Octobre 2011

Jean-Luc Gréau*

En juin 2010, l’exposé que j’ai fait devant vous s’intitulait : « L’euro et l’Europe sont-ils menacés ? » Il s’avère que les propos relativement pessimistes que j’avais tenus n’étaient pas injustifiés. Au moment où je vous parle, la situation s’aggrave de semaine en semaine. Les indicateurs avancés de l’économie des deux côtés de l’Atlantique sont médiocres. En Grèce, ils sont catastrophiques ; en Espagne ils le sont presque ; en France, aux États-Unis, en Angleterre ils sont médiocres et tout juste passables dans des pays aussi puissants que l’Allemagne. Les économies ralentissent, ce qui rend problématique la résorption partielle des dettes. Les États et d’une façon générale les débiteurs, privés et publics, ne peuvent payer leur dette que si les recettes rentrent. Pour cela, il faut un minimum d’activité économique : c’est ce rapport logique qui est à l’arrière-fond de la défiance qui s’instaure sur les marchés financiers.
Au sein de l’Union européenne, la situation diffère d’un pays à l’autre. Nous allons tenter à la fois de prendre en compte cette spécificité et de dégager les facteurs communs qui ont pesé sur leur solvabilité.

France, Allemagne et Grande Bretagne

Le premier déficit budgétaire français est apparu en 1974, au moment du premier choc pétrolier. Depuis lors, l’État français a aligné trente-huit exercices budgétaires consécutifs ; c’est beaucoup quelles que soient les circonstances économiques, favorables ou défavorables. Jamais, même en temps de vraie croissance, la France n’a réussi à rétablir son équilibre budgétaire. La dette publique a commencé à monter sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing mais de façon que nous pourrions considérer aujourd’hui comme négligeable. Lorsque François Mitterrand est arrivé au pouvoir en 1981, elle représentait 21% du PIB. Aujourd’hui, d’après les derniers chiffres donnés par l’Insee, elle représente 86%, soit le quadruple.
Il faut souligner que cet état de choses résulte principalement de deux dérapages déterminants, l’un entre 1992 et 1997, l’autre entre 2008 et 2011. En 1991, au moment de la signature du traité de Maastricht, la dette publique française était de 32% du PIB. Ce chiffre n’est plus négligeable, mais, à cette date, c’est le meilleur chiffre des grands pays de la future zone euro. La France peut donc d’autant plus plaider pour l’Union monétaire européenne, qu’elle est bien placée du point de vue de son déficit public et de sa dette publique, malgré l’importance objective de ses dépenses publiques. En 1997, étonnamment, nous passons brutalement à 57% du PIB ; en cinq ans, la dette publique a augmenté de 25 points du PIB. En 2008, au moment où la crise éclate, nous sommes à 65% du PIB, avant d’atteindre ainsi que je vous le disais, 86% de ce PIB.
Autant on peut dire que l’État français dépense trop, qu’il oriente mal certaines dépenses, autant on peut dire que deux événements historiques lourds ont pesé sur la situation financière. Le premier a été la marche vers la monnaie unique. La réunification de l’Allemagne s’est faite à partir de 1991 et la Banque centrale allemande a décidé une politique draconienne pour casser l’inflation née spontanément au sein de la nouvelle Allemagne réunifiée. Pour préserver les chances de la future union monétaire, la France s’est calée sur la politique allemande. Elle se situait au sein de la zone mark. Dans ce contexte, les taux de la Banque de France se sont hissés à un sommet historique. Rappelons que nos bons du Trésor étaient émis au taux de 9,5% alors que l’inflation courante ne dépassait guère 2%. La récession qui s’est déclarée en 1992 et 1993 a fait exploser le déficit public : auparavant situé à moins de 2%, il atteint, courant 1994, 6% du PIB, soit une aggravation qui représenterait aujourd’hui 80 milliards de nos euros actuels. Ce déficit très alourdi a dû être financé aux taux du marché dictés depuis Francfort. C’est là le résultat d’un choix politique fait aussi bien par Pierre Bérégovoy que par Édouard Balladur : il fallait absolument faire l’union monétaire. Nous avons payé notre imprudence et notre présomption d’un accroissement brutal de notre dette publique sur laquelle nous n’avons pas pu revenir.
