Lettre n°18 – janvier 2000
L’école est devenue un lieu de campagnes multiples concernant des phénomènes sociaux qui sont aussi présents dans l’école : campagne contre la violence, le racket, les abus sexuels, la drogue, l’alcoolisme, et plus récemment mobilisation pour la « pilule du lendemain ». Ces campagnes s’intègrent dans un discours qui ne cesse d’appeler à la mobilisation générale, de faire référence à la « citoyenneté », à l’« autonomie » et à la « responsabilité » des jeunes concernés. Ces mobilisations se succèdent à un rythme soutenu avec « effet d’annonce » dans les médias. Elles donnent lieu à de nombreux textes et directives, élaborés par des services du ministère de l’Éducation nationale, parfois en collaboration avec d’autres ministères.
Un chantage implicite
Ces mobilisations, comme toutes celles qui ont lieu dans le cadre des « chantiers » multiples de la modernisation, s’appuient sur des phénomènes réels, se réclament toutes d’une éthique de la bonne intention et s’accompagnent d’« outils » qui se veulent de purs instruments objectifs et neutres. On comprend alors que ces campagnes déconcertent : qui peut être contre la nécessité de lutter contre les actes d’incivilité, de violence, ou les atteintes sexuelles envers les enfants et contre les « supports » et « instruments pédagogiques » divers et variés ?
Ces « campagnes » se développent dans une logique de la détresse et de l’urgence qui ne laissent guère de place pour la réflexion. Et quiconque s’interroge sur les représentations qui sont véhiculées subrepticement par ces campagnes et leurs effets possibles sur les jeunes, risque fort d’être assez vite soupçonné de ne pas vouloir reconnaître la réalité ou de ne pas être moralement correct. Ce chantage implicite, que l’on retrouve dans nombre d’autres domaines, est devenu une sorte de méthode de gouvernement pour faire taire toutes les oppositions.
A la faveur du discours de mobilisation générale tenu par le ministère, se développent des discours idéologiques et de pratiques manipulatrices. Il suffit qu’un responsable ou un enseignant soit adepte de telle ou telle méthode pour qu’il la mette en application. Personne n’a réellement droit de regard sur ces discours et ces d’« outils pédagogiques » maniés par des experts déclarés sur lesquels ne s’exerce aucun contrôle.
Quelles expérimentations ?
Les exemples que nous présentons ci-dessous sont particulièrement frappants. La parole distincte de l’adulte s’efface derrière un discours doucereux et gentillet qui a tous les atouts de la séduction. Dans le cadre de la lutte contre les maltraitances sexuelles, ces outils pédagogiques se présentent comme des jeux proposés aux enfants afin de les aider à parler librement, et parfois collectivement, de déviations sexuelles. Une telle parole nécessite un rapport de confiance, une discrétion et une pudeur dont font fi ces outils fabriqués par des bricoleurs du comportement. L’angélisme moralisateur et la volonté de transparence peuvent avoir des effets dévastateurs.
Ces outils développent une représentation particulièrement noire, sordide du monde dans lequel nous vivons, du rapport adulte/enfant, de la sexualité,…, et ce dans une institution, l’école, qui a précisément pour mission de transmettre un héritage culturel légué tant bien que mal par les générations et aider les jeunes à entrer dans un monde commun.
Comment s’opposer à ces discours et à ces pratiques ?
Il importe de faire connaître le plus largement possible les discours idéologiques et les outils de manipulation qui sont mis en œuvre aujourd’hui au sein de l’Éducation nationale, de mener un travail critique qui en démonte les mécanismes et en montre les effets, en se situant au plus près des pratiques.
Actes individuels ou collectifs de refus
C’est dans cette optique que nous présentons ici quelques uns de ces discours et « outils », et nous invitons nos lecteurs à faire de même autour d’eux, afin de casser le chantage aux bons sentiments. Les questions doivent être posées publiquement : au nom de quoi peut-on imposer de fait aux enseignants, aux parents et aux élèves de tels discours et de tels outils ? Peut-on obliger un élève à répondre à des questionnaires, à s’exprimer publiquement sur des problèmes qui mettent en jeu son équilibre psychique, à jouer à des jeux où les adultes, ou des membres de sa famille, sont présentés comme des pervers sexuels ? Et un élève qui ne veut pas recopier, le numéro de téléphone de « SOS violences » ou « enfance maltraitée », comme on l’exige désormais dans nombre de classes, ne s’expose-t-il pas à être considéré comme un enfant « à problèmes » ?
Ces questions, si elles ne veulent être abâtardies et récupérées par la logomachie ambiante, doivent s’accompagner d’actes individuels et collectifs de refus : refus que soient mis en pratique des outils de manipulation à l’école comme ailleurs, et intervention au sein des associations et des syndicats pour que des positions claires soient prises sur ces problèmes.
A la société et ses organisations démocratiques de reprendre l’initiative pour s’opposer aux idéologies et aux pratiques manipulatrices qui sont présentes au sein des institutions. Et pourquoi ne pas créer avec d’autres un comité qui aurait pour but, sur la base de principes clairement définis évitant la démagogie, de faire connaître publiquement les outils et les pratiques manipulatrices qui se développent aujourd’hui dans l’école, de mener la critique et d’alimenter le débat sur ces questions ?
Jean-Pierre Le Goff