Mai 2011

Maryse Fesseau*

Un sondage publié début janvier 2011 montre que les Français sont aujourd’hui plus pessimistes que les Afghans ou les Irakiens. Quelques mois plus tôt, on demandait aux habitants de douze pays (par sondage auprès de 1 000 personnes de chaque pays) ce qu’ils pensaient de la société dans laquelle ils vivaient. Plusieurs modalités de réponse étaient offertes : assez juste, très juste, assez injuste, très injuste. D’après ce sondage, à peine plus d’un Français sur quatre considère qu’il vit dans une société juste. C’est la même proportion qu’en Chine alors qu’un peu plus d’un Américain sur deux considère qu’il vit dans une société juste. Pourtant la France est un pays moins inégalitaire que la Chine ou les États-Unis. Est-ce là une autre caractéristique du pessimisme français ou bien s’agit-il d’une sensibilité particulière aux inégalités ?

Inégalités : de quoi parle-t-on ?

Les inégalités concernent beaucoup de domaines : inégalités de revenus, d’accès aux soins, de logement, d’éducation, de diplôme, entre les sexes, entre les régions… L’Insee, comme la plupart des autres instituts statistiques dans le monde, n’est pas disposé à publier un indicateur unique des inégalités. Ce serait très compliqué de mesurer toutes ces inégalités par un seul indicateur car il faudrait savoir comment pondérer chacun des domaines mesurés. Les inégalités de logement, par exemple, sont-elles plus ou moins graves que les inégalités d’accès aux soins ? D’un autre côté, il est difficile de tenir un discours général sur les inégalités s’il n’existe pas d’indicateur unique. Entre les deux options (indicateur unique ou multiplicité de domaines chiffrés), la solution intermédiaire consiste à choisir des indicateurs-phares et à élaborer ce qu’on appelle, en termes de statisticien, des « tableaux de bord ».
Ce choix d’indicateurs-phares doit être ouvert au débat public. Il faut savoir ce que chaque indicateur signifie exactement, pourquoi certains sont choisis plutôt que d’autres, en sachant qu’aucun d’entre eux, pris isolément, n’est parfait. Un indicateur n’est pas forcément meilleur qu’un autre. Simplement, comme on ne regarde pas exactement la même chose, il faut savoir ce que l’on regarde. On dispose de beaucoup de chiffres, avec chacun son utilité et sa signification, ce qui peut donner parfois l’impression qu’on s’y perd. Mais on ne peut pas décrire des phénomènes complexes par une valeur unique et simple.
Pour analyser l’évolution des inégalités, il ne faut pas seulement regarder le haut de la distribution mais l’ensemble. On ne doit pas se focaliser seulement sur les très hauts revenus, ni seulement sur le taux de pauvreté, il faut aussi analyser ce qui se passe au niveau des classes moyennes. Il faut aussi savoir ce que l’on examine : revenus avant ou après redistribution, revenus individuels, revenus par unité de consommation ?

Comment mesure-t-on les inégalités de revenus ?

