Janvier 2012

Christophe Guilluy*

Il existe un lien étroit entre la représentation des territoires et la structuration sociale. Travailler sur le paysage social de ce pays permet de mettre en question les clichés, les représentations erronées de la société française qui circulent depuis une vingtaine d’années et qui sont un des facteurs de l’éloignement de la classe politique, notamment de gauche, des classes populaires.

Une représentation biaisée des classes populaires

Hier, la géographie sociale montrait les effets de la révolution industrielle : les quartiers ouvriers, les quartiers bourgeois, les zones industrielles, le tout lié à l’émergence de la classe ouvrière. La France ouvrière succédait à la France rurale. Dans les banlieues rouges, existait avec le parti communiste une véritable incarnation sociale et territoriale. Après guerre, une autre géographie sociale est apparue, celle de la « moyennisation » de la société française composée de salariés et de petits cols blancs en phase d’ascension sociale. Cette France des Trente Glorieuses s’est incarnée en une nouvelle géographie sociale, celle de la France pavillonnaire et de l’étalement urbain. Au début des années 1980, une autre géographie sociale s’est imposée d’abord aux médias, puis à l’ensemble de la classe politique, et enfin aux prescripteurs et à toute la recherche. À la suite des émeutes de Vaulx-en-Velin où se concentrait une forte population immigrée algérienne, la France semblait désormais séparée en deux. D’un côté des ghettos où se concentraient – et c’était la grande nouveauté – une immigration extra-européenne, des minorités ethniques ; de l’autre côté le reste de la société, c’est-à-dire la classe moyenne totalement intégrée socialement. Des sociologues, en général très critiques sur la société américaine, ont paradoxalement développé l’idée que le ghetto noir américain avait été importé en France et que la société française pratiquait en banlieue l’exclusion des minorités ethniques telle que les Américains l’avaient pratiquée chez eux.
Cette représentation des quartiers exclus demeure aujourd’hui. La thématique de l’exclusion est devenue très médiatique dans les années 1980 et 1990, bien davantage que la précarisation sociale, car il est plus difficile de faire de l’image avec un chômeur qui vit dans un pavillon « bas de gamme » au fin fond de la Seine-et-Marne qu’avec une émeute urbaine. Au cours de ces années-là, on assiste à une prise de pouvoir par l’image. La sociologie française aurait dû analyser ce phénomène et se montrer très critique, mais, au contraire, elle s’est coulée dans cette géographie sociale médiatique. La classe politique, logiquement, a suivi, mais elle n’est pas seule en cause. Cette géographie sociale a été portée par les chercheurs ; la recherche publique sur la question territoriale s’est concentrée sur ces quartiers exclus. Les rapports sont arrivés sur les bureaux des députés et cette vision de la réalité sociale s’est diffusée et consolidée au sein de l’État et de la société.
Il est notable, du point de vue sémantique, que lorsque l’on dit « quartier populaire », on pense aussitôt « banlieues », alors que celles-ci ne représentent qu’une petite fraction des classes populaires. Celles-ci – c’est-à-dire les ouvriers et les employés selon la définition de l’Insee – constituent toujours la majorité de la population active. Si on ajoute l’immense majorité des retraités qui sont d’anciens ouvriers et d’anciens employés, le populaire reste très majoritaire dans le pays et structure toujours la sociologie française. Ce fait est quasiment occulté, parce que la représentation dominante demeure celle d’une France partagée entre les classes moyennes et les minorités ethniques.
Des raisons politiques expliquent la prégnance de cette représentation. Les grands partis de gouvernement, de droite et de gauche, ont accompagné les mutations économiques, notamment la mondialisation libérale, sans aucune critique, comme si la mondialisation n’allait pas perturber la structuration sociale et ne poserait de problèmes qu’à la marge. Ces politiques se sont donc accrochés à l’idée d’une division de la société entre des classes moyennes intégrées et une petite minorité d’exclus, parce que cette représentation les a confortés dans leurs choix. Ils restent persuadés, malgré les plans sociaux et les usines qui ferment, que la classe moyenne tient encore globalement le pays et que la mondialisation ne constitue pas un véritable problème.
L’analyse des dynamiques sociales sur le territoire montre qu’à catégories sociales égales les classes populaires représentent aujourd’hui entre 50 et 55% de la population active, alors que dans les années 60 elles en représentaient 56 ou 57%. Avec moins d’ouvriers et plus d’employés, la structuration sociale n’a pratiquement pas évolué. En revanche, ce qui a beaucoup changé, c’est la répartition de ces catégories dans l’espace géographique. Depuis vingt ans, j’observe un redéploiement de l’ensemble des catégories populaires des grandes métropoles vers la France périphérique que je définis comme une France à l’écart du développement métropolitain et dans laquelle on retrouve les territoires ruraux, périurbains, mais aussi tout un maillage de petites villes et de villes moyennes de mono-industrie notamment.

