Militants parents d’élèves, défenseurs de l’école publique, nous nous sommes toujours intéressés à ce qui s’y passait en gardant en tête une vision de cette école telle que nous l’avons connue dans le passé. Mais cette année, nous avons perdu nos dernières illusions et nous avons fini par placer un de nos enfants, Clément, dans le privé.
Échec scolaire
Partir le matin à l’école a toujours été pour lui très difficile, et le « travail », expression qu’il avait empruntée tout petit à sa maîtresse de maternelle, lui est toujours apparu comme une corvée insupportable. Les causes en sont difficiles à cerner et l’école n’est sûrement pas seule en question. Mais les enseignants qu’il a croisés, pourtant tous formés à la pédagogie moderne, semblaient avoir quelque difficulté à assumer leur autorité, oscillant sans cesse entre une approche psychologisante et un autoritarisme désuet. Notre enfant rebelle a dû signer de multiples contrats d’objectifs et des engagements concernant son comportement et des objectifs à atteindre. Nous avions en fait le sentiment qu’il était devenu comme un objet d’expérimentation aux mains de pédagogues modernes qui le cataloguaient dans leurs schémas, sans que cela change quoi que ce soit à ses difficultés scolaires.
Les quelques conseils de classe auxquels nous avons assisté en tant que représentants de parents d’élèves étaient toujours les mêmes : seuls les très bons et les bons avaient droit à des encouragements, les élèves moyens et mauvais étaient systématiquement enfoncés. Nous avions en fait le sentiment que beaucoup d’enseignants confrontés à des jeunes d’un genre particulier, perdus dans les multiples réformes et ne se sentant plus soutenus par leur institution et leur ministre, avaient perdu le goût de leur métier. L’aigreur et le ressentiment dominaient chez beaucoup d’entre eux. Leur discours était devenu une longue plainte et certains avaient tendance à prendre les élèves comme les boucs émissaires de leur malaise. Chaque rencontre avec ce type d’enseignant nous culpabilisait un peu plus : notre enfant ne valait décidément rien, mais nous devions néanmoins nous y mettre, suivre ses devoirs et ses leçons à la maison, ne pas lâcher prise…
Nous étions découragés jusqu’au jour où, nous avons rencontré un proviseur plus « traditionnel » ayant une réelle autorité et centré sur les contenus de l’enseignement. Il a accepté de prendre notre enfant, en dérogeant quelque peu à la carte scolaire : « Je le prends uniquement parce que je sais que vous êtes des défenseurs de l’école publique ». Cette dernière année au collège s’est plutôt bien passée : plus de problème de discipline, des efforts réels pour s’y remettre, mais tout cela venait trop tard : on ne pouvait rattraper en un an les lacunes accumulées depuis le primaire et le niveau dans ce collège était élevé. Il fallait s’y attendre : le conseil de classe refusait son entrée en seconde générale et l’orientait vers l’enseignement professionnel, quoique notre enfant ne manifeste aucune disposition ou intérêt particulier pour cette filière. Mais le discours tenu par le ministre délégué sur la valorisation de l’enseignement professionnel nous paraissait juste et le BEP pouvait être un bon moyen pour que Clément retrouve confiance en lui et ait une autre image de l’école que celle d’une plainte perpétuelle le concernant.
La désillusion
Premier jour de rentrée dans le lycée technique pour les classes du BEP. Très peu de parents d’élèves, beaucoup de jeunes venus de tout le département et qui ont l’air un peu perdus ; nous écoutons le discours clair et ferme de Mme le Proviseur. Nous sommes un peu étonnés quand elle insiste sur le fait qu’il est interdit de cracher par terre et qu’elle aime bien qu’on lui réponde quand elle dit bonjour. Quelques jeunes arrivent en retard : « Eh madame, c’est pas de ma faute, c’est le bus… » Ils se voient vertement éconduits.
Après l’appel des jeunes par classe, Clément panique un peu : il est le seul dont le nom est d’origine française et il a reconnu un jeune de la bande qui l’avait agressé l’an dernier. Le soir du premier jour, il nous décrit l’ambiance : une petite bande d’une dizaine, issue de la même cité, embête tout le monde : « T’as pas un franc, une cigarette… », impossible d’écouter quoi que ce soit en classe. Un élève de la classe est particulièrement agité et nerveux. Il ne tient pas en place et gare à celui qui le regarde dans les yeux. La cour est jonchée de crachats. Dans les couloirs, des jeunes sont assis en bande sur les marches. Pour monter en classe, il faut les frôler, ce qui donne immédiatement lieu à des jurons et menaces : « Claque tes dents, je vais te les casser ». Nous l’encourageons néanmoins à être patient et à ne pas juger trop vite.
