Janvier 2014 – ISSN 2261-2661

Hervé Nathan (*)

Vu de Paris, les « bonnets rouges » sont un ovni politique et social qui semble surgir du néant lors des premières manifestations pour contester l’écotaxe poids lourds en octobre 2013. En réalité, ce mouvement est né plusieurs mois plus tôt. Certains disent le 18 juin, date symbolique, lorsqu’un Comité de convergence des intérêts bretons (CCIB) se constitue à l’initiative de chefs d’entreprises. Dès le mois de juillet, une première manifestation avait mis à bas un premier portique écotaxe ; il n’y avait pas eu d’affrontement avec la police, car les gendarmes n’étaient pas là. Sur internet on peut voir une vidéo filmée lors de cette manifestation : des hommes, des femmes et des enfants sont rassemblés comme pour un pique-nique et, à l’aide de simples cordes, ils renversent tranquillement un portique d’une valeur de 1 million d’euros. Cet événement n’était pas, semble-t-il, arrivé jusqu’aux oreilles de Paris.
Quand les manifestations reprennent en octobre, avec plus de monde et quelques violences, le mouvement surprend les commentateurs politiques parisiens. Pour certains, les « bonnets rouges » sont une véritable abomination. Jean-Luc Mélenchon les traite « d’esclaves défendant les privilèges de leurs maîtres ». Il est difficile d’être plus méprisant. Pour Philippe Askenazy, économiste de gauche [1], c’est un danger poujadiste, en raison de la contestation fiscale. Certains y voient la main de l’extrême droite avec la renaissance d’un nationalisme archaïque breton. D’autres enfin, comme Emmanuel Todd, considèrent ce mouvement comme un combat exemplaire : « La révolte bretonne est une chance pour la France [2] », car c’est un combat rassemblé contre la mondialisation et son vecteur l’Union européenne avec l’euro.

Traditions bretonnes

Vu de Bretagne, les « bonnets rouges » sont une invocation de l’histoire. C’est la référence à une révolte de paysans en 1675 sous le règne de Louis XIV, contre, dit-on, la fiscalité du roi. À cette époque, la Bretagne, était déjà une province « sous-fiscalisée » par rapport à l’ensemble du royaume de France et c’est dans ce cadre que la révolte s’est développée. Mais les historiens précisent qu’il s’agit d’abord d’une lutte contre les privilèges des riches nobles locaux. Il existait plusieurs catégories de noblesse en Bretagne : des nobles pauvres qui travaillaient eux-mêmes la terre et d’autres qui faisaient travailler leurs paysans dans ce qu’on appelait le « domaine congéable », une forme de métayage très exigeante. Les « bonnets rouges » s’en prennent d’abord aux châteaux, même s’ils s’en prennent aussi à l’augmentation des taxes perçues au profit du roi pour mener les guerres de Hollande.
Cet épisode de l’Ancien régime n’existait plus que pour les historiens. Mais il est réinterprété dans les années 1970. Les « bonnets rouges » deviennent alors l’emblème d’une contestation proprement sociale mêlée de revendication identitaire bretonne. À cette époque, la Bretagne a connu une effervescence qui a des points communs avec ce qui se passe actuellement. La grève à l’usine du Joint français [3], très longue et par moments violente, en était un exemple.
Dans le cadre de la politique d’aménagement du territoire, cette entreprise, filiale de la CGE, produisait des joints en caoutchouc en Bretagne avec une main-d’œuvre considérée comme docile et peu chère. Cette grève n’était pas liée à une fermeture ; c’était une grève pour une augmentation de salaires, et plus précisément pour l’alignement des salaires sur ceux de la maison mère à Bezons (Hauts-de-Seine), avec l’idée que les ouvriers bretons étaient exploités par un capital venu de l’extérieur, en l’occurrence français. Cette grève a pu ainsi bénéficier d’un mouvement important de solidarité dans la région. Des paysans et le petit patronat ont manifesté leur soutien envers les ouvriers bretons en distribuant de la nourriture, des produits agricoles. Un peu plus tard, à Saint-Brieuc également, à l’occasion d’un conflit au sein de l’entreprise Chaffoteaux et Maury, le Mouvement des paysans-travailleurs qui deviendra la Confédération paysanne, et la FDSEA furent à nouveau très actifs.
Ces épisodes ont structuré l’expérience de militants qui ont aujourd’hui la soixantaine, sont aux affaires et ne se réfèrent pas du tout à 1675. Dans les esprits, les « bonnets rouges », ce n’est pas l’Ancien régime, c’est le Joint français. Gilles Servat, qui a chanté à Carhaix le 30 novembre 2013 devant 30 000 ou 40 000 personnes, est exactement le symbole de cette résurgence de la culture bretonne de lutte. Ses chansons mêlent les références à la « blanche hermine » à celle du combat des forges d’Hennebont dans les années 1960, où patrons et ouvriers s’opposaient à la fermeture.