France métropolitaine et France périphérique

La mondialisation a favorisé l’émergence de deux France. D’un côté, la France métropolitaine, celle des grandes villes : Paris et l’ensemble des grandes métropoles régionales comme Lille, Bordeaux, Montpellier, Lyon, etc. Toutes ces grandes métropoles se sont spécialisées et produisent des emplois très qualifiés. Ce sont les territoires les mieux intégrés à l’économie-monde ; ils créent de la richesse et portent l’économie française. Ces territoires sont montrés comme des exemples du bienfait de ce modèle économique par les élus et les partis politiques qui ont soutenu son développement tel qu’on le connaît depuis vingt ans. Mais ces espaces métropolitains ne représentent tout au plus que 40% de la population française.
Il ne faut pas oublier que la désindustrialisation s’effectue d’abord des villes vers les espaces ruraux et périurbains avant de s’effectuer vers l’étranger. Ces espaces métropolitains que sont ces grandes villes très embourgeoisées, désindustrialisées, aux emplois très spécialisés, ont attiré mécaniquement des cadres et des populations très qualifiées, mais aussi une forte immigration. Il existe donc une logique de recomposition sociologique des grandes villes, à la fois par le haut et par le bas. Une nouvelle France émerge sur ces espaces métropolitains avec des populations en prise avec la mondialisation, par le haut avec ces catégories qualifiées supérieures compatibles avec la mondialisation et par le bas avec l’immigration extra-européenne qui se concentre dans ces grandes villes.
Dans le même temps, une recomposition complète s’effectue sur d’autres territoires. Les catégories populaires, jusqu’à une trentaine d’années, vivaient dans les espaces des grandes villes où se créait la richesse. Les ouvriers en région parisienne vivaient à Paris ; ils étaient d’ailleurs souvent propriétaires de leur logement ou locataires dans le parc privé. Ces catégories populaires sont écartées aujourd’hui, dans leur grande majorité, des territoires où se trouvent les emplois les plus actifs et les mieux intégrés à l’économie–monde. Lorsque je parle de « France périphérique », cette notion géographique comprend l’idée d’espace de l’autre côté de la banlieue, et non seulement de l’autre côté du périphérique comme l’imaginent la plupart des politiques. Le lointain n’est pas la banlieue, il se trouve de l’autre côté de la banlieue.
Ces territoires sont à l’écart géographiquement, mais aussi culturellement. Ils occupent des emplois de la sphère productive, de la sphère résidentielle, des emplois d’artisans, de commerçants. Ce sont des emplois à petits salaires localisés dans des espaces très importants. 60% de la population s’étale ainsi de l’espace périurbain jusqu’à l’espace rural, avec, au milieu, des villes industrielles ou non. Ces territoires ont connu la plus forte croissance démographique et pourtant les élites les considèrent comme les espaces de la France vieillissante vouée à disparaître, par opposition à la France métropolitaine qui devrait remplacer l’ancienne France.
En réalité, la France périphérique se renforce démographiquement et accueille de plus en plus de population, souvent précaire. Aujourd’hui 80% des gens qui arrivent dans les espaces ruraux sont des précaires. Ce tri social et géographique est gigantesque. Ces catégories populaires très majoritaires sont aussi les perdantes de la mondialisation. La concurrence entre l’ouvrier français et l’ouvrier chinois s’exacerbe dans ces territoires de la France périphérique. La géographie des plans sociaux en France se superpose à celle d’une France rurale et périurbaine et non à celle de la France métropolitaine. De même, si on observe la carte des revenus, c’est là qu’on trouve le plus grand nombre des revenus médians, voire pauvres. Cette pauvreté est différente de celle des grandes villes, car le ménage-type pauvre dans cette France périurbaine et rurale est en général composé d’un jeune couple avec enfant, et non d’un vieux couple retraité. Ces jeunes couples sont relégués spatialement, socialement et culturellement : il est beaucoup plus difficile de retrouver un emploi perdu, quand on vit au fin fond de la Picardie. Ces phénomènes de relégation sont mal traités par les services sociaux, car ces ménages sont difficilement repérables. Sur ces territoires, les prestations sociales telles que le RMI et le RSA sont sous-utilisées parce que les gens sont mal informés ou non repérés. Cette précarité est très diffuse et le maillage social très faible. On peut regretter la fermeture des services publics sur ces territoires qui ont de plus en plus besoin de services sociaux. C’est ce redéploiement qui se réalise depuis une vingtaine d’années, qui a entraîné une nouvelle géographie, aujourd’hui très conflictuelle.
Cette géographie sociale est en train d’effacer la géographie sociale traditionnelle. Sur ces territoires vivent des catégories populaires qui se définissent de plus en plus par leur rapport à la mondialisation et à la « métropolisation ». L’ouvrier, l’employé, le petit paysan, le chômeur du lotissement « bas de gamme » ont une lecture commune de ce que sont la mondialisation et ses effets. C’est ce qui redéfinit les classes populaires. À chaque période de mutation économique a correspondu l’émergence d’une classe sociale : classe ouvrière pendant la période d’industrialisation, classe moyenne pendant les Trente Glorieuses. Aujourd’hui, émergent de nouvelles classes populaires qui ne sont pas une simple résurgence de la classe ouvrière. Ces catégories peuvent appartenir aux secteurs secondaire ou tertiaire ; ce sont parfois des retraités ou des petits paysans et tous ont en commun une lecture critique des effets de la mondialisation. On leur promet depuis vingt ans que la mondialisation, difficile au début, finira par leur être bénéfique ; or, ses effets sont la dégradation objective de leurs conditions de travail, le chômage, la déflation salariale et la perte de revenus, alors que par ailleurs des logiques foncières et l’augmentation de la part du logement dans le budget entraînent une baisse du niveau de vie.
Ces gens subissent très concrètement les effets de la mondialisation et ils sont en droit d’avoir un discours très critique sur ses effets. Ce n’est pas du ressentiment abstrait et irréfléchi, mais du concret pour soi et pour ses enfants. Cette géographie sociale, France périphérique/France métropolitaine, risque de se cristalliser dans les années à venir, car les logiques foncières ont pour conséquence le fait que l’on ne revient plus à la métropole une fois qu’on l’a quittée. Le temps de l’ascension sociale et de la promotion par l’enseignement, le temps où l’on permettait à ses enfants d’aller faire des études à la grande ville en leur payant une chambre de bonne est révolu.