On traitera ici des inégalités de revenus, dites encore « inégalités monétaires ». Il ne s’agira donc ni de l’éducation, ni de l’accès aux soins, ni de logement, ni de toute autre sorte d’inégalités sociales ou professionnelles. L’Insee publie beaucoup d’indicateurs pour les inégalités de revenus et c’est à partir de ces indicateur-phares, en indiquant leurs avantages et leurs inconvénients, qu’on peut dresser un portrait de ces inégalités en France ainsi que leur évolution depuis une dizaine d’années.
L’indicateur-phare s’appuie sur une mesure du niveau de vie de l’Insee. Mais que veut dire « niveau de vie ? » Pour le calculer, l’Insee évalue d’abord l’ensemble des revenus d’un ménage défini comme l’ensemble des personnes vivant dans un logement. Ce sont les salaires, les ressources des travailleurs indépendants, les retraites, les revenus financiers du patrimoine, les prestations sociales, les allocations de chômage… bref, tout ce qui peut alimenter les ressources d’un ménage. On déduit ensuite de cet ensemble les impôts et les cotisations sociales et on obtient ainsi le revenu disponible du ménage.
Pour un revenu disponible donné, le mode de vie des personnes composant un ménage va dépendre de leur nombre. Par exemple, avec 1 600 € par mois pour régler ses dépenses (logement, alimentation et habillement, loisirs, épargne, etc.), un célibataire sera plus aisé qu’un couple avec enfants disposant du même montant. Mais a contrario, un couple sans enfant disposant chacun de 1 600 € mensuel vivra mieux que notre célibataire. Il faut en effet tenir compte des économies d’échelle : la dépense de logement à deux n’est pas le double de celle d’une personne seule.
Pour pallier cet inconvénient, l’Insee utilise la notion d’unité de consommation : le premier adulte du ménage compte pour 1, les autres adultes pour 0,5 et les enfants (moins de 14 ans) pour 0,3. Le couple sans enfant compte ainsi pour 1,5. Pour calculer le niveau de vie de chacune des personnes du ménage, on divise alors le revenu disponible de ce ménage par son nombre d’unités de consommation. Notre couple sans enfant, avec 2 x 1 600 € mensuels, a un niveau de vie par unité de consommation de 3 200 € divisé par 1,5 soit 2 133 € par mois. Le célibataire avec ses 1 600 € pour une unité de consommation, a, quant à lui, un niveau de vie de 1 600 €. Avec chacun un même revenu disponible par mois, ces trois individus n’ont donc pas le même niveau de vie. Ceux qui vivent en couple ont un niveau de vie de 33% supérieur à celui du célibataire. Le niveau de vie par unité de consommation tient donc compte non seulement du nombre de personnes du ménage mais aussi des économies d’échelle.
Les données sur les niveaux de vie sont obtenues par enquête auprès d’un échantillon de 35 000 ménages (soit 75 000 individus [1]) représentatif de l’ensemble des ménages vivant en France, ce qui permet des résultats de bien meilleure qualité qu’avec les échantillons habituels de 1 000 personnes des instituts de sondage. On recueille des informations socio-démographiques que l’on va apparier avec des données fiscales et des données des caisses de prestation [2]. Est ainsi évalué le niveau de vie des 35 000 ménages enquêtés.

Des plus riches et des plus pauvres

La mesure des inégalités ne s’arrête pas là. Ces 35 000 ménages sont ensuite classés par ordre croissant de niveau de vie et divisés en deux groupes égaux. Le montant de niveau de vie correspondant à cette césure de 50% est appelé niveau de vie médian (50% des ménages ont un niveau de vie supérieur et 50% ont un niveau de vie inférieur). En 2008 le niveau de vie médian était de 1 600 € par mois [3].
Si maintenant on s’intéresse à la moyenne de l’ensemble des niveaux de vie, on obtient le niveau de vie moyen par unité de consommation. En 2008 ce dernier était de 1 800 € par mois. On observe que le niveau de vie moyen et le niveau de vie médian sont supérieurs au SMIC et au RMI/RSA qui, en 2008, étaient respectivement de 1 037 € nets par mois pour 35 heures et de 450 € par mois pour une personne seule.
Pour analyser un peu plus finement les inégalités, on divise les ménages en 5 groupes égaux de 20% chacun, et on examine les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres. On constate alors que les 20% les plus riches ont un niveau de vie un peu plus du double de celui des plus pauvres. Si on constitue 10 groupes de 10% chacun, les plus riches ont un niveau de vie de 3,5 fois supérieur à celui des plus pauvres. On ne peut pas aller au-delà, car du côté des plus riches comme du côté des plus pauvres, la diversité de situations crée une incertitude trop importante.
On peut par contre analyser plus finement les inégalités si l’on prend en compte un seul élément des revenus comme, par exemple, les salaires. Les inégalités salariales sont plus amples que les inégalités de niveau de vie : si l’on classe tous les salariés par salaires croissants et qu’on les partage en 10 groupes égaux, chacun regroupant 10% des salariés, on observe que les 10% les plus riches gagnent 7 fois plus que les 10% les plus pauvres, alors que l’écart des niveaux de vie n’est que de 3,5 fois. Mais ces inégalités en matière de salaires annuels ne dépendent pas seulement des écarts de salaire horaire ou mensuel. Elles dépendent aussi beaucoup du temps travaillé au cours de l’année : un salarié peut être à temps partiel, avoir commencé à travailler en cours d’année ou au contraire pris sa retraite, ou encore avoir connu une période de chômage… Ainsi, un peu plus d’un salarié sur deux seulement travaille à temps plein toute l’année. Dans ce cas, l’écart entre les 10% les mieux payés et les 10% les moins payés n’est plus que de 1 à 2,9 (hors fonction publique). Par ailleurs, au cours d’une année, certains salariés peuvent avoir touché, en plus de leur salaire, soit des allocations chômage, soit une retraite, soit des revenus de travailleur indépendant. Si l’on prend en compte ces autres revenus, les inégalités entre salariés se réduisent.
Enfin, même à salaire ou revenu égal, la situation de deux personnes ne sera pas la même selon leur situation familiale, avec ou sans enfant, célibataire ou marié, avec conjoint salarié ou sans emploi… Les inégalités salariales sont donc insuffisantes pour évaluer les niveaux de vie, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne sont pas pertinentes. Il s’agit simplement de bien cerner la signification des chiffres que l’on étudie.