Le deuxième événement déterminant résulte de la crise bancaire et industrielle de 2008-2011. La France n’a pas connu la plus lourde récession du monde occidental — loin de là — mais nous avons quand même perdu plusieurs centaines de milliers d’emplois et notre déficit public s’est creusé brutalement de 3% à presque 8% du PIB. Nous nous situons encore à un chiffre très élevé, proche de 7% du PIB. La situation d’aggravation tendancielle de la dette publique demeure : il nous faudrait revenir à 2,5% pour la stabiliser.
À ces chocs extérieurs s’ajoutent d’autres éléments propres à la politique française. Quand nous avons opté pour les trente-cinq heures, l’État a décidé d’en compenser partiellement le surcoût pour les employeurs. Or l’État n’avait pas, et n’a toujours pas en caisse, les 17 milliards d’euros qu’il dépense à ce titre. Il a donc dû emprunter pour réduire les cotisations des employeurs. Quand Dominique Strauss-Kahn d’abord, puis Nicolas Sarkozy ont supprimé en deux étapes la taxe professionnelle, ils ont décidé que l’État prendrait en charge ce qui était dû par les employeurs aux collectivités territoriales. L’État n’avait pas et n’a toujours pas les 28 milliards correspondants en caisse ; il les a empruntés et les emprunte encore pour les restituer aux collectivités territoriales.
La situation de l’Allemagne dont on parle tant comme une sorte de modèle, n’est pas si favorable : elle souffre encore d’une dette publique située entre 75% et 80% du PIB. Cette dette présente néanmoins une particularité : elle réside pour une moitié dans les comptes de l’État fédéral et pour une autre moitié dans les comptes des Länder (des régions), à la différence du dispositif français ou anglais par exemple. L’État fédéral est rigoureux, voire trop rigoureux, mais les Länder, dotés d’une bureaucratie importante, sont plutôt dépensiers. La République fédérale doit aussi une part importante de son fardeau au choc de la réunification qui a pesé lourd de longues années durant. Mais il convient de dire enfin, ce qui est trop peu souligné, que le modèle allemand de croissance est déséquilibré par une trop faible consommation. Entre 2001 et 2009 inclus, la consommation allemande a augmenté de moins de 3% en tout et pour tout. Si l’on met de côté les dépenses médicales qui augmentent mécaniquement, on constate que la consommation des Allemands a baissé. Ce pays surpuissant industriellement et économiquement dans la zone euro, consomme moins tendanciellement d’année en année. Il connaît en outre un problème de fécondité et pratique sans scrupules une compression des salaires destinée à permettre à l’Allemagne de conserver un avantage compétitif au sein de la zone euro et, à un moindre degré, à l’échelon mondial.
La situation de la Grande-Bretagne est bien différente. Ce pays connaît une difficulté nouvelle : sa dette publique, de 40% du PIB en 2007, a été multipliée par deux, voire plus. Un point essentiel à relever est le secours apporté aux banques : Gordon Brown a déboursé 117 milliards de livres sterling pour empêcher la cessation de paiement de Royal Bank of Scotland, Northern Rock, Lloyds TSB et HBOS, les deux grands prêteurs du marché du crédit. L’aide accordée à Princes Street n’a pas empêché sa faillite. Les secours ont grevé les finances publiques anglaises qui présentent aujourd’hui encore un déficit tendanciel de l’ordre de 9% du PIB dans un contexte de croissance nulle sur les trois derniers trimestres connus. Encore l’économie anglaise est-elle soutenue par une baisse de la livre sterling d’environ 25% vis-à-vis de l’euro depuis septembre 2007. Cette dévaluation aide beaucoup de petites entreprises exportatrices des secteurs de l’industrie et des services.