Le poids électoral des classes populaires

Cette géographie France périphérique/France métropolitaine structure la géographie électorale depuis Maastricht. En 1992, la carte du « non » à Maastricht est celle de la France périphérique. De même, pour le referendum européen de 2005, la France du « non » est cette France industrielle, périurbaine, rurale, quel que soit le type de région. Certaines zones sont des bastions de la gauche. Mais, en regardant plus finement, on voit que la comparaison par exemple la géographie électorale de Rennes et celle de l’aire urbaine parisienne, montre les mêmes logiques centre/périphéries : plus on s’écarte du centre de Rennes pour aller vers les zones rurales, plus le « non » est fort. Si on analyse l’aire périurbaine parisienne, on retrouve le « non » dans les départements limitrophes. Et tout cela fonctionne quelle que soit la région ou la métropole dans laquelle on se situe.
Cette nouvelle structuration politique montre bien que ce sont les espaces très intégrés à la mondialisation qui votent globalement pour les partis de gouvernement, et très fortement pour le parti socialiste et les Verts. La géographie électorale de la gauche se superpose à celle du développement métropolitain. Terra Nova, think tank proche du PS, a publié une note expliquant que, pour gagner les élections, le PS devait oublier la classe ouvrière, culturellement perdue, et se concentrer sur un nouvel électorat qui correspond à celui des grandes villes où le PS et les Verts sont influents. Le problème, pour la gauche, c’est que cette sociologie est structurellement minoritaire. C’est pourquoi le PS réfléchit actuellement à la nécessité de capter l’électorat populaire. Depuis quinze ans, on dit que le PS y est indifférent, mais en réalité, c’est la sociologie qui influence les partis et non l’inverse. François Hollande a compris que la classe populaire était majoritaire. De plus, elle représente l’identité de la gauche a priori. Mais le candidat socialiste est pris dans la nasse, parce que la sociologie du PS est fondamentalement celle des grandes villes.
La séquence sur le droit de vote des étrangers, proposée par Martine Aubry au Sénat, prête à réflexion. Elle intervient au moment où François Hollande réfléchit aux classes populaires, alors qu’à près de 50% les classes populaires (ouvriers et employés) disent vouloir voter pour Marine Le Pen. Le PS a besoin d’envoyer des signaux à son électorat structurel qui est celui des grandes villes, un électorat bobo, fonctionnaire, un peu d’origine immigrée… Sur ce dernier point, le PS s’illusionne sur les bons résultats que Ségolène Royal a obtenus en banlieue en 2007 qui révélaient avant tout un vote de rejet de Sarkozy considéré comme un islamophobe. D’ailleurs, dans les élections qui ont suivi, les taux d’abstention ont aussitôt remonté. Pourtant, cette idée selon laquelle les « minorités » pourraient voter pour les socialistes reste très présente chez les stratèges du PS ; elle risque fort de ne pas être efficace. Les socialistes peuvent gagner toutes les élections, mais ils ne peuvent pas gagner la présidentielle sans le vote des classes populaires, car c’est la dernière élection où ces catégories se déplacent en nombre. D’ailleurs, quand le peuple ne va pas voter, la gauche gagne. Certains au PS pensent même que si ces gens cessaient de voter, la gauche gagnerait plus facilement. L’analyse de Terra Nova est assez cynique mais du point de vue de l’identité de la gauche elle est néanmoins rationnelle. Il n’est pas impossible que le PS puisse regagner le vote des classes populaires, mais pas avant deux ou trois générations, la sociologie électorale impliquant un temps long.

