En matière économique, comme en matière de sécurité ou d’environnement, la politique intérieure aujourd’hui ressemble au combat contre la marée noire : on constate les dégâts, on prend la pelle et les bottes, on rassure tant bien que mal les populations en déclarant haut et fort qu’on ne s’y laissera pas prendre à deux fois. La lutte contre l’insécurité, les inondations, le cancer, les accidents de la route… ne souffrent guère de longs débats.
Sur les murs des villes, des placards publicitaires d’un ministère affichaient une carte de France avec par ville le nombre de « victimes du froid ». Le message est implicite : « Nous sommes tous responsables et si chacun y met du sien…, à n’en pas douter, nombre de drames pourraient être évités ». Le discours politique verse dans un « bon sens » version café du commerce et les grands médias audiovisuels prennent le relais.
Dans le même temps, les hommes politiques s’affichent à la télévision, en essayant à tout prix de montrer qu’ils vivent comme tout le monde. Sur les plateaux de télévision, ils n’hésitent plus à nous faire part de leurs goûts divers dans de multiples domaines, leurs femmes sont parfois invitées à parler du comportement de leur mari à la maison, tandis que les vedettes du show-biz à leurs côtés donnent leur avis sur tout en faisant des plaisanteries plus ou moins drôles.

Changement dans la continuité

Ce changement de la politique ne date pas, à vrai dire, du gouvernement Raffarin. En son temps, le président Valéry Giscard d’Estaing avait instauré les causeries au coin du feu, dîné dans une famille française, invité des éboueurs à prendre le petit-déjeuner… À l’époque, le style marquait la rupture par rapport à la sacralisation de l’État et des institutions telle que le gaullisme l’avait incarnée. À sa suite, des hommes politiques, de droite comme de gauche, se sont mis à pousser la chansonnette et nous avaient fait visiter leur appartement.
Depuis le mélange des genres est devenu un trait de l’air du temps. On peut penser que la sacralisation gaulliste est derrière nous, et que connaître d’un peu plus près la personnalité de ceux qui nous gouvernent est un progrès démocratique. Mais jusqu’où peut-on aller dans cette confusion généralisée des genres qui fait sauter la distinction privé/public, rabat tout le monde sur le même plan, tend à réduire la politique à une image bon enfant ?
Hommes politiques, médias et artistes se retrouvent coude à coude dans des campagnes diverses : restos du cœur, lutte contre le sida, contre l’exclusion… Les politiques et les grands médias interpellent les citoyens, les appellent à la solidarité… sur un ton d’urgence et d’émotion.

Le gouvernement est partout

Aujourd’hui le Premier ministre s’adresse en personne aux jeunes à la télévision pour qu’ils fassent attention en conduisant, il s’émeut contre les licenciements, envisage de poursuivre en justice les mauvais patrons, dépêche en urgence deux ministres à Porto Alegre…
Le gouvernement est partout et communique en surfant sur le nouvel air du temps : une morale de bons sentiments relayée par des campagnes publicitaires et des émissions de télévision envahit l’espace public en appelant chacun à se sentir concerné et responsable. Que signifie toute cette exhibition ?
La droite prolonge et amplifie une nouvelle façon de gouverner qui sous des allures bon enfant participe et entretient le désinvestissement politique. Le gouvernement en appelle au « bon sens » et au « pragmatisme » dans une situation d’urgence, de telle façon que le recul réflexif et le débat politique se trouvent dévalorisés, soupçonnés d’emblée d’être coupés du « terrain ». Les problèmes réels d’insécurité s’intègrent dans cette logique en assurant une position particulièrement confortable vis-à-vis de toute critique.

Dépolitisation

Au jeu apolitique de savoir qui est le plus moral et le plus proche des populations, une gauche moralisante peut même servir de faire valoir au gouvernement. Le traitement spectaculaire des effets dans l’immédiat fait passer au second plan l’analyse des causes et l’action sur le long terme, tandis que l’inflation verbale tente tant bien que mal de masquer les difficultés d’un pilotage à vue. La production et le vote rapide de nouvelles lois qui s’empilent les unes sur les autres s’intègrent dans ce processus. Ils donnent l’impression de traiter le problème, alors qu’on construit des « usines à gaz » et qu’on reporte désormais sur la justice ce que le pouvoir politique comme la société ont le plus grand mal à résoudre. Croit-on sérieusement que les différentes lois répressives votées en toute hâte vont régler les phénomènes d’incivilité et de violence, alors qu’on a déjà le plus grand mal à faire respecter celles déjà existantes ?

