Dans quel monde et dans quelle société vivons-nous ? On n’avait pas encore vu un président de la République s’adresser au peuple pour lui dire qu’il valait mieux voter oui à un référendum sur la réforme constitutionnelle, mais que dans le cas contraire, cela ne changerait pas grand-chose. On décide un accord sur la Corse sans trop se soucier de ce qu’en pense le peuple. En Europe, on s’y reprend à plusieurs fois : lorsque le non à l’Euro et l’Europe fédérale du Danemark l’emporte à nouveau en septembre dernier, on s’empresse d’indiquer que cela ne ferme pas la porte à une adhésion ultérieure. Dans les débats à la radio et à la télévision, les phrases creuses abondent, tandis que les « scandales » liés au financement des partis politiques se multiplient. Avec les élections qui approchent, les spécialistes de la communication, les politiques et les sondeurs en tout genre ont de beaux jours devant eux. La question alors ne peut manquer de se poser : dans quelle étrange démocratie vivons-nous quand ceux qui nous gouvernent tiennent des discours creux et incohérents, quand le contenu de la politique paraît à ce point s’effacer ? L’écart entre les citoyens et les hommes politiques ne cesse de se creuser, mais jusqu’où au juste peut-il aller ?

Le vide politique

Le discours politique tourne de plus en plus à vide. On en appelle à pousser toujours plus loin les réformes, gouvernement de gauche et opposition de droite se disputent le leadership dans ce domaine, tandis que dans la société existe un questionnement inquiet : vers quel type nouveau de société les politiques veulent-ils au juste nous mener ? Savent-ils vraiment ce qu’ils veulent ?
Les politiques accumulent les dossiers, mettent au travail les experts sur telle ou telle question particulière, mais outre le décalage entre les discours et les actes, c’est l’essentiel qui paraît manquer : comment cet empilage de réformes dans tous les domaines s’inscrit-il dans un projet global discernable ? La référence constante à l’Union européenne dans les discours politiques peut servir à masquer ces questions-là. La politique est disjointe d’une vision historique et se réduit à une politique gestionnaire qui ne cesse de faire référence aux évolutions dans tous les domaines et à la « demande sociale » que les sondages sont censés refléter. Comment moderniser un pays quand on se montre incapable de lui dire clairement où il va ? Comment opérer une décentralisation quand c’est la centralité qui paraît faire défaut ?
L’art de la politique aujourd’hui semble avant tout se résumer en une formule : « Faire au mieux avec, en veillant à garder le pouvoir et gagner les élections ». Le fond sonore politico-médiatique est fait d’un étrange mélange de confidences soigneusement cadrées sur l’histoire personnelle, les sentiments, les goûts de femmes et d’hommes politiques qui ont une certaine idée d’eux-mêmes et de leur carrière, et de discours creux où reviennent en leitmotiv le « changement » et la « réforme », le « pragmatisme » et la « gestion », la « transparence » et l’« écoute ». Hommes et femmes de dossier ont réponse à tout, rhéteurs infatigables qui tentent grossièrement de soigner leur image, faute d’un projet plus consistant. Avec les échéances électorales qui s’annoncent, il faut du reste s’attendre au retour en force d’une rhétorique du « projet politique » et du « projet de société » soigneusement concoctée par les conseillers et les experts en communication. À gauche comme à droite, la politique est au plus bas.

La société victime ?

Face à un activisme politique et communicationnel qui tourne à vide, on assiste au renouveau d’un radicalisme protestataire, révélateur du mal-être existant. Celui-ci soulève nombre de questions réelles auxquelles les politiques n’apportent guère de réponses claires et cohérentes. En prenant pour thème la lutte contre la « mondialisation », les « marchés financiers », les « multinationales », la « mal bouffe », le chômage… une frange minoritaire de la jeunesse peut y trouver le débouché à une révolte qui a du mal à dire son nom, tandis que d’autres y cherchent un réconfort militant. Les questions soulevées n’en méritent pas moins d’être reprises et soumises à débat.
Ce radicalisme peut prendre les habits du gauchisme, mais il exprime en fait une posture individuelle et collective nouvelle qui adopte systématiquement le statut de la victime et dénonce à tout va. Face à l’expression d’une subjectivité souffrante, un discours argumenté peut paraître de peu de poids. La dénonciation se substitue à l’analyse critique et à un patient travail de reconstruction. Elle offre l’avantage d’être toujours « moralement » du bon côté, tandis qu’on s’emploie à faire jouer à l’interlocuteur le rôle d’oppresseur et de dominant. C’est par ce chantage plus ou moins conscient qu’on essaie d’enfermer l’adversaire et que l’on pervertit le débat démocratique. Loin de permettre de comprendre la situation historique nouvelle dans laquelle nous nous débattons, elle la schématise à l’extrême en sommant chacun de choisir son camp.
Il est étonnant du reste que les partisans de ce radicalisme protestataire se placent en position de dominés face à la dictature des médias, alors que ces derniers répercutent largement leurs paroles et leurs actions. La posture de la victime qui dénonce est spectaculaire et elle est désormais mise en scène dans de nombreuses émissions.

