« Le thème du poète maudit né dans une société marchande (Chatterton (1) en est la plus belle illustration) s’est durci dans un préjugé qui finit par vouloir qu’on ne puisse être un grand artiste que contre la société de son temps, quelle qu’elle soit. Légitime à son origine quand il affirmait qu’un artiste véritable ne pouvait composer avec le monde de l’argent, le principe est devenu faux lorsqu’on en a tiré qu’un artiste ne pouvait s’affirmer qu’en étant contre toute chose en général. C’est ainsi que beaucoup de nos artistes aspirent à être maudits, ont mauvaise conscience à ne pas l’être, et souhaitent en même temps l’applaudissement et le sifflet. Naturellement, la société, étant aujourd’hui fatiguée ou indifférente, n’applaudit et ne siffle que par hasard. L’intellectuel de notre temps n’en finit pas alors de se raidir pour se grandir. Mais à force de tout refuser et jusqu’à la tradition de son art, l’artiste contemporain se donne l’illusion de créer sa propre règle et finit par se croire Dieu. »Albert Camus, Conférences et discours 1936-1958, Gallimard, Folio, p. 348
Notes
(1) Thomas Chatterton, (1752-1770), poète anglais. Ne trouvant pas les moyens de vivre de son art, il se suicide à dix-sept ans après avoir lutté plusieurs jours contre la faim. Sa vie inspira à Alfred de Vigny le drame éponyme (1835).