Le vote FN et le besoin de frontières

Quand on est ouvrier au chômage à Hénin-Beaumont, il est difficile de voter pour ceux qui vous ont mis en difficulté et il est assez logique de voter Marine Le Pen. Continuer à aborder le vote FN sous l’angle moral, c’est ne pas tenir compte de cette réalité. Dans les années 1980 avec Jean-Marie Le Pen, le Front national était le parti des catholiques extrémistes, de la vieille droite ; à Paris, le XVIe arrondissement votait FN. Puis la classe ouvrière est tombée sur Jean-Marie Le Pen qui ne s‘y attendait pas. Petit à petit, le FN a évolué pour conserver ces nouveaux électeurs. C’est Marine Le Pen qui s’est adaptée à son électorat, et non l’inverse.
Les intentions de vote en faveur de Marine Le Pen doivent nous faire réfléchir à ce que l’on a fait des catégories populaires. Les gens sont très capables de penser la mondialisation, l’immigration, mais, sur ce sujet, le parti socialiste reste bloqué. C’est un sujet essentiel, puisque dans cette géographie il y a bien deux espaces très différenciés, celui des bénéficiaires et celui des perdants de la mondialisation. Et il se trouve que, dans les espaces compatibles avec la mondialisation, il y a aussi l’immigration extra-européenne. Ces questions du multiculturalisme et de l’immigration sont culturellement les plus conflictuelles aujourd’hui pour la gauche et la droite, parce qu’on est encore dans l’impossibilité de les penser.
Il est pourtant assez simple de constater que tout le monde réagit en général de la même façon par rapport à ces questions. L’ouvrier qui vote FN à Hénin–Beaumont est dans la même logique que le bobo qui vote Delanoë à Paris mais évite bien d’envoyer ses enfants dans le collège de son secteur. Les deux partagent la même logique qui consiste à vouloir ériger des frontières. Le bobo peut les ériger par ses propres moyens : il peut habiter dans un loft avec plusieurs codes d’entrée, tout en continuant à vivre dans un quartier multiculturel et tenir un discours en faveur des bienfaits de l’immigration. Il gagne sur tous les tableaux. Inversement, l’ouvrier qui n’a pas les moyens de dresser sa propre frontière demande à un État fort, représenté par Le Pen ou Sarkozy, d’ériger ces frontières, non seulement géographiques, mais aussi culturelles.
C’est le vrai débat sur la laïcité. La question soulevée par les prières dans les rues relève du problème de la frontière entre l’espace public et l’espace privé. Chacun souhaite que l’État dessine des frontières qui le protègent. Sur ces questions, nous sommes tous semblables. Mais le multiculturalisme à 700 euros par mois n’est pas le même que celui à 5 000 euros par mois. On ne voit pas les choses de la même façon. Le multiculturalisme à 5 000 euros par mois est beaucoup plus facile à vivre.
Il est tout à fait possible de faire société, mais il faut se garder de lancer des invectives et montrer un peu d’honnêteté en abandonnant la posture morale, ridicule et abjecte, qui consiste à tenir un discours en contradiction avec ses actes.

Débat
Quels nouveaux espaces périphériques ?

