« Chaque époque a ses hantises de pensée et d’écriture, ses manières et ses manies. La nôtre a le goût et l’obsession du mot abstrait, d’allure savante, gonflé de sens, à ce point qu’on ne sait pas toujours lequel. Le mot abstrait conceptuel et majuscule produit un choc intellectuel spécifique, met en quelque sorte le lecteur en état d’intelligence, même si, au bout du compte, son attente d’une explication cohérente se trouve déçue. Exercice sans retenue et sans modestie de l’intelligence, volupté de la parole, qui parfois produit un véritable délire de l’abstrait ! Maintes pages de nos essayistes contemporains parviennent ainsi à l’état de pur « objet intellectuel », qui est à l’intelligence ce qu’était à la sensation l’objet surréaliste. 
À l’image des sophistes grecs, dénoncés par Socrate qui voulut être un médecin de l’âme, nos modernes ne sont que des rhétoriques. Rhétorique abstraite, éloquente ou bavarde, qui se réjouit de ses échos savants, se contente de décrire aux couleurs sévères de l’intelligence, sans atteindre la réalité pour la comprendre et la soulever. Nécessité de revenir à l’ascèse socratique du langage, à la définition, à la limitation, à l’ajustement du verbe.
Cette rhétorique, issue toute armée du cerveau, de la seule intelligence abstraite, dépersonnalise et décharne l’œuvre de l’esprit, qui est sans voix, sans force et sans vérité, si elle n’emprunte aux choix vécus, aux actions personnelles et aux passions de l’écrivain. Or, c’est presque toujours l’intellectuel neutre, indifférencié, que l’on retrouve, pur et identique à soi-même, à la manière des choses, dans les divers secteurs de la société culturelle. Les mots dévitalisés, les formules sclérosées, les schémas préfabriqués circulent des uns aux autres. Les intellectuels parlent aux intellectuels ; ils écoutent et se répondent. La création artistique elle même n’échappe pas à la loi. Il est certains poètes qui semblent écrire pour les poètes, certains romanciers pour les romanciers. Ainsi, la vie intellectuelle tend à former un univers clos, séparé, se suffisant à lui même. Quelques mots et quelques formules vous en ouvrent les portes. »
Jean CONILH, « Le délire de l’abstrait » (1960), La parole engagée. 
Parcours d’un demi-siècle,
 Cahier de Politique Autrement, Juin 2001.