De la Grèce, de l’Irlande, et des autres pays en difficulté

Si nous examinons maintenant les autres pays de l’Union européenne dont la situation paraît plus grave, nous avons affaire, là aussi, à des situations particulières. La sphère financière emploie un sigle nouveau, PIIGS (Portugal, Ireland, Italy, Greece, Spain), qui déconsidère ces pays mais laisse croire surtout que nous aurions affaire au même type de difficultés dans tous les cas de figure.
La question grecque est dominée au départ par le constat d’une falsification massive des comptes publics, avec un déficit affiché situé au tiers de ce qu’il était réellement. Les acteurs publics européens et les acteurs privés des marchés spécialisés ont accepté les évaluations du gouvernement d’Athènes par négligence ou par aveuglement. En fait, la Grèce présente les traits d’un pays sous-développé doté seulement de deux secteurs économiques dignes de ce nom : le transport maritime et le tourisme. Ce pays aurait pu développer des industries spécialisées comme la production de navires de plaisance et développer la sous-traitance pour les économies majeures de la zone. Il ne l’a pas fait. La Grèce s’est trouvée accablée en outre par la fraude fiscale généralisée, le retard de sa productivité — les olives grecques sont les plus chères de la Méditerranée et les entreprises sont peu efficaces — facteurs auxquels s’est ajoutée la surévaluation de l’euro. L’euro a joué en fait un rôle inhibiteur laissant penser que l’adhésion de la Grèce à l’euro la rendait inévitablement solvable. Son inclusion dans l’euro relevait d’un pari sur la modernisation et la diversification rapide de son économie. Maintenant, il faut bien que de toute façon elle en sorte. Beaucoup s’étonnent qu’un pays aussi peu important par sa taille représente un risque financier majeur. Mais cela vient, comme en 2008, de ce que les banques sont exposées les unes aux autres. C’est un château de cartes. Celles qui sont exposées au premier degré sur les débiteurs grecs, publics et privés, constituent, en deuxième ressort, un risque pour leurs créanciers. Mais il existe enfin – c’est typique des marchés financiers –, une contagion de la défiance. Les organismes bancaires, même sains, ne trouvent plus à emprunter parce qu’ils deviennent suspects dans un climat de crise.
Après la Grèce, l’Irlande est entrée en seconde dans l’œil du cyclone, alors que ce pays apparaît presque comme l’antithèse de la Grèce. Il a bénéficié d’une modernisation et son économie s’est enrichie d’activités des multinationales qui s’y sont implantées en y trouvant des avantages en termes de coût de main-d’œuvre, de droit du travail et d’impôt sur les sociétés le plus bas d’Europe. L’Irlande a le plus fort excédent commercial par tête, et non l’Allemagne ou les Pays-Bas. Qui sait cela, qui dit cela ? Dans le PIB irlandais, la part des exportations dépasse 90%… Ce pays a pourtant bien des éleveurs, des transporteurs, des cafetiers-restaurateurs, des hôteliers et même des professeurs, car le travail des agents publics entre dans le calcul du PIB. Et pourtant ils ne représentent même pas 10% du PIB à eux tous… Quel est ce mystère ? Ces chiffres traduisent en réalité le simple résultat comptable des filiales dont le siège est installé en Irlande. Le tiers du PIB irlandais n’est que comptable, non physique et réel. Les chiffres des exportations et des profits sont donc faussés. Les filiales extérieures des groupes sous-facturent aux filiales irlandaises qui sur-facturent leurs réexpéditions, non de leurs marchandises qui n’ont pas lieu physiquement, mais électroniquement, en vue d’une optimisation fiscale. C’est ainsi que General Electric ne paie pas un centime d’impôt aux États-Unis mais acquitte une grosse cotisation à Dublin et à Singapour.
Mais l’Irlande est aussi le pays du monde qui a le plus abusé de l’endettement des ménages et créé la bulle immobilière la plus impressionnante. Sa dépression économique procède de l’éclatement de la bulle, de l’effondrement des secteurs économiques concernés. Les banques ont accordé sans retenue des prêts aux ménages irlandais et ont de plus emprunté pour spéculer, par exemple en achetant des immeubles commerciaux et des hôtels dans Manhattan. C’est de leurs emprunts, plus encore que de leurs prêts, que procède leur faillite.