Aux origines du modèle économique breton

Le « modèle économique breton » est un cas d’école qui était autrefois enseigné à Sciences Po pour sortir une région du sous-développement. Ce modèle est une invention, au sens propre du terme, d’un comité, le Celib (Comité d’études et de liaison des intérêts bretons) créé en 1951. Évidemment la reprise du nom à peine transformé soixante ans plus tard n’est pas fortuite… Le Celib était à la fois le lobby et le creuset où a été pensé le développement économique de la Bretagne, une région qui se vivait comme arriérée par rapport au reste de l’hexagone [4]. Ce comité regroupait des gens issus de milieux politiques et sociaux différents. On y trouvait à la fois, en grand animateur, René Pléven [5], des chrétiens-démocrates, des radicaux, des socialistes, des autonomistes bretons, les mouvements de syndicalistes paysans qui étaient à la pointe de la modernisation de l’agriculture, la CFTC qui donnera naissance à la CFDT en 1964, etc. Ce conglomérat de gens de droite et de gauche était l’interlocuteur d’un État à l’époque extrêmement centralisé. Le préfet était alors le représentant des ministères, exerçant tous les pouvoirs en l’absence de Conseil régional [6]. Le Celib a négocié l’électrification des voies ferrées dans les années 1950 et « le plan routier breton » en 1968-1969 avec le gouvernement de Georges Pompidou. Ce plan prévoyait des routes à quatre voies au nord vers Brest et au sud vers Lorient et Quimper, ainsi qu’au centre par Rennes et Châteaulin [7]. Le Celib a également obtenu de l’État l’absence de tout péage autoroutier en Bretagne pour compenser sa péninsularité et son éloignement du marché intérieur. À titre indicatif, quand on est à Quimper il faut faire 200 km pour quitter la Bretagne et il reste encore 300 km jusqu’à Paris. Selon une formule du général de Gaulle, la Bretagne devait être « une terre nourricière pour la France ». Il fallait donc un accès rapide et à moindre coût au marché intérieur français.

