Credo « Avancez vers l’arrière s’il vous plaît ! [1] Telle est la traduction approximative d’une injonction que j’entendis un jour dans un tramway de Varsovie. Je propose d’en faire le mot d’ordre d’une puissante Internationale qui n existera jamais. Un conservateur croit fermement : 1) Que dans la vie des hommes, il n’y jamais eu et il n’y aura jamais d’améliorations qui ne soient payées de détériorations et de maux ; aussi, lorsqu’on envisage un projet de réforme tendant vers un mieux, il faut en déterminer le prix. En d’autres termes, il y a compatibilité entre des maux innombrables (ce qui signifie que nous pouvons les subir de front et simultanément), alors que des biens nombreux se limitent ou s’annulent mutuellement : par conséquent nous n’en jouirons jamais pleinement en même temps. Une société sans égalité ni liberté d’aucune sorte peut parfaitement exister, mais non pas un ordre social ou régnerait une égalité et une liberté absolues. De la même règle procède la compatibilité entre la planification et le principe d’autonomie, la sécurité et le progrès technique. Autrement dit, il n’y a pas, en histoire, de happy end. 2) Que nous ne savons pas si diverses formes traditionnelles de vie sociale ― comme les rituels, la famille, la nation, les communautés religieuses ― sont nécessaires pour rendre la vie en société tolérable ou même possible. Cependant, il n’y a pas de raisons de croire que, en détruisant ces formes ou en dénonçant leur caractère irrationnel, nous augmentons nos chances de bonheur, de paix, de sécurité ou de liberté. Nous ne pouvons pas savoir de façon certaine ce qui se passerait si, par exemple, la famille monogamique était supprimée, ou bien si la coutume consacrée par le temps qui nous fait enterrer les morts était remplacée par un recyclage rationnel des cadavres à des fins industrielles. Nous serions bien avisés, pourtant, d’en attendre le pire. 3) Que l’idée fixe de la Philosophie de Lumières ― à savoir que l’envie, la vanité, la cupidité et l’instinct d’agression ont toujours pour causes des institutions sociales défectueuses, et disparaîtront lorsque ces institutions auront été réformées ― n’est pas seulement tout à fait invraisemblable et contraire à l’expérience, mais extrêmement dangereuse. Comment toutes ces institutions ont-elles pu voir le jour si elles étaient tellement contraires à la nature profonde de l’homme ? Nourrir l’espoir que l’on pourra institutionnaliser la fraternité, l’amour, l’altruisme, c’est préparer à coup sûr l’avènement du despotisme. Un libéral croit fermement : 1) Que l’idée ancienne selon laquelle la finalité de l’État est la sécurité garde toute sa valeur. Elle garde sa valeur même si l’on étend la notion de sécurité jusqu’à inclure non seulement la protection des personnes et des biens par la Loi, mais aussi tout un dispositif d’assurances garantissant qu’un homme ne peut pas mourir de faim s’il se trouve privé de travail, que les pauvres ne peuvent pas être condamnés à périr faute de soins médicaux, et que les enfants ont accès à l’éducation gratuite. Ces obligations font également partie de la sécurité. Celle-ci, néanmoins, ne devrait jamais être confondue avec la liberté. L’État ne garantit pas la liberté par une action positive ou en réglementant divers domaines de l’existence, mais en ne faisant rien. En réalité, la sécurité ne peut se déve1opper qu’aux dépens de la liberté. En toute hypothèse, faire le bonheur des gens n’est pas la tâche de l’État. 2) Que les communautés humaines sont menacées non seulement de stagnation, mais encore de régression, lorsqu’elles se trouvent organisées de telle manière qu’il n’y a plus place pour l’initiative individuelle et la faculté de création. Le suicide collectif de l’humanité est concevable, mais une fourmilière humaine permanente ne l’est pas, pour la simple raison que nous ne sommes pas des fourmis. 3) Qu’il est hautement improbable qu’une société dans laquelle toute forme de compétitivité a été anéantie puisse conserver les stimulants nécessaires à la faculté de création et au progrès. Davantage d’égalité n’est pas une fin en soi, mais uniquement un moyen. En d’autres termes, la lutte pour davantage d’égalité n’a pas de sens si elle se traduit simplement par l’abaissement des privilégiés, et non pas par l’élévation des défavorisés. Légalité parfaite est un idéal qui se retourne contre lui-même. Un socialiste croit fermement : 1) Que les sociétés où la recherche du profit est le seul facteur de régulation du système de production sont menacées de catastrophes aussi pénibles ― et peut-être même davantage ― que les sociétés où le stimulant du profit a été entièrement rayé du nombre des forces régulatrices de la production. Il existe de bonnes raisons de restreindre la liberté des activités économiques dans un souci de sécurité, et d’empêcher que l’argent produise automatiquement davantage d’argent. Mais les restrictions apportées à la liberté devraient être appelées par leur nom, et non pas présentées comme une forme supérieure de liberté. 2) Qu’il est absurde et hypocrite de conclure qu’une société parfaite et exempte de conflits étant impossible, l’inégalité sous quelque forme qu’elle existe est inévitable, et toutes les façons de réaliser un profit sont justifiées. Ce pessimisme anthropologique typiquement conservateur qui a conduit à l’étonnante conviction qu’un impôt progressif sur le revenu est abominable et inhumain, est tout aussi suspect que l’optimisme historique qui a servi de base à l’Archipel du Goulag. 3) Que la tendance à soumettre l’économie à d’importants contrôles sociaux devrait être encouragée, même au prix d’une extension de la bureaucratie. De tels contrôles, cependant, doivent s’exercer dans le respect des règles de la démocratie représentative. Ainsi, il est essentiel de prévoir des mécanismes contrebalançant la menace que fait peser sur la liberté le développement de ces contrôles eux-mêmes. Pour autant que je puisse en juger, ces idées directrices ne se contredisent nullement. On peut donc être un conservateur-socialiste-libéral, ce qui revient à dire que ces trois qualificatifs représentent désormais des options qui ne s’excluent pas mutuellement. Quant à la grande et puissante Internationale que je mentionnais au début, elle n’existera jamais parce qu’elle ne peut promettre aux gens qu’ils seront heureux. » Leszek KOLAKOWSKI, Commentaire, n°4, hiver 1978-1979. Notes [1] Cet article a paru en anglais dans Encounter, et en allemand dans Der Monat. Nous remercions l’auteur et les éditeurs d’avoir bien voulu autoriser sa publication en français.