  • Q : Comment distinguer aujourd’hui les zones urbaines, périurbaines et rurales ?
  • Christophe Guilluy : Je ne fais pas une opposition entre ville et campagne. Les espaces ruraux ne sont qu’une dimension des espaces que j’appelle périphériques. Je n’utilise plus le découpage de l’Insee entre pôles urbains, périurbains et zones rurales. Dans une note récente, l’Insee déclare que 95% des Français vivent sous influence urbaine. On attend la prochaine note annonçant 100%… Or, le principe d’une typologie est d’analyser et de montrer. Si nous sommes tous « urbains », où est la réalité ? Les territoires de la France périphérique peuvent être périurbains, ruraux, ou recouvrir des villes comme Montbéliard ou Charleville-Mézières. La ville-centre de Charleville-Mézières, ce n’est pas la même chose que la ville-centre de Montpellier. Le périurbain parisien, plutôt bourgeois, n’a rien de commun avec celui de Montbéliard. Mon découpage est d’ordre socio-culturel. L’éloignement aux grandes métropoles dit quelque chose du rapport à la mondialisation, aux emplois les plus qualifiés. Les espaces métropolitains concentrent les emplois dits métropolitains ; définis par l’Insee, ils concernent surtout des domaines comme la recherche ou l’informatique.
    Dans les espaces métropolitains, on constate des flux migratoires et une concentration de l’immigration. C’est un aspect rarement vu des banlieues. Hier, les zones urbaines sensibles étaient situées en périphérie des villes. En 1979, quand éclatent les émeutes, Vaulx-en-Velin était vraiment en périphérie de Lyon. Aujourd’hui, ces zones urbaines sensibles se trouvent au cœur des métropoles. La Seine-Saint-Denis fait partie du centre de la zone urbaine de la région Île-de-France. Chaque année, l’Observatoire national des ZUS [1], publie la mesure de l’inégalité sociale entre ces ZUS et leur agglomération. Évidemment, elle ne cesse d’augmenter, car arrivent des migrants peu qualifiés dans des espaces de plus en plus qualifiés et embourgeoisés. Le décalage est énorme et c’est un des facteurs de la crise des banlieues. Des gens sans diplôme éprouvent forcément des difficultés dans des espaces où l’on demande des « bacs + 5 ».
  • Q : Dans les zones périphériques dont vous parlez, si on compare des photos espacées de dix ans, il est frappant de voir l’amélioration globale de la qualité du bâti et des espaces publics. C’est éclatant sur les vingt ou trente dernières années .Comment prenez-vous en compte cette réalité dans votre analyse ?
  • Christophe Guilluy : Vous avez raison. Nous n’avons pas d’un côté la richesse et de l’autre la pauvreté. Pour faire apparaître ces espaces périphériques, il faut faire la cartographie de la France en prenant comme mesure la fragilité sociale définie par les revenus, le taux d’emplois à temps partiel, le chômage et le taux de ménages pauvres. Ces espaces sont dispersés et diffus. Ils ne sautent pas aux yeux comme à Clichy-sous-Bois. Mais tous les indicateurs sociaux nous montrent une distorsion gigantesque entre des villes qui concentrent les plus hauts revenus, les emplois les plus qualifiés et ces espaces qui ne sont pas forcément des zones de pauvreté mais en tout cas des zones de fragilité et de précarité sociale. La cartographie des revenus est très parlante : dans ces espaces, quand arrive le chômage, les gens tombent rapidement dans la pauvreté.

La banlieue : un monde à part ?

  • Q : Il est des élus municipaux, comme par exemple le maire PS de Clichy-sous-Bois, qui sont « proches du terrain », connaissent bien les habitants et leurs problèmes. Mais en même temps, ils défendent leur territoire et la population qui est composée d’« exclus ». Leur appréhension de la banlieue n’est pas celle que vous développez. Comment expliquez-vous ce décalage ?
  • Christophe Guilluy : Le PS a des élus de terrain qui, en général, ont compris la situation. Mais la banlieue est un monde à part. Il existe des logiques de guichet et les élus tiennent les mêmes discours depuis trente ans. Ils sont pris dans le système de la « politique de la ville ». Au PS, il existe aussi des sociologues dogmatiques, sectaires, méprisants, des universitaires pontifiants qui empêchent toute réflexion. 99% de la recherche sur le territorial sont concentrés sur la ville. Une anecdote est révélatrice : une étudiante voulait faire sa thèse sur le rural autour de Lyon ; elle a été contrainte par son directeur de thèse de faire un travail sur Vaulx-en-Velin, alors qu’on sait déjà tout sur ce territoire et sur les territoires des cités de France. On finance de la recherche pour réaffirmer toujours la même chose. Je choque quand je dis des choses positives sur la banlieue, par exemple que ces territoires sont les plus mobiles de France ; ce sont ceux où la mobilité résidentielle est la plus élevée. Or, on tient toujours le même discours sur le ghetto.
    Je dénonce aussi une autre idée absurde qui consiste à affirmer que « ces quartiers sont l’avenir de la France ». C’est sympathique, on a l’air de tendre la main aux jeunes des banlieues et l’on sous-entend que « le jeune beur et le jeune black font partie de la nation ». Mais lorsqu’on prend pour modèle les territoires les plus criminogènes de France, ceux où l’on trouve le plus fort taux de délinquance, ceux qui sont les plus islamisés et que l’on affirme qu’ils représentent l’avenir de la France, on devient inaudible pour la majorité des Français. Non seulement, c’est très anxiogène pour nombre d’entre eux, mais cela anéantit toute possibilité de tenir un discours positif sur les jeunes issus des minorités ethniques. De plus, cela n’a pas de sens au niveau démographique, car les quartiers sensibles représentent 7% à 8% de la jeunesse, alors que 30% de la jeunesse vit dans les zones rurales et périurbaines. Il s’agit bien dans ces deux cas de jeunesses populaires.
    Ces représentations autour de la banlieue semblent gravées dans le marbre. Par exemple, on ne peut pas dire que ça marche en banlieue et que des gens s’en sortent, sans s’entendre répondre aussitôt : « Oui, mais, ce n’est qu’une minorité. Il y a encore tous les autres. » Ceux qui tiennent ce discours oublient qu’en milieu populaire, il n’y a jamais qu’une minorité qui « monte ». La réalité du peuple, c’est qu’on part d’en bas et qu’on arrive en bas. Le happy end est très ancré chez l’homme de gauche… Pour ma part, ce qui est important, c’est l’ancrage de la lutte plutôt que le happy end obligatoire ; on part d’en bas, on arrive en bas, mais l’on fait malgré tout sa vie. Toutes les thématiques autour du chômage des diplômés en France ont toujours été axées sur les diplômés de banlieue qui ne trouvaient pas de travail. Dans la carte des jeunes diplômés au chômage, on ne trouve pas seulement les banlieues, mais les zones rurales et périurbaines. En réalité, c’est la question de l’ascenseur social des catégories populaires qui est posée. De la même façon, on dit que l’Assemblée nationale est trop blanche. Certes, elle est trop blanche, mais surtout, socialement, elle ne comprend aucun député d’origine populaire.