Au Portugal, la dette publique surpasse le montant du PIB et la dette des ménages a franchi un seuil critique. La faiblesse de l’appareil de production, hérité du passé, reste un sujet de préoccupation. Point remarquable, le Portugal a peu bénéficié des investissements productifs des entreprises étrangères qui, avec l’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale, ont préféré investir dans des territoires encore moins chers et faiblement fiscalisés. Ce pays subit aujourd’hui sa cinquième récession depuis l’introduction de l’euro.
L’Espagne a bénéficié quant à elle d’un double boom de la consommation et de l’immobilier, achevé de façon fracassante par la faillite de nombreux débiteurs et une faillite virtuelle du système bancaire dont on parle trop peu dans la presse. Ce pays a connu une chute dramatique de l’emploi : sur cent postes de travail, quatorze ont disparu à l’occasion de la crise, sans compter les emplois au noir que l’on ne peut pas comptabiliser. C’est dire l’ampleur de la récession, même en considérant que tous les emplois disparus n’étaient pas à forte productivité. Ce désastre a porté le déficit espagnol à plus de 10% du PIB. Alors que la dette publique du pays plafonnait à 40% du PIB en 2007, elle tend aujourd’hui vers 80% du PIB. Il est à craindre que la récession se poursuivra et s’aggravera au cours des années à venir. Notons que la fraude fiscale sévit en Espagne, avec la bienveillance d’inspecteurs des impôts qui ne pourchassent pas le contribuable comme le font leurs homologues français. Ce pays s’est trop reposé sur une spéculation immobilière et aussi sur le développement hypertrophié du secteur financier très rudement atteint par la crise. Le secteur industriel, pas négligeable du tout, subit aujourd’hui les effets de la chute de la demande. Et, en définitive, comme la Grèce, l’Irlande et le Portugal, le bénéfice considérable qui a consisté pour l’Espagne à faire financer l’essentiel de ses infrastructures par les partenaires de la zone euro sous forme de subventions – pas de prêts – a abouti à un échec. Cet échec reste un des tabous de la réflexion sur la crise européenne.
Le cas de l’Italie est à part. Elle s’est montrée longtemps imprudente et laxiste jusqu’à ce que les gouvernements italiens de centre gauche de la fin des années 90 s’alarment d’une situation qui avait porté la dette publique à près de 120% du PIB. Ils ont alors taillé dans les dépenses : les dépenses d’éducation, de recherche et développement y sont extrêmement faibles en Italie. Malgré ces efforts substantiels, la dette n’a été limitée qu’à 105% du PIB, avant de s’accroître de nouveau sous l’effet d’une récession de l’ordre de 5%. En effet, les finances publiques italiennes se heurtent au problème du service de la dette : il faut rembourser le capital et servir les intérêts d’une dette massive et ancienne. L’Italie a un service de la dette qui approche les 5% du PIB, soit le double de la France. L’essentiel de son déficit résulte prosaïquement du remboursement des prêteurs. Le deuxième problème italien résulte d’une fraude fiscale liée à l’économie souterraine qui, sans atteindre le niveau de la Grèce, est tout de même considérable. Le troisième problème italien provient de l’absence de croissance. Si la dette italienne est attaquée sur le marché du crédit, ce n’est pas par l’effet d’une spéculation aveugle, c’est par le constat que sa croissance dans les dix dernières années s’établit à environ 0,6% par an. Le facteur principal est diagnostiqué : une fécondité très basse à l’origine d’une sous-consommation chronique qui bride la croissance.
Répétons-le, les pays les premiers mis en difficulté, la Grèce, le Portugal, l’Espagne et l’Irlande ont bénéficié des fonds de cohésion structurelle, inventés par Jacques Delors. Le financement des infrastructures de ces pays par la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Suède, pays considérés comme riches, n’a pas permis de développer harmonieusement les tissus économiques. C’est un échec coûteux si l’on songe aux débours des Trésors publics des pays contributeurs et en particulier de la France qui a été au premier rang, puis au second rang. L’euro qui devait être un bouclier et les fonds structurels qui ont assorti l’expérience ont dans les faits masqué les divergences et les contradictions. C’est en janvier 2009 que les prêteurs ont pris conscience de ces divergences et de ces contradictions et qu’ils ont commencé à pénaliser les pays les plus fragiles. L’hétérogénéité de la zone euro la condamnait à une épreuve de vérité que nous vivons aujourd’hui dans la douleur, le désenchantement et le désarroi.