La crise des piliers économiques

Pendant fort longtemps, la population bretonne a eu le sentiment de connaître des succès grâce à des piliers économiques qui paraissaient solides. Le premier pilier traditionnel était l’armée avec deux grands ports militaires, Brest et Lorient, les bases aéronavales de Lann-Bihoué et de Landivisiau, des régiments d’infanterie de marine… Après la Seconde Guerre mondiale, la Bretagne va se développer avec l’agriculture, l’industrie d’assemblage et un pôle électronique.
L’industrie d’assemblage embauchait d’anciens paysans ayant subi l’exode rural lié à la modernisation de l’agriculture. Ces nouveaux ouvriers n’avaient pas beaucoup d’instruction et quasiment pas de formation professionnelle, mais continuaient de travailler en Bretagne. C’était une main-d’œuvre très travailleuse acceptant des conditions difficiles. L’usine Citroën de Rennes-La Janais, ouverte dans les années 1960, était l’une des figures phares de cette industrialisation. D’autres usines d’assemblage comme le Joint français, Chaffoteaux et Maury à Saint Brieuc, regroupaient également une main-d’œuvre peu revendicative et peu syndiquée. Le pôle électronique s’est développé un peu plus tard, à Lannion et Rennes autour du CNET (Centre national d’études des télécommunications). Le Minitel a été construit à Rennes par la CGE, ancêtre d’Alcatel.
Ces activités ont été durement touchées par la crise. Un premier exemple est celui de l’usine PSA de Rennes. La crise économique et l’austérité qui touchent le sud de l’Europe ont asséché les marchés prioritaires de PSA : l’Espagne et l’Italie, ainsi que la Grèce et le Portugal. Dans ces pays, les voitures fabriquées par PSA sont, tout en étant moins chères, l’équivalent en qualité et en standing d’une Volkswagen. Or, pendant deux ans, PSA n’a rien vendu là où il écoulait auparavant les deux-tiers de sa production. Ces dernières années, l’usine de Rennes a perdu les deux-tiers de ses effectifs. Quant à la téléphonie, elle n’a pas su prendre le tournant numérique et les usines de construction de matériel électronique ont subi de plein fouet la mondialisation.
La crise de consommation en Europe du Sud concerne également l’agro-alimentaire. Mais il existe des causes plus structurelles, comme le manque de recherche-développement et d’investissement qui touche globalement la France, et donc la Bretagne avec, par exemple, un manque de recherche et d’automatisation pour les abattoirs. Globalement, la France a deux fois moins de robots que l’Italie qui elle-même en a deux fois moins que l’Allemagne. La Bretagne a une excellente place en formation initiale mais manque de recherche fondamentale ; elle est la seule région qui n’a eu aucun lauréat dans les initiatives d’excellence pour le Grand emprunt [8].
Apparemment le modèle breton semblait marcher. Pendant des dizaines d’années, la Bretagne était l’une des régions ayant un solde migratoire positif. Aux yeux des journaux parisiens, le taux de chômage plus bas que la moyenne nationale était la preuve du bon fonctionnement de ce modèle, alors qu’il aurait fallu relativiser : 10,5% dans l’ensemble de l’Hexagone et « seulement » 9,5% en Bretagne. En valorisant cette différence, les commentateurs n’ont pas eu peur du ridicule : pour le ressenti de la population et la projection dans l’avenir, cette différence ne compte pas. Le dynamisme de la deuxième région ouvrière de France, derrière la Franche-Comté, a bel et bien été mis à mal.

Les effets de l’Europe et du « modèle allemand »