Le compte rendu qu’il nous fait de la seconde journée n’est guère plus brillant. Fort chahutée, une jeune enseignante, épouse d’un marocain, se permet une remarque aux jeunes d’origine marocaine qui ne cessent de l’interpeller : « Vous seriez au Maroc, vous n’auriez pas le droit de vous comporter comme vous le faites, là bas c’est beaucoup plus sévère… » Mal lui en prend : elle se fait aussitôt traiter de raciste.
En classe, les jeunes parlent entre eux, certains se lèvent, les coups de pieds dans les chaises sont constants, impossible d’écouter. Dans la cour, on propose à Clément du hasch, et à la sortie on lui a demandé de « prêter » sa mobylette… Comment travailler dans une telle ambiance chargée d’agressivité en permanence ? Le troisième jour, Clément part le matin à contrecœur. Le midi, il téléphone : il veut rentrer, la bande lui a donné rendez-vous à la sortie pour qu’il les ramène à la cité avec sa mobylette. Depuis ce jour, Clément n’a jamais plus mis les pieds dans ce lycée technique.
Nous sommes furieux : nous avons cru jusqu’au bout au discours de la valorisation de l’enseignement professionnel. L’an dernier, l’adjoint du proviseur avait très bien présenté les choses lors d’une journée d’information sur l’orientation, faisant valoir l’importance de l’enseignement professionnel et des technologies modernes dont dispose ce lycée. Il avait oublié de nous dire une chose : comme les classes de BEP de lycée dans le domaine industriel n’ont pas d’effectifs suffisants, on les remplit à l’avenant et les élèves désocialisés du département qui passent d’une école à l’autre s’y retrouvent en nombre. Ils sont dans ces classes, parce qu’on ne sait pas où les mettre ailleurs et eux-mêmes ne comprennent pas trop ce qu’ils font là. Au sein des rectorats, des directives ont été données : « Cette année, pas un jeune dans la rue. »
Dénégation et hypocrisie
Nous voyons le visage médiatique tout souriant du ministre de l’Éducation nationale annoncer à la télévision les résultats positifs concernant l’enseignement professionnel au vu du nombre d’entrées… Nous sommes révoltés par ces mensonges déconcertants qui se refusent à regarder la réalité de jeunes désocialisés en face et à traiter ce problème de façon spécifique. On ne peut demander aux parents d’être les militants d’une idéologie et d’y sacrifier leurs enfants. Au nom d’un discours contre la discrimination, on produit des effets inverses : les jeunes désocialisés vont continuer leur parcours d’échec et ceux qui le peuvent partent ailleurs. Pendant ce temps-là, le ministre continue de faire comme si de rien n’était au nom d’un discours sur l’égalité des chances de plus en plus coupé de la réalité.
Nous en avons parlé ouvertement avec la direction du lycée qui dit comprendre parfaitement nos propos. D’ailleurs, il semble évident qu’ils ne mettraient jamais leurs enfants dans l’école où ils exercent. Ce qui ne les empêche pas de tenir un discours convenu qui n’ose pas trop voir et dire la réalité, pour ne pas donner une mauvaise image de l’établissement. Nous sommes à la fois révoltés et las de cette duplicité. Nous avons fini par trouver, grâce à des relations, une école privée affiliée à l’éducation nationale qui accepte Clément.
Mais qu’en est-il pour les quelques autres jeunes défavorisés qui veulent travailler et s’accrochent, mais dont les parents n’ont pas le réseau de relations et les moyens de leur faire quitter ces classes ? Quant aux autres jeunes désocialisés, ils relèvent d’un traitement et d’institutions spécifiques qui puissent les aider à sortir de l’incivilité et de la petite délinquance.
Le discours politique de la gauche au pouvoir continue de faire comme si de rien n’était. On sacrifie des jeunes et on développe l’inculture au nom d’une idéologie qui se revendique de la lutte contre les discriminations et les inégalités, alors qu’elle les développe. La dénégation et l’hypocrisie ont assez duré.
M. et J.M. Lamure
Décembre 2001