Les faiblesses des pays occidentaux

On le voit : les causes de la dette renvoient à des histoires et des situations économiques propres aux différents pays. Pour autant, on peut souligner un certain nombre de facteurs communs.
La dégradation profonde des soldes budgétaires dans tous les pays concernés a procédé d’abord de la chute des recettes fiscales. Ainsi, en France, l’impôt sur les sociétés a chuté entre 2008 et 2009 de 48 à 21 milliards d’euros. Ce chiffre n’inclut pas un dispositif particulier, le « carry back », le report en arrière des déficits, qui permet à une entreprise en déficit de rapporter son déficit à des exercices bénéficiaires antérieurs et à demander un virement compensatoire au Trésor. Les entreprises l’ont fait en 2009, ce qui vient s’ajouter à cette chute des revenus de l’impôt sur les sociétés. L’impôt sur le revenu a également baissé, les chômeurs ont payé moins d’impôts, la TVA a baissé [1] ainsi que la TIPP [2] et la taxe sur les transactions immobilières.
Mais la récession et ses effets s’inscrivent sur le fond d’un affaiblissement tendanciel de la croissance, décennie après décennie. La France, dans la décennie 70, était à 2,8% de croissance annuelle en moyenne. C’est ce que projettent fantasmatiquement les candidats à l’élection présidentielle de 2012. Mais la croissance s’est affaissée pour des causes profondes, situation masquée par des phases d’amélioration qui ont désarmé la vigilance. La troisième révolution industrielle dont ont bénéficié les États-Unis dans les années 90 a vraiment été un « booster » de la croissance américaine. L’Europe elle-même a connu deux périodes très favorables, de 1987 à 1990 inclus, et de 1997 à 2000 inclus avec une croissance supérieure à 3% voire 4%, permettant de nombreuses créations d’emplois dans le secteur marchand, des recettes fiscales et sociales meilleures d’une année sur l’autre. Ces deux périodes passées se caractérisent par deux points communs : le dollar est fort, les monnaies européennes sont relativement faibles et la demande américaine, très forte, bénéficie aux exportateurs européens. Bien sûr, entre 1997 et 2000, l’Asie ne comptait pas de façon aussi décisive qu’aujourd’hui.
Autre facteur : nous devons pourvoir aux dépenses de santé et de dépendance des personnes concernées. Il y a vingt ans déjà, nous gagnions un trimestre d’espérance de vie chaque année et chaque année nous devions servir un trimestre de pension de retraite supplémentaire. Aujourd’hui, ce vieillissement démographique atteint tous les pays occidentaux, le Japon, l’Italie, l’Allemagne, la Suède… et l’on ne peut pas s’en défaire.
Il est un autre phénomène à prendre en compte : la dette nourrit la dette. Tous les pays qui ont une dette ancienne ont aujourd’hui un service de la dette important. Celui de la France représente aujourd’hui 50 milliards d’euros soit 2,5 points et c’est autant qui manque pour pourvoir à certains besoins ou relâcher la pression fiscale sur ceux qui sont les plus chargés.
Enfin, la monétisation de la dette a cessé d’être un recours de longue date. Sous la IVème République et même au début de la Vème République, la Banque de France faisait des avances au Trésor qui étaient plus ou moins monétisées selon le cas. Il ne s’agissait pas d’une monétisation massive, l’inflation restait résiduelle, tandis que les besoins de trésorerie de l’État et le service de la dette en étaient allégés. À partir de 1973, nous nous sommes interdits cet usage, avec le noble souci de réduire l’inflation, mais aussi parce que les banquiers et les assureurs l’ont demandé. Ils ont voulu s’emparer de la dette publique mais – c’est essentiel – en interdisant corrélativement la création monétaire.
Au sein de l’Union européenne, l’harmonisation fiscale apparaît difficile à organiser. Comment relever certains impôts et même maintenir un taux minimal, lorsque des partenaires et concurrents pratiquent des impôts à bas taux, tels que l’Irlande avec ses 12% d’impôt sur les sociétés ? Mais cela concerne aussi l’imposition des fortunes et le régime effectif d’imposition des revenus. La fraude fiscale est importante en Grèce et en Espagne par exemple. Tout ceci a pesé contre une augmentation des impôts. En France, la pression fiscale reste l’une des plus élevées au monde, mais on peut noter que le taux d’impôt sur les sociétés, qui était nominalement à 52% en première année du mandat de Valéry Giscard d’Estaing a chuté, dans les faits, à 26% pour les sociétés cotées. Il tombe à 14% et même à 8% pour le CAC 40. Un taux de 26% pour tout le monde me paraîtrait tout à fait équitable.
Le seuil critique est donc atteint partout. Avec des dettes publiques de l’ordre du montant du PIB dans les trente pays de l’OCDE, on peut avancer que la plupart de ces dettes ne seront pas remboursées, car les contribuables n’en ont pas les moyens.