De nouvelles formes de séparatisme

  • Q : En 2006, Politique Autrement avait invité Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot qui nous ont dit : « Toutes les conclusions des enquêtes sociologiques sur la mixité sociale vont dans le même sens. Quand vous mélangez des catégories sociales différentes, la proximité physique peut exacerber, amplifier, les différenciations sociales. [Nous avons] fait une enquête sur un grand ensemble de la banlieue de Nantes, Le Sillon de Bretagne [2]. En consultant les fichiers de l’organisme HLM, nous avons constaté, qu’au fil des années, une ségrégation interne à cet immeuble s’était rétablie. Dans cet espace de logements sociaux, sans discrimination financière directe, une redistribution sociale s’est spontanément reconstituée ». Et ils concluaient : « Ne soyons pas hypocrites ! Quand on en a les moyens, c’est son semblable, son proche que l’on choisit. Quand on mélange les classes sociales, la proximité physique a tendance à exacerber les différences sociales [3] ». Dans votre livre, vous présentez une analyse intéressante du XIXe arrondissement de Paris où le discours de la mixité et de l’ouverture va de pair avec une réalité communautariste. Ne retrouve-t-on pas le phénomène d’exacerbation décrit par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ? Quel est l’impact de l’immigration sur le territoire ?
  • Christophe Guilluy : Sur le papier, le XIXe arrondissement représente la ville idéale. Je n’ai pas vérifié ces chiffres, mais on dit qu’il a un quart de blancs, un quart d’Asiatiques, un quart de noirs et un quart d’Arabes. Il y a aussi un tiers de chrétiens, un tiers de juifs, un tiers de musulmans. C’est très bien sur le papier. Mais la réalité est très différente et le collège en est l’indicateur parfait. C’est à ce moment que tout craque : à l’école élémentaire, les parents jouent encore le jeu de la diversité, mais dès le collège, ils choisissent pour leurs enfants un établissement sérieux, car ensuite viennent le lycée et le bac… Dans les collèges du XIXe arrondissement, on ne trouve pratiquement plus d’élèves de culture juive, alors que c’est la commune de France qui concentre la plus grande communauté juive. On a beau dire que ce sont des loubavitch, il faut constater que les familles laïques juives n’y scolarisent pas davantage leurs enfants, tout comme les bobos du quartier d’ailleurs. Du coup, les collèges sont totalement ethnicisés « black-beur » dans ce qui se présente sur le papier comme une ville « idéale ». Quand on creuse un peu, on constate la même pratique d’évitement dans le logement. Les activités commerciales se séparent également. La mixité dans cet arrondissement aboutit à une logique de séparatisme culturel. Mais cet exemple du XIXe arrondissement de Paris se retrouve partout en France.
    Je peux prendre aussi l’exemple de la Seine-Saint-Denis. Je travaille auprès des bailleurs sociaux qui s’adressent à des populations modestes ou pauvres et font remonter de l’information. Il y a quinze ans, ils nous expliquaient que les familles d’origine française ne voulaient plus — même quand elles cherchaient activement un logement —, aller habiter dans des groupes d’immeubles où se concentraient des Maghrébins et des Africains. Aujourd’hui, ce sont les familles maghrébines qui souhaitent éviter les immeubles où se concentrent les Africains. Ces demandes sont spontanées, naturelles, évidentes. Cette logique séparatiste, si on la regarde à l’échelle nationale, est très forte et en particulier au sein des milieux populaires.
    Le séparatisme a beaucoup été abordé sous l’angle social. Dans ce cas, l’étude est, si l’on peut dire, tranquille, avec le même constat réitéré : les riches se séparent des pauvres (et c’est très mal ! ), les cadres sup se séparent des cadres moyens qui se séparent des employés qui se séparent des ouvriers. Et les ouvriers se séparent des immigrés qui eux ne se séparent de personne et veulent bien vivre avec tout le monde… Cette vision laisse totalement de côté le plus important : le séparatisme au sein des catégories populaires, d’un côté d’origine immigrée extra-européenne et de l’autre d’origine française ou européenne. Il y a eu ce chassé-croisé que j’ai décrit plus haut avec des populations d’origine française et européenne qui vivent dans ces espaces de la France périphérique et des populations d’origine extra-européenne qui sont de plus en plus concentrées dans les grandes villes. C’est vrai dans les quartiers sensibles, mais aussi dans les métropoles. La Courneuve et Paris sont très proches.
    Aujourd’hui, les populations d’origine française et européenne et les populations d’origine extra-européenne ne vivent plus sur les mêmes territoires. C’est la première fois dans l’histoire de l’immigration. Historiquement, les populations immigrées vivaient dans un environnement populaire. Cette situation nouvelle crée nécessairement des tensions. Un jeune beur de banlieue pense que le blanc est un fonctionnaire de police, un prof, un bobo ou un type très riche. Si on lui explique que la majorité des gens en France gagne mille euros, travaille dans des usines, c’est pour lui une réalité insoupçonnable. La représentation ethnique de la société, c’est celle de la métropole. Et c’est également vrai dans l’autre sens : les catégories supérieures des métropoles pensent que le « populaire » c’est la banlieue ; le pauvre, le précaire est un jeune beur de banlieue. La majorité des catégories populaires, qui vit de l’autre côté, se structure en opposition à cette métropolisation et aux populations qui y vivent.
    Toutes les stratégies résidentielles, d’évitement scolaire, du bourgeois comme de l’ouvrier, reviennent à ériger des frontières. C’est bien sûr un tabou dont il ne faut pas parler. Aux États-Unis, Robert Putnam a très bien montré que plus un espace est multiculturel, moins l’État et la gouvernance sont forts. On fait communauté avec un bloc culturel et non avec l’autre individu. La question se pose de savoir comment on fait société dans un espace très multiculturel.