Jeu de miroir

Se développe un jeu de miroir délétère entre la société et l’État. D’un côté une société composée d’individus repliés sur eux-mêmes ayant de plus en plus tendance à se penser comme des victimes ayant des droits, de l’autre un État qui compatit et les comprend, affiche les signes ostentatoires de sa présence pour rassurer les populations : « Nos intentions sont bonnes et notre image qui vous ressemble est comme une preuve de la confiance que vous pouvez porter en nous ». Et pendant ce temps-là, on fait voter des lois qui au nom de l’éthique de la bonne intention et du « bon sens » engagent l’avenir et font glisser subrepticement le pays vers un type de société méconnaissable. Ce ne sont pas seulement la question des libertés et des droits individuels qui sont en jeu, mais celle de l’existence collective d’un peuple qui puisse se penser comme tel et rester maître de son destin. La référence à une « demande sociale » éclatée et opaque succède à celle du peuple souverain, et plus la proximité se veut grande plus s’éloigne la perspective pour les citoyens de peser sur les grands choix qui engagent leur avenir commun.

Quel cadre démocratique de référence ?

La décentralisation pour nécessaire qu’elle soit n’en suppose pas moins un cadre unifié et centralisé. À l’origine, elle supposait un État fort ; les hommes politiques qui l’ont promu, tels que Mendès France et de Gaulle, la pensaient dans le cadre d’une République moderne et de la nation. Quelle signification nouvelle peut prendre la « décentralisation » dans le cadre d’une « République de proximité » elle-même partie prenante d’une Union européenne qui s’élargit ? Les régions se voient doter de la possibilité d’un pouvoir législatif à titre « expérimental » dans le même temps où l’on décrète d’en haut l’existence d’un peuple européen à travers la rédaction d’une Constitution que les différents pays et leurs représentants auront à ratifier.
Il est une dimension anthropologique et un temps historique que l’activisme politique actuel tend à dénier, quitte à voir resurgir régulièrement sous forme réactive, xénophobe et chauvine, les questions qu’on s’est refusé à affronter. La critique du souverainisme, entendu comme la défense nostalgique d’une identité nationale passée et le refus dogmatique de toute délégation de pouvoir, ne saurait masquer la question démocratique de l’effectivité du pouvoir du peuple et de ses représentants.

Angélisme

Certains arguments mis en avant, à droite comme à gauche, pour intégrer sans tarder la Turquie à l’Union européenne constituent un curieux mélange d’angélisme et de mésestime de soi. L’intégration de la Turquie à l’Union européenne, a-t-on pu entendre ici ou là, serait un signe fort de l’Union européenne dans sa volonté d’intégrer des populations de culture musulmane et un rempart contre Ben Laden. On ne voit pas comment le fait d’intégrer la Turquie résoudrait l’intégration de ces populations si la volonté fait défaut et si on n’y parvient pas ou mal dans les pays qui composent l’Union.
Quant à l’argument du rempart contre Ben Laden, il est déconcertant de candeur et finalement d’irresponsabilité face au terrorisme qui se soucie fort peu de telles considérations. Ce dernier pourrait même y voir une preuve supplémentaire de la décadence et de la faiblesse de l’Occident. Il n’est pas sûr du reste que sur ce point particulier il ait forcément tort.

Contre la fuite en avant

La référence emblématique à l’universel des droits de l’homme, pour importante qu’elle soit, et à l’existence d’un grand marché – fût-il régulé selon un « modèle social européen » sur lequel l’accord n’est pas fait -, ne transformeront pas magiquement l’Union européenne en une nouvelle identité collective et une puissance politique. De ce point de vue, le rapprochement entre la France et l’Allemagne, leur prise de position commune contre la guerre américaine en Irak constituent un événement plus significatif pour autant que les deux pays maintiennent leur position. Rien n’est peut-être à exclure, mais face aux pressions américaines et à aux autres partenaires de l’Union européenne, on peut craindre une position de repli.
Les Français, comme les autres peuples européens, ont moins besoin de « communication » que de pouvoir se prononcer en toute clarté sur des choix clairs et cohérents qui s’insèrent dans une vision de l’avenir du pays, de l’Europe et du monde. Le renouveau de l’ethos démocratique n’est pas affaire de proclamation. Il est œuvre de longue haleine et implique de rompre avec la fuite en avant.
Nous vivons une période historique où les événements du monde s’accélèrent, de nouvelles lignes de partage apparaissent sans que nous voyions encore la nouvelle configuration sur laquelle ces évolutions peuvent déboucher. Cette période particulière marquée par la décomposition d’un ordre ancien sans qu’émerge encore un nouveau cadre structurant, est particulièrement propice à la confusion. Dans ces conditions, le recul réflexif et critique deviennent des exigences-clé si l’on entend développer une citoyenneté éclairée qui rompe avec la logique victimaire et l’air du temps.

Jean-Pierre LE GOFF

Article paru dans Libération du 7 février 2003.

Sommaire de la lettre n°28-février 2003