Qui spécule et avec quel argent ?

On entend dire que les banques spéculent sur la dette publique, ce qui est absurde dans la mesure où l’essentiel de la dette publique est dans les comptes des banques et des assurances. Ce sont les banques françaises et allemandes, outre les grecques naturellement, qui détiennent pour l’essentiel la dette grecque. Ces organismes ne vont pas spéculer contre leurs titres de créance ; ils ne vont pas décoter ce qui se trouve dans leurs comptes, ce qui équivaudrait à un suicide. La corporation bancaire ne spécule sûrement pas contre la dette publique.
Ceux qui spéculent, ce sont les fonds spéculatifs, les hedge funds, et ce que l’on appelle à tort les investment banks qui sont tout simplement des fonds spéculatifs à grande échelle (J.P. Morgan, Morgan Stanley, Goldman Sachs, etc.). Ils spéculent avec un outil financier qui a été dévastateur dans la crise financière privée américaine et qui pourrait être encore plus dévastateur, les Credit Default Swap (CDS). Ce sont les primes d’assurance émises par des prêteurs détenteurs de créances qui entendent se prémunir contre le défaut de leurs débiteurs. Ils s’assurent donc auprès de quelqu’un d’autre et cela donne lieu à un contrat nommé CDS. Mais, d’une part ce CDS peut voler de main en main et d’autre part, on peut faire plusieurs CDS sur une même dette. Ainsi, la dette privée américaine de 14 000 milliards de dollars avait donné lieu à des CDS d’un montant de 65 000 milliards de dollars. Les CDS ont provoqué la faillite de Bear Stearns, de Lehman Brothers et d’AIG… Reste une question à laquelle il m’apparaît difficile de répondre : combien y a-t-il de CDS sur la dette publique européenne ?
En revanche, à défaut d’un problème large de spéculation au sens propre, il existe un réel problème de défiance. Les gens savent bien que les banques sont, dans leur majorité, en difficulté. Début octobre, les agences de notation ont commencé à décoter le secteur de l’assurance-vie, lequel se nourrit d’immobilier, d’obligations publiques et privées essentiellement et d’actions à un moindre degré. Cette défiance naturelle est la résultante d’une erreur d’appréciation. Nous avons cru à une reprise économique véritable à partir de 2009, avec une croissance durable en Occident, des deux côtés de l’Atlantique, à l’exception de quelques pays qui manqueraient le train de la reprise. Or cette reprise a été un feu de paille. Nous sommes aujourd’hui dans une situation de croissance zéro, quasiment, des deux côtés de l’Atlantique. Les financiers se heurtent à un énoncé économique très perturbant : on ne peut pas compter sur une vraie croissance économique et par conséquent les actifs financiers liés directement ou indirectement à la croissance économique sont fragiles. Il s’ensuit une méfiance à la bourse, une méfiance sur le marché du crédit et de nouveau les banques ne se prêtent plus les unes aux autres.

Que peuvent faire la BCE et les États ?