Qui est riche ? Qui est pauvre ?

Le niveau de vie médian, 1 600 € par mois, donne une indication pour définir qui est riche et qui est pauvre. Le plus souvent on considère que les individus sont pauvres s’ils perçoivent moins de 60% de ce revenu médian [4], soit, en France en 2008, moins de 960 € par mois, par unité de consommation. Avec cette définition, en 2008, 13% de la population française, soit 7,8 millions de personnes, étaient considérées comme pauvres. Qui sont-elles ? En premier lieu les familles monoparentales (leur niveau de vie médian est à 1 170 € par mois), les couples avec 3 enfants ou plus et les personnes seules. Sont également sur-représentés les chômeurs en fin de droits, les ménages immigrés, plus particulièrement ceux natifs d’Afrique.
Qui est riche ? Les 10% des ménages les plus riches ont un niveau de vie par unité de consommation supérieur à 3 000 € par mois. Les couples sans enfant à charge sont plus nombreux dans cette catégorie, et la part des revenus du patrimoine y est plus importante, bien que les revenus d’activité restent prépondérants.
L’analyse des plus hauts revenus n’a pas donné lieu à beaucoup d’études, car le débat de société a plutôt porté, jusqu’à présent, sur la pauvreté et les moyens de la réduire. La question de l’analyse des hauts revenus est désormais posée. Mais une difficulté réside dans le fait que les données d’enquête sur ce point ne sont pas d’assez bonne qualité, particulièrement pour ce qui concerne les revenus financiers.
Pour étudier ces hauts revenus, l’Insee a exploité des données fiscales à la suite de Thomas Piketty et Camille Landais [5]. Ces données ont l’avantage d’être exhaustives. Il ne s’agit pas alors d’évaluer des « niveaux de vie » des personnes d’un ménage, mais d’observer des revenus déclarés par foyer fiscal. Dans ce cas, on ne tient pas compte des prestations sociales reçues ni des impôts versés, ni d’éventuels revenus non imposables ou non déclarés. Cette source exhaustive permet d’étudier de façon détaillée les hauts revenus, sans les aléas d’un échantillon. Mais elle souffre d’autres défauts : elle couvre uniquement les revenus imposables et dépend des changements législatifs. Cette source permet néanmoins d’étudier les hauts revenus de façon détaillée.
Ainsi, si l’on classe par ordre croissant les revenus déclarés par les ménages par unité de consommation, et que l’on divise l’ensemble en groupe de 10%, on trouve que les 50% les plus pauvres [6] déclarent moins de 1 500 € par mois. Les 10% les plus riches disposent de deux fois plus que ces derniers, soit plus de 3 000 € par mois. En observant plus finement les statistiques, 1% des plus riches – seuil à partir duquel l’