« Une conduite morale ne se découpe pas en chapitres, elle engage une personnalité sur une décision, sur un acte, qui dépendent d’une histoire et d’une situation collectives, où se mêlent des facteurs nombreux, et cette personnalité elle-même possède une histoire complexe, elle est un mélange de sentiments, de dit et de non-dit, de vertus et de vices, qui ne se laisse pas exposer dans un ordre rhétorique. […]Jean-Marie DOMENACH, Une morale sans moralisme, Flammarion, 1992, p. 13 ; p. 236-237 ; p. 50-51.
J’éprouve de la gêne, et plus que de la gêne, à l’égard de la façon dont est articulée l’éthique contemporaine. Certes, la profondeur et la beauté de tant de pages nous procurent une satisfaction intellectuelle, quelquefois même poétique, qui nous fait passer des moments délicieux. Et les lisant, on se sent réellement meilleur. Mais ces pages, et le plaisir qu’elles procurent, quel est leur rapport avec la morale, avec des pratiques morales individuelles et collectives ? De quelles actions nous parlent-elles, vers quelles actions nous orientent-elles ? La valse des concepts, la procession des analyses tournent autour des faits moraux en évitant le plus souvent de les affronter et même de les citer. Je suis allé plus loin : je me suis demandé si, à la fin, ces traités d’éthique ne forment pas avec la réalité vécue un couple pathologique, analogue à celui qui caractérise notre culture contemporaine : une culture raffinée, souvent hermétique, et une culture de masse vouée à la grande série — chacune des deux exagérant son caractère par opposition à l’autre. Mais cette coupure est plus dangereuse lorsqu’elle affecte la morale, elle devient même immorale dans la mesure où nous sommes tentés de puiser dans le discours éthique cette bonne conscience que les bourgeois de la « Belle Époque » allaient se refaire au sermon du dimanche. […]
De fait, l’acteur moral se trouve souvent sur ce terrain mouvant où les principes généraux, les lois, les catéchismes, tous les commandements de Dieu et des hommes, se confrontent avec un cas singulier. Il convient alors, non pas d’universaliser, mais de particulariser et quelquefois de mettre au réfrigérateur les grands principes pour sauver un corps ou une âme. Les grands principes, il ne faut pas les compromettre dans des actes moraux qui peut-être, vus sous un autre angle et dans une durée différente, peuvent apparaître immoraux. De cette oscillation et de ce déchirement, Péguy a donné dans sa polémique contre les kantiens un témoignage fort : « Combien de nos actions ne pourraient point être érigées en loi universelle ; et ce sont celles à qui nous tenons le plus, les seules à qui nous tenions sans doute ; actions de tremblement, actions de fièvre et de frémissement, nullement tranquilles, sûres de soi ; nullement dans la sécurité, nullement sans remords, nullement sans regrets ; des actions sans cesse combattues, sans cesse intérieurement rongées, nos seules bonnes actions, les moins mauvaises enfin, les seules qui compteront peut-être pour notre salut [1]. » De ces actions, précisément parce qu’elles sont singulières, il est impossible de parler en termes généraux. Elles figurent rarement dans les traités d’éthique, il faut aller les chercher dans les faits divers, ou dans des mémoires et biographies, encore que les auteurs répugnent à des confidences qui peuvent être dangereuses [2] ou gênantes. […] Quiconque fait son lit dans l’abstraction devient impropre à la décision et à l’action. »
Notes
[1] Charles PÉGUY, Victor-Marie, comte Hugo, 23 octobre 1910, dans Œuvres en prose 1909-1914, Pléiade, 1961, p. 826-828.
[2] Ordinairement les juges refusent de considérer que la moralité d’un acte lui ôte sa qualification légale. Combien de « dénonciations » justifiées ont été sanctionnées comme diffamatoires !