La BCE peut faire certaines choses, elle l’a fait d’ailleurs en contradiction avec le Traité de Maastricht et ses statuts. Jusqu’à une période récente, elle s’interdisait d’intervenir sur le marché primaire et secondaire. Elle a commencé à racheter des obligations publiques anciennes pour soutenir le crédit de la Grèce, du Portugal, de l’Irlande, puis de l’Espagne et de l’Italie. S’il y a une crise de confiance sur le marché des emprunts, il faut qu’un opérateur extérieur tel que la Banque centrale intervienne en catastrophe pour injecter des liquidités et rétablir la confiance, le temps nécessaire à la résorption du climat de défiance. La Banque centrale peut donc racheter des quantités non négligeables d’obligations, mais elle ne peut pas aller trop loin ; elle ne peut pas prendre en charge toutes les dettes publiques de la zone euro. Autrement dit, elle peut traiter ce qu’on appelle le problème de liquidité, mais pas le problème de solvabilité. Si elle passait au rachat systématique d’obligations, y compris des françaises ou des belges par exemple, cela signifierait que, dans les faits, la zone euro est morte.
La BCE pourrait faire aussi une autre chose qu’elle ne fait pas. Il suffirait qu’elle rachète les CDS pour casser la spéculation sur ces CDS. Elle n’a pas utilisé cet instrument jusqu’à présent. Mais la BCE ne peut pas tout faire, elle n’est pas faite pour cela ; elle ne peut intervenir que dans une situation d’exception. Elle finance actuellement à bas taux l’ensemble du système bancaire européen et non seulement à court terme, mais aussi à des échéances de plusieurs mois. Elle ne peut pas aller au-delà sans se discréditer en tant que banque centrale. Elle se trouve devant une épure tout à fait nouvelle et on ne va pas inventer une nouvelle Banque centrale pour résoudre le problème des dettes publiques européennes.
Les États, quant à eux, nagent dans les plus grandes difficultés. Ils n’ont pas eu accès à ce moyen privilégié d’obtenir auprès de la banque centrale quelques avances en faisant « remonétiser » leurs bons du trésor émis année après année. Un grand économiste français, Maurice Allais, dont je ne partage pas toutes les vues, disait qu’il faut réserver la création monétaire aux États. Je ne partage pas ce point de vue extrême, mais la banque centrale devrait pouvoir prêter à la fois au secteur privé par l’intermédiaire des banques commerciales et au secteur public, quoiqu’à doses modérées.
Les États n’ont pas accès au guichet de la BCE ; ils émettent sur le marché et leurs prêteurs sont en premier ressort des spécialistes des valeurs du Trésor (en anglais les primary dealers) qui sont des banques commerciales ne prêtant pas à un taux usuraire. Selon le cas, leur crédit se maintient, s’améliore ou s’effondre. Comment pourraient-ils maintenant, comme certains le réclament, recapitaliser les banques et améliorer leur situation comptable et la confiance dans la qualité de leurs dettes ? Le contribuable lambda va être mis à contribution en 2012 sans doute pour financer les dépenses courantes de l’État ou les retraites. Pourquoi lui demanderait-on en plus de recapitaliser les banques ? Soyons clairs, on appelle recapitalisation des banques un subventionnement discret des intéressées qui prend la forme d’une émission d’actions nouvelles sur le marché, souscrite par l’État. On procède à une injection d’argent frais pour boucher les trous et éponger une partie du passif. Là, nous avons l’indice marquant de la défaillance d’acteurs financiers imprudents jusqu’à l’aveuglement et qui se trouvent maintenant en grave difficulté.
Que penser de ce qui a été fait depuis le 9 mai 2010 par le Fonds européen de stabilité financière (FESF) et les différentes mesures d’accompagnement qui ont été prises depuis ? On a parfois l’impression que les gouvernements et les parlements européens ne s’occupent plus que de cela. Les parlements votent sans discontinuer des mesures d’approbation de ce qui a été décidé dans les sommets. Les 20 milliards d’euros que nous avons prêtés sur deux ans à la Grèce le sont à fonds perdus, on ne les reverra jamais. Le FESF est un contre-sens violent dans la mesure où la seule solution pour résoudre le problème d’agents économiques surendettés – qu’il s’agisse de particuliers, d’entreprises, d’États –, c’est de réduire leur dette, le montant dû, et le rééchelonner si c’est possible. Si vous ne pouvez rembourser que 70, on n’exige pas de vous 110 ou 120. Mais voilà, comme les créances sont dans les comptes des banques et des assurances, la réduction de la dette salvatrice pour les uns s’avèrerait suicidaire pour les autres. Nous sommes donc dans une spirale vicieuse que nous allons devoir traiter dans l’urgence.