Une nouvelle donne sociale-historique

Ce nouveau radicalisme protestataire nous paraît en fait la pointe extrême du nouvel individualisme qui considère le pouvoir et les institutions comme de simples instruments de domination, tout en leur adressant contradictoirement des demandes ininterrompues d’assistance. La posture de la victime ayant des droits fait fi de tout recul réflexif et critique, oriente l’action dans une logique perpétuelle de plainte et de ressentiment.
Il est grand temps de se rendre compte que ce n’est pas seulement la politique qui se dégrade, mais que c’est toute une configuration sociale et culturelle qui a changé. On peut toujours rappeler les grands principes de la République dans le moment même où ils semblent s’affaisser. Cela peut paraître sympathique, mais on est en droit de s’interroger sur ce que ça peut effectivement changer. Ceux qui se contentent de brandir les principes ont-ils conscience que le fossé générationnel est en train de se creuser, que toute une mémoire et un imaginaire issus de la Révolution française et du mouvement ouvrier ne correspondent plus à ce que vit une grande masse d’individus aujourd’hui ? La moyenne d’âge des militants politiques, syndicaux et associatifs a tendance à s’élever. Une grande partie de génération soixante-huitarde s’est enfermée dans un ghetto mental et vit désormais en circuit fermé. Un effort urgent est à faire pour opérer un décloisonnement social et générationnel, à l’heure où les replis ethniques, communautaires et confessionnels ne manquent pas.

Comment agir dans le présent ?

Le débat est souvent biaisé par la fausse alternative entre le repli nostalgique sur un passé idéalisé et la fuite en avant moderniste qui perd tout sens critique face aux évolutions. Le clivage droite-gauche n’a pas disparu, mais le terrain social et culturel sur lequel il s’est façonné a glissé. Les lignes de partage sont aujourd’hui moins globales et plus floues que par le passé. On peut être en accord avec telle ou telle position particulière d’un parti, sans pour autant adhérer à l’ensemble de son programme et de son idéologie. Sur nombre de questions, comme celles de la culture et de l’enseignement, les démarcations schématiques anciennes ne semblent plus fonctionner. L’économisme et ses deux pointes extrêmes – le marché considéré comme autorégulateur où à l’inverse comme le responsable de tous nos maux -, occupe la place laissée vide par la politique et la culture. C’est précisément sur ces deux domaines qu’il s’agit d’avancer, si on entend s’opposer à l’envahissement du modèle marchand dans l’ensemble des sphères d’activité.
Plutôt que de brandir les grands principes, il s’agit d’analyser la nouvelle configuration sociale-historique et de prendre en compte les défis inédits qu’elle pose à la collectivité. Ce n’est pas seulement des propositions de réformes qu’il s’agit d’avancer dans l’urgence, mais c’est un travail lucide de reconstruction culturelle et politique qu’il s’agit de mener. Dans ce domaine, on ne part pas de rien et l’on ne reconstruira pas l’avenir si l’on ne sait pas vraiment à quoi l’on tient dans notre héritage démocratique et républicain. Mais à l’affirmation abstraite des principes de la république, on préférera une analyse critique qui dévoile les effets et les impasses auxquels conduit la fuite en avant qui abandonne ces principes. On s’efforcera de montrer le décalage entre l’idéologie de la modernisation et la réalité telle qu’elle est appréhendée par ceux qui la subissent. Et dans le même temps, il s’agira de formuler ce qui nous paraît souhaitable et possible dans tel ou tel domaine d’activité. C’est de cette façon qu’il est possible de faire valoir dans la société les idéaux auxquels nous tenons.
À la démagogie et à la posture de la victime, on opposera celle du refus des schématismes et l’exigence de convictions sensées, en exigeant des institutions et des pouvoirs en place qu’ils tiennent des discours clairs et qu’ils soient cohérents. Ces orientations sont inséparables d’un travail d’éducation populaire, en dehors de la confusion intellectuelle ambiante, qui permettre de se réapproprier les acquis de notre tradition en les confrontant aux défis du présent. Ces exigences, aujourd’hui minoritaires, sont constitutives de la démocratie. Elles ne forment pas un programme, mais déterminent une attitude et des repères pour débattre et agir dans le présent. À nous de les mettre en pratique en cessant de jouer avec les mots.

Jean-Pierre Le Goff

Sommaire de la lettre n°21 – novembre 2000