L’intégration européenne semble nourrir le plus de rancœurs parce qu’elle apparaît maintenant comme un danger. Pourtant la Bretagne paraissait acquise à la construction européenne. Les votes largement majoritaires en faveur du traité de Maastricht (1992) et du projet de traité constitutionnel européen (2005) avaient traduit une grande acceptation de l’Europe. Or, tout d’un coup, l’intégration européenne et surtout le dumping social pratiqué par d’autres pays sont apparus comme une menace, tout particulièrement dans le secteur agro-alimentaire très impliqué sur les marchés d’exportation.
Il en va ainsi du groupe Doux, producteur de volailles, qui était situé sur un créneau d’exportation de produits bas de gamme subventionnés par l’Union européenne. Cela représentait 50 millions d’euros de subventions par an depuis plus de dix ans. Mises bout à bout, pour une seule entreprise, il semblerait que les subventions pouvaient atteindre 800 millions d’euros pour exporter du poulet de mauvaise qualité vers le Maghreb, l’Asie, l’Arabie saoudite, éventuellement le Brésil… Les règles de la mondialisation ont fini par interdire les subventions à l’exportation. Cet arrêt des financements européens (restitutions) était programmé, mais aucune mesure n’a été prise par le groupe Doux pour faire des poulets de qualité. Dans le même temps, le marché français dans ce domaine était pris par des producteurs étrangers (60% des poulets consommés en France viennent de l’étranger).
Les abattoirs bretons de cochons se sont trouvés en concurrence avec ceux d’Allemagne qui ont capté ceux de leurs voisins (il n’y a plus d’abattoir au Danemark). Cette branche économique allemande joue sur une bizarrerie européenne. En Allemagne, en l’absence de salaire minimum dans cette branche, il est fait appel à des « travailleurs détachés » roumains, polonais, bulgares, pour des salaires de 3 à 5 euros de l’heure, dans d’immenses usines d’abattage qui obtiennent ainsi des prix de revient beaucoup plus faibles que ceux de Bretagne ou d’ailleurs. Ce phénomène a provoqué une forte prise de conscience chez les salariés et les chefs d’entreprise bretons. Tout d’un coup, l’environnement extérieur (français et européen) est apparu comme agressif et représentant un danger global.
Le modèle agricole qui s’est développé en Allemagne contraste avec celui de la Bretagne. Après la chute du mur de Berlin, l’agriculture allemande a été réorganisée et l’Est de l’Allemagne est venu concurrencer l’agriculture française, en particulier celle de Bretagne, sur la base d’élevages dans des fermes immenses de 600 ou 1000 ha, voire davantage, entièrement intégrées. En France, le projet de « ferme des mille vaches [9] » est calqué sur ce modèle : vastes surfaces de terres, des vaches en stabulation et une station de biogaz qui permet d’être autonome, voire de gagner de l’argent en revendant de l’électricité sur le réseau. Ce modèle vient heurter un modèle breton où des coopératives gèrent les relations entre une multitude de fermes de 100 ou 150 ha qui s’échangent les produits : une ferme élève des poules pondeuses qui font les œufs, une autre élève des poussins et les transmet à une autre qui les engraisse pour faire des poulets. Ce système permet de maintenir beaucoup plus d’agriculteurs au travail, de conserver un paysage, des pratiques culturelles qu’on ne trouve pas dans le Brandebourg. Mais ce système résiste mal à la concurrence des coûts de production.
Le modèle économique breton global est en crise à cause de la conjonction de ces différents facteurs. Les Bretons ont vu leurs trois pôles de modernité (l’agro-alimentaire, l’automobile et la téléphonie) tomber en panne à peu près en même temps. On ne peut plus dire aux agriculteurs qu’ils trouveront du travail chez Citroën et que leurs enfants réussiront grâce aux études…
Du point de vue de la scolarité, la Bretagne a pourtant parfaitement réussi. C’est le meilleur taux de réussite au baccalauréat, avec un très important taux de poursuite des études en dépit de la faiblesse de revenu des catégories sociales par rapport au reste de la France. Le pacte social implicite des Bretons était simple : je travaille dur, mais je peux payer la maison (73% de propriétaires, taux record en France) et les études de mes enfants qui ne feront pas le même métier que moi. Cet ascenseur social ne fonctionne plus. Une crise sociale vient donc s’ajouter à la crise économique. L’avenir commun, avec une conception partagée de l’existence sociale, paraît désormais incertain. La Bretagne vit avec retard ce que d’autres régions ont vécu avant elle : elle est en panne de perspectives d’un nouveau développement.

L’écotaxe en question

La mise en application de l’écotaxe, avec ses portiques de perception, a été le facteur déclenchant du mouvement. Cette écotaxe avait été décidée cinq ans plus tôt, mais ce n’est qu‘avec la révolte des « bonnets rouges », que des journalistes ont découvert l’imbécilité qui a présidé à sa mise en œuvre.
La description faite par les manifestants, et même par les élus locaux socialistes, est significative. Reprenons l’exemple de l’élevage des poussins. On fait venir du grain à Brest par bateau et celui-ci est chargé sur un camion qui passe sous le portique pour aller à la ferme des poules pondeuses ; les œufs sont chargés sur un camion qui passe sous le portique ; les poussins éclos sont transportés et passent sous le portique ; il en ira de même du poulet engraissé. Au bout du compte, la taxe aura été payée six fois pour que le poulet arrive sur les étals de la grande distribution.
L’argument utilisé par les partisans de l’écotaxe est de dire qu’elle fonctionne très bien en Allemagne. Mais en Allemagne, les camions sont taxés à partir de 18 tonnes et non de 3,5 tonnes comme en France. Taxer à 3,5 tonnes c’est taxer tout ce qui circule dans l’activité économique, mise à part la camionnette du boucher. De plus, en France, les trajets sur autoroutes ne sont pas soumis à l’écotaxe et on ne taxe donc que les voies rapides gratuites et les départementales. En Allemagne, tous les grands axes, qui représentent 80% du trafic, sont taxés.
L’écotaxe devait rapporter 1 milliard d’euros avec un coût de gestion de 250 millions d’euros. Sans être un grand économiste, on voit que le rendement est faible. Avec un coût comparable, l’Allemagne perçoit 4,5 milliards d’euros en taxant le gros du trafic sur les autoroutes. La raison d’absence d’écotaxe sur les autoroutes en France n’est pas d’ordre technique (les portiques existent de fait aux péages), mais elle est liée à la privatisation des autoroutes. L’accord passé entre l’État et les sociétés privées prévoit de ne pas faire baisser le chiffre d’affaire des sociétés et en compensation, celles-ci versent une taxe domaniale de plusieurs centaines de millions d’euros, ce qui est bien inférieur à ce que rapporterait l’écotaxe. Si on voulait en faire une vraie taxe carbone, il faudrait mettre à égalité les camions français et étrangers, supprimer la taxe à l’essieu et tout reporter sur l’écotaxe.

