« Lorsque nous dressons un plan, participons à une recherche, organisons une entreprise, nous comptons toujours avec des circonstances données. Nous les faisons entrer en ligne de compte dans un calcul qui vise des buts déterminés. Nous escomptons d’avance des résultats définis. Ce calcul caractérise toute pensée planifiante et toute rechercne. Une pareille pensée ou recherche demeure un calcul, là même où elle n’opère pas sur des nombres et n’utilise ni simples machines à calculer ni calculatrices électroniques. La pensée qui compte calcule. Elle soumet au calcul des possibilités toujours nouvelles, de plus en plus riches en perspectives et en même temps plus économiques. La pensée qui calcule ne nous laisse aucun répit et nous pousse d’une chance à la suivante. La pensée qui calcule ne s’arrête jamais, ne rentre pas en elle même. Elle n’est pas une pensée méditante, une pensée à la poursuite du sens qui domine dans tout ce qui est.
Il y a ainsi deux sortes de pensée, dont chacune est à la fois légitime et nécessaire : la pensée qui calcule et la pensée qui médite.
Or c »est cette seconde pensée que nous avons en vue lorsque nous disons que l’homme est en fuite devant la pensée. Malheureusement, objectera-t-on, la pure méditation ne s’aperçoit pas qu’elle flotte au-dessus de la réalité, qu’elle n’a plus de contact avec le sol. Elle ne sert à rien dans l’expédition des affaires courantes. Elle n’aide en rien aux réalisations d’ordre pratique.
Et l’on ajoute, pour terminer, que la pure et simple méditation, que la pensée lente et patiente est trop « haute » pour l’entendement ordinaire. De cette excuse il n’y a qu’une chose à retenir, c’est qu’une pensée méditante est, aussi peu que la pensée calculante, un phénomène spontané. La pensée qui méditez exige parfois un grand effort et requiert toujours un long entraînement. Elle réclame des soins encore plus délicats que tout autre authentique métier. Elle doit aussi, comme le paysan, savoir attendre que le grain germe et que l’épi mûrisse. »
Martin HEIDEGGER, Sérénité, in Qestions III, édit. Galimard, p. 163