ». L’époque de la Réforme et de la Contre-Réforme fournit également des exemples d’une attitude similaire. […] On peut expliquer des conversions de ce type en termes psychanalytiques comme une revanche du Ça sur un Moi hyperdéveloppé, ou en termes sociaux comme le résultat de l’aliénation ressentie par presque tous les intellectuels et qui les pousse à rechercher une autre communauté que la « République des Lettres » élitiste – une communauté qui leur donne ce sentiment de confiance, de sécurité et d’autorité spirituelles qui fait défaut dans le travail intellectuel. Mais quoi qu’il en soit, on peut être sûr que n’importe quel mouvement religieux ou social, manifestant l’anti-intellectualisme le plus agressif, trouvera toujours un soutien enthousiaste chez un certain nombre d’intellectuels élevés dans la civilisation bourgeoise occidentale et qui rejettent ses valeurs avec ostentation pour se prosterner devant la splendeur d’une saine barbarie. […]
On peut avancer l’idée que les intellectuels ne sont pas simplement amenés à exprimer des tendances anti-intellectuelles qui surgissent en différents milieux : leur propre situation produit également cette tendance. […] Bref, ce qu’on appelle communément « l’aliénation » des intellectuels, leur sentiment – souvent décrit – de « déracinement », de non-appartenance, peut produire des besoins idéologiques qui se manifestent par le fait qu’ils adhèrent à des tendances anti-intellectuelles dans des mouvements existants et leur donnent expression.
Ce sentiment de non-appartenance peut être extrêmement fort et n’est pas seulement le produit de la situation particulière des intellectuels mais de toutes les circonstances qui, dans les sociétés contemporaines, rendent la vie de plus en plus dépendante des systèmes technologiques et administratifs organisés rationnellement qui détruisent tous les restes de communauté tribale et de communication « à portée de voix ». L’aspiration à un engagement global et le désir de se retirer d’une société où la communication s’effectue de plus en plus par l’intermédiaire de ces systèmes comptent parmi les motifs dominants de bien des phénomènes philosophiques, religieux, politiques et sociaux de notre culture. L’individu peut chercher à satisfaire ce besoin de différentes manières : par la participation politique, par la mystique, par la drogue. (Je ne suggère pas que toutes ces formes d’engagement ont la même signification sociale ou la même valeur, mais seulement que des motivations individuelles similaires peuvent y être à l’œuvre.) La drogue peut être un moyen de rompre la continuité culturelle au niveau individuel, un effort désespéré pour retourner à l’union perdue avec le monde. » Leszek KOLAKOWSKI, « Les intellectuels contre l’intellect » (1972), in L’esprit révolutionnaire, édit. Denoël, Bibliothèque Médiations, Paris, 1985. p. 94 à 96 et p. 101 à 103