Un mouvement hétérogène

La Bretagne est une région où existent encore des réflexes politiques quand la situation n’est pas bonne, contrairement à la région parisienne où la réaction collective n’est plus possible et où les catastrophes provoquent plus d’aphasie que de mouvement. En Bretagne, l’idée de pouvoir se battre contre l’adversité persiste et des collectifs comme le Celib sont encore dans les mémoires. De plus, les Bretons ont l’impression de se trouver face à des pouvoirs politiques, nationaux et européens, qui se sont évanouis. La vieille idée de « vivre, travailler et décider au pays » redevient une issue possible, car « au-dessus » (la France et l’Europe), le pouvoir politique ne semble pas capable de résoudre les problèmes. Dans le slogan « vivre, travailler et décider au pays », encore affiché dans la manifestation de Carhaix le 30 novembre 2013, le mot important est « décider ».
Ce mouvement, fortement teinté d’autonomisme breton, n’est pas seulement « progressiste », dans la lignée de celui des années 1970. Au sein du mouvement des bonnets rouges, on trouve un courant minoritaire très anti-français, pour lequel « le problème de la Bretagne c’est la France ». Le symbole de ce courant n’est pas tant les organisations traditionnelles bretonnes, comme l’UDB (Union démocratique bretonne) qui a fait alliance avec le Parti socialiste ou le maire « divers gauche » de Carhaix, mais plutôt un organisme inconnu hors de Bretagne, dit l’Institut de Locarn, qui se veut un centre de formation, composé de cadres d’entreprises bretons. Son président actuel est un gros producteur d’aliments pour bétail. Cet Institut de Locarn milite en faveur d’un maximum d’autonomie vis-à-vis de la France. Par exemple, il revendique une autonomie fiscale, au motif qu’en Bretagne on ne triche pas sur les impôts et qu’on n’a pas à payer pour le reste de l’hexagone. Il revendique également une réglementation spécifiquement bretonne en matière environnementale.
Le mouvement des « bonnets rouges » comporte donc des lignes de failles. On y trouve des agriculteurs producteurs de porcs qui veulent augmenter le nombre de porcs par exploitation, au risque de produire davantage de ce lisier qui pollue les rivières et produit les algues vertes, mais également des militants environnementalistes très attachés à des réglementations limitant ces élevages. Des autonomistes radicaux côtoient des autonomistes très modérés, comme des élus de gauche pour qui davantage d’autonomie régionale est toujours séduisante.
De ce point de vue, la réforme de l’État portée par Marylise Lebranchu [10] prévoit de pouvoir expérimenter des abandons de compétence du département au profit de la région et de la commune au profit du département. C’est un schéma très souple qui a été pensé par la ministre pour être expérimenté en Bretagne. Le Parti socialiste y est très fort. Il dirige trois départements sur quatre ; les grandes villes sont à gauche (Rennes, Quimper, Lorient…) ; 80% des élus sont socialistes et le débat avec les autres élus de droite est assez facile. Le mouvement des « bonnets rouges » complique un peu l’expérimentation voulue par le gouvernement, mais des élus socialistes ne manqueront pas de vouloir expérimenter le plan gouvernemental de réforme de l’État en Bretagne comme réponse au mouvement social breton.