La fin de l’assimilation républicaine ?

-Q : Dans un article paru dans Le Monde , à propos du rapport Kepel sur l’influence de l’islamisme en banlieue, vous écrivez : « Aujourd’hui, le séparatisme culturel est la norme. Il ne s’agit pas seulement d’un séparatisme social, mais d’abord d’un séparatisme culturel. » Et vous ajoutez : « La promesse républicaine qui voulait que l’autre, avec le temps, se fondît dans un même ensemble culturel, a vécu ». Sur quelles ressources alors s’appuyer ? Que faire ?

  • Christophe Guilluy : Il faut être honnête : l’assimilation républicaine est une idée géniale, mais, aujourd’hui, elle est morte. Quand nous sommes passés à une immigration extra-européenne, avec l’arrivée de cultures très différentes, peu à peu l’assimilationnisme républicain s’est effacé, en silence, par porosité. Nous sommes entrés en réalité – et nous sommes le seul pays européen à ne pas vouloir le dire – dans une société multiculturelle. Dans une société multiculturelle, l’autre ne devient plus soi. La promesse républicaine, c’est que l’autre devient moi. L’ouvrier, en banlieue, acceptait plus ou moins l’idée que l’immigré pouvait arriver. Celui-ci était souvent un homme seul à qui il arrivait d’épouser une Française et l’ouvrier avait le fort sentiment de rester le référent culturel. Mais, dans les années 1980-1990, on passe à un autre modèle dans lequel l’autre ne devient pas soi. Il reste l’autre, ce qui ne veut pas dire l’ennemi à exterminer, mais il reste bien différencié. Tout le débat sur l’islam est là. Nous aurions six millions de Sikhs en France, nous ne parlerions pas de voile mais de turban. Pour un Français attaché à la question de l’égalité, particulièrement dans le milieu populaire, une culture différente et très structurée est un choc gigantesque. Pendant des années, on a fait comme si tout cela n’existait pas et on a laissé les gens se débrouiller seuls. Il en ressort un ressentiment très puissant.
    Le Front national capte une petite partie de la radicalisation. Le « ni gauche ni droite » est très majoritaire en France notamment dans les milieux populaires. Il en va de même pour le protectionnisme aussi. La perception de l’immigration est également significative : un sondage Ipsos a montré que 54% des Français avaient une image négative de l’immigration et de son apport. Et dans ces 54%, on trouve aussi bien le bobo qui vote Delanoë que l’ouvrier qui vote Front national.
  • Q : Quelle analyse fait la droite de cette évolution sociologique ? Est-ce que l’émergence de la droite populaire correspond à la prise en compte de ce phénomène géographique ? Quelle est la position de François Hollande sur ce sujet ?
  • Christophe Guilluy : L’élection de 2007 est intéressante, car la question de l’origine a joué pour la première fois. Nicolas Sarkozy a beaucoup clivé l’élection sur un mode identitaire. Ce n’est pas un hasard si les banlieues ont voté pour Ségolène Royal et les espaces périurbains et ruraux pour Nicolas Sarkozy. À catégories sociales égales, en fonction de l’origine, on n’a pas voté pour le même candidat. Dans les sondages sortis des urnes, l’indicateur religieux a permis de dégager un vote musulman, un vote juif et un vote catholique. Les musulmans ont fortement voté Royal, les juifs ont fortement voté Sarkozy et les catholiques plutôt Sarkozy. Il n’y avait pas eu précédemment de façon aussi nette de vote musulman, juif et catholique. Le clivage culturel est si fort qu’il soulève la question de la cohésion sociale.