Vers un nouveau système bancaire ?

Nous n’échapperons pas à une réorganisation globale du système bancaire [3]. Il serait possible de casser les banques en trois morceaux : les activités de dépôt – ce sont des coffres-forts électroniques ou informatiques –, les activités de crédit, et puis le trading dont le mieux serait, à mon avis, qu’il disparaisse dans sa quasi intégralité. Nicolas Sarkozy a commis de considérables erreurs, mais il a emprunté un chemin buissonnier en recréant une banque nationale d’investissement constituée dans les faits par le Fonds stratégique d’investissement (filiale de la Caisse des Dépôts), d’Oseo (la banque des PME transformée), et puis des fonds connexes comme le Fonds de consolidation des PME, ou le fonds qui vient au secours des équipementiers automobiles. Le tout va être regroupé dans une banque nationale d’investissement.
Gardons in fine à l’esprit la question essentielle de l’isolement et de l’élimination des mauvaises créances ; il faut créer des poubelles à cette fin. Simultanément, il va falloir créer en urgence un nouveau système de crédit et c’est là un véritable tour de force à accomplir pour lequel aucun de nos dirigeants politiques ne semble encore prêt.
On a oublié ce vieil instrument qui date de Louis XVIII : remettre la dette publique entre les mains des particuliers. Nous sommes des citoyens, nous sommes des épargnants et nous sommes des contribuables. Nous sommes donc capables de juger de la dette publique de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, etc. C’est à nous de souscrire la dette publique, c’est à nous de la « monitorer ». Il y a encore une dizaine d’années, j’avais des obligations et des bons du trésor capitalisables d’un bon rendement à la trésorerie du Val d’Oise, jusqu’au jour où la bonne conseillère qui orientait mes placements m’a averti qu’elle allait transférer mon avoir chez eux sur mon compte bancaire. Le lobbying des banques avait encore frappé en interdisant le placement direct auprès des TPG.
On peut enfin se montrer pessimiste et penser que les dirigeants politiques gagnent du temps des deux côtés du Rhin et dans l’ensemble de la zone euro. Chacun essaie d’arriver jusqu’aux échéances électorales sans catastrophe. C’est pourquoi Angela Merkel accompagne le mouvement, alors que normalement l’Allemagne aurait déjà dû rejeter dans les ténèbres extérieures la mauvaise Europe du Sud pour ne garder que la bonne Europe du Nord. Mais elle gagne du temps, ainsi que Nicolas Sarkozy et les dirigeants socialistes qui espèrent un délai providentiel jusqu’à leur victoire au prochain scrutin présidentiel.
On peut aussi se montrer optimiste. Depuis cet été, l’opinion publique a commencé à bouger. Certains commencent à prendre conscience que nous touchons les limites d’une expérience qui a pris la forme d’une aventure dangereuse. Certains journalistes qui n’ont pas voulu admettre jusqu’à présent qu’un changement important de politique économique et financière s’imposait, commencent à y réfléchir. Il y a là l’esquisse d’une transformation de l’opinion qui semble prometteuse, indépendamment du débat électoral proprement dit.

  • Jean-Luc GRÉAU, économiste, auteur de La trahison des économistes, Gallimard, (prix Sophie Barluet 2010), a publié : « De l’euro bouclier à l’euro détresse », Le Débat, n°166, septembre-octobre 2011. Cette lettre rend compte du Mardi de Politique Autrement du 4 octobre 2011.

Notes

[1] Le 1er juillet 2009, la TVA dans la restauration a baissé de 19,5 à 5,5%.

[2] Taxe intérieure de consommation sur les produits pétroliers.

[3] Jean-Luc GREAU, « Pour un nouveau système bancaire », Le Débat, n°157, novembre-décembre 2009.