Débat

  • Q : Vous avez parlé d’une composante antifrançaise de ce mouvement. Mais les revendications contre le dumping social renvoient davantage à l’Europe qu’à la France. N’est-ce pas là l’aspect le plus important du mouvement ?
  • Hervé Nathan : Le sentiment antifrançais est très minoritaire et présent dans le débat politique comme résurgence. Depuis les années 1970, le soufflet autonomiste est retombé. Les socialistes ont récupéré les courants autonomistes en annonçant une régionalisation et ils se sont présentés comme de grands girondins capables d’apporter plus de pouvoir dans la région. Aujourd’hui, l’autonomisme ressurgit à côté d’eux, voire contre eux. Mais ce courant est marginal.
    La grande revendication des « bonnets rouges » porte sur le dumping social en Europe. Si ce mouvement est salutaire, c’est en se révoltant contre cette longue déliquescence à laquelle on assiste avec impuissance. C’est le cas, par exemple, de la question des « travailleurs détachés ». En France, ils perçoivent au moins le Smic, ont droit à la durée légale de travail et leurs conditions de travail et de sécurité sont les mêmes que les autres salariés. Mais j’ai rencontré à Nice des travailleurs grecs, sous contrat allemand (sans salaire minimum), nettoyant des voitures de location à l’aéroport et travaillant pour la moitié d’un salaire français. On peut même trouver des travailleurs français, employés par des sociétés d’intérim luxembourgeoises, travaillant en France sous contrat de détachement.
    Ce problème renvoie aux débats de 2005 sur le Traité européen avec la fameuse polémique du « plombier polonais ». En 2005, les partisans du « oui » traitaient de xénophobes ceux qui parlaient de l’ouvrier polonais. Huit ans plus tard, Michel Sapin, ministre du Travail, doit pourtant renégocier l’adaptation d’une directive mal ficelée. Jean-Luc Mélenchon qui avait fait campagne en 2005 sur l’ouvrier polonais, traite de poujadistes les « bonnets rouges » qui soulèvent le problème de cette concurrence déloyale, sous prétexte que, cette fois, il y aussi des patrons dans le mouvement de protestation. En se désintéressant ainsi de ceux qui luttent contre le dumping social, il les renvoie vers le Front national.
  • Q : Daniel Cohn-Bendit a comparé le mouvement des « bonnets rouges » aux manifestations contre Allende au Chili en 1973. José Bové, interrogé sur France Inter, au moment de la manifestation de Quimper, dénonçait ces actions car elles sont, disait-il, manipulées par le Medef , la FNSEA et les transporteurs, « tous ceux qui contrôlent l’agro-alimentaire du Finistère ». Dans une tribune parue dans Le Monde [11], Daniel Lindenberg, y voit une « agitation fascisante » et évoque « le spectre de février 34 ». Or ce mouvement semble avoir un fond breton et un fond anti-européen. Au-delà des catégories sociales en présence, il faut se prononcer sur le fond des revendications. Sont-elles justifiées ou non ?
  • Hervé Nathan : José Bové, Daniel Cohn-Bendit et d’autres ne comprennent pas ce qui se passe. On a l’impression d’entendre de vieux marxistes, avec d’une part le prolétariat et d’autre part les capitalistes, l’artisan ou le petit patron camionneur, avec quelques camions et dix ou quinze chauffeurs, étant considéré comme un capitaliste. Jean-Luc Mélenchon quant à lui parle tout bonnement d’« esclaves au service du maître ».
    On a affaire à des PME ou des TPE, dans l’économie finistérienne notamment. Dans cette crise arrivée à un point majeur, on a assisté à une conjonction d’intérêts légitimes entre des salariés et les chefs d’entreprise. Le dumping social allemand tue l’emploi des ouvriers en Bretagne mais il tue aussi l’esprit d’entreprise des patrons. C’est bien ce qu’a exprimé le délégué FO de l’entreprise Gad qui s’est rendu à Carhaix à titre personnel, car FO s’était désolidarisé du mouvement au nom de la lutte des classes. Dans ce cas, la gauche se trompe non pas en étant, pour le coup, trop sociétale mais en étant trop classiste, sans rien comprendre. En Bretagne, le dumping social allemand est apte à souder, des catégories sociales différentes dans un combat commun.
    La crise est particulièrement concentrée à l’ouest de la Bretagne. La position péninsulaire renforce la peur d’être abandonné. Les gens sont républicains et se sentent Français, mais une peur les tenaille, celle d’être oubliés et laissés pour compte. C’est la résurgence d’un sentiment enfoui, la crainte de vivre dans une Bretagne sous-développée. C’est peut-être de « l’archaïsme breton », mais l’idée de s’en sortir ensemble est forte.
    Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer les responsabilités des chefs d’entreprise. Prenons l’exemple de l’usine Gad. Cet abattoir, situé à Saint-Brieuc dans les Côtes d’Armor, employait 900 personnes. Il est la propriété d’une très grosse coopérative de paysans dont le siège est à Vannes. Au début du conflit, les ouvriers de Gad parlaient de la « mafia du Morbihan » et ils se sont même affrontés aux ouvriers des abattoirs de Josselin dans le Morbihan. Les images vues à la télévision ont eu un effet déplorable.
    Une césure se manifeste également dans les syndicats agricoles. La FDSEA du Finistère dirigée par Thierry Merret, celui qui a été le premier à porter le bonnet rouge, est en opposition avec la fédération régionale (FRSEA) qui négocie le Pacte d’avenir avec le gouvernement. Le Medef Bretagne, dirigé par Patrick Caré, participe aussi aux négociations avec le gouvernement, mais des composantes du patronat local, des transporteurs du Finistère notamment, ne sont pas présentes dans les négociations. La grande solidarité ouvrière et la grande solidarité bretonne ne sont pas simples…
  • Q : Face à un tel mouvement, comment la gauche peut-elle s’y retrouver ?
  • Hervé Nathan : C’est en effet un mouvement compliqué pour la gauche. Le week-end du 30 novembre 2013, trois manifestations différentes ont eu lieu.
    L’une d’elle était une manifestation contre le racisme et les atteintes à Christine Taubira qui a réuni environ 6 000 personnes, ce qui est loin d’être un succès à Paris. N’était-ce pas une diversion au moment où des problèmes sociaux importants sont mis en lumière ?
    La deuxième était celle des « bonnets rouges » à Carhaix, dans laquelle étaient présents des gens de gauche mais pas seulement. Cette manifestation était un succès car les participants étaient plus nombreux qu’à celle de Quimper, quinze jours plus tôt.
    La troisième manifestation était celle du Front de gauche et d’autres qui avaient fait le pari d’être plus nombreux que ceux de Carhaix. À l’évidence, ce n’était pas le cas.
    La gauche est très éclatée. Une partie d’entre elle est au gouvernement et il n’est jamais facile de faire l’unité dans ces conditions. Il est alors bien plus simple de traiter les autres de poujadistes.