    À droite, certains se souviennent qu’en 2007 Sarkozy a été élu par cette France périphérique, cette France populaire. La gauche était mal à l’aise. On a dit que le président avait été élu par « les vieux » ; Emmanuel Todd a même ajouté par « les vieilles ». Or ces « vieux » appartiennent précisément aux catégories populaires vivant dans ces espaces périurbains et ruraux. De la même façon que les ouvriers sont tombés sur la tête de Le Pen, le peuple est tombé sur la tête de Sarkozy, un peu par hasard aussi. Mais le coup de force de Nicolas Sarkozy, qui est un libéral convaincu, a été de se faire élire sur l’idée qu’il allait protéger le peuple du libéralisme mondialisé. On peut le traiter de cynique, mais il a perçu ce que ressentaient les gens et il a fait le bon diagnostic. Pour ce qui est de la politique suivie par la suite, c’est une autre affaire. Mais sur l’analyse sociologique du pays, il semble moins éloigné de la réalité que François Hollande.
    La gauche continue à voir le pays à partir des métropoles. Culturellement, elle est fermée à double tour. Pour ces hommes politiques, la sociologie française va du beur de banlieue au bobo de centre-ville. Tout au plus reconnaissent-ils l’existence du rural et des ouvriers, mais ils pensent qu’ils vont disparaître, comme les industries, alors que l’analyse géographique est précieuse pour révéler ces catégories invisibles. Ils considèrent que ce qui est dense, comme la ville, est important et que ce qui est diffus représente peu de monde. Je montre que 60% de la population vit à l’écart des grandes métropoles, sans forte concentration, sans problème urbain majeur. Mais dès lors que ces gens sont dispersés, le chômage, la misère, les problèmes sociaux qui les touchent deviendraient inexistants.
    Il est difficile de savoir ce que pense exactement Hollande sur ces sujets. Les choses bougent ; il peut y avoir une rupture. Nous sommes à un moment où l’insécurité sociale et culturelle s’accroît et la question des frontières culturelles redevient très forte. L’idée de réaffirmer la frontière, symboliquement ou autrement, peut politiquement devenir très rentable. Ce n’est qu’un pronostic, mais je pense que Nicolas Sarkozy va le faire. Ce sera sans doute un coup politique de plus. Si on se souvient du discours de Sarkozy à Toulon en 2008, un représentant du Front de gauche pouvait y reconnaître son analyse, pour ce qui est du constat…
    Cette recomposition sociale des territoires est relativement récente et en cours. Et la crise gigantesque actuelle ne peut pas être sans conséquences. Je ne donnerai que quelques signes. Au moment de la réforme des retraites de 2010, j’ai été surpris par l’importance des défilé, dans les petites villes industrielles, supérieure – relativement – à celle des grandes métropoles. La fermeture des services publics entraîne à chaque fois des mobilisations localement très fortes. Nous sommes peut-être au début de la structuration de quelque chose de nouveau.
  • Christophe Guilluy, géographe, chercheur auprès des collectivités locales et d’organismes publics, a publié Fractures Françaises, François Bourin éditeur et « Les métropoles et la France périphériques », in Le Débat, n° 66, septembre-octobre 2011. Cette lettre rend compte du Mardi de Politique Autrement du 6 décembre 2011.

Notes

[1] Zones urbaines sensibles.

[2] Ce bâtiment, comprenant 900 logements regroupant 4 000 résidents, a été conçu, à la fin des années 60, sous l’inspiration de ce précurseur de la sociologie urbaine que fut Paul-Henry Chombart de Lauwe (1913-1998) qui prônait le « mélange social ».

[3] Michel PINÇON et Monique PINÇON-CHARLOT, « Du Paris popu au Paris bobo », Lettre de Politique Autrement, février 2006.