(*) Hervé Nathan est rédacteur en chef du secteur économique et social à l’hebdomadaire Marianne. Cette lettre rend compte de son intervention lors du Mardi de Politique Autrement du 3 décembre 2013.

Notes

[1] Membre des « Économistes atterrés ».

[2] Emmanuel TODD, Marianne, n°865, 16-23 novembre 2013.

[3] Le Joint français, à Saint Brieuc, filiale de la CGE (Compagnie générale d’électricité), ancêtre d’Alcatel, connaît une grève, de huit semaines au printemps 1972.

[4] En 1950, 90% des logements étaient sans eau courante contre 34% dans l’ensemble de la France.

[5] Résistant de la France libre, de sensibilité démocrate-chrétienne, élu jusqu’en 1973 député des Côtes-du-Nord devenues Côtes-d’Armor depuis 1990.

[6] Cette assemblée territoriale élue au suffrage universel n’existe que depuis 1986.

[7] Ce dernier tronçon n’existe toujours pas.

[8] Le grand emprunt de la France lancé en 2010, nommé « Investissements d’avenir » a fait suite à la crise économique et financière de 2008.

[9] Un projet de ferme d’élevage de vaches laitières est en cours de réalisation près d’Abbeville dans la Somme. Il suscite des manifestations hostiles.

[10] Ministre de la Réforme de l’État, de la Décentralisation et de la Fonction publique, Marylise Lebranchu a été maire de Morlaix et députée du Finistère.

[11] Le Monde, 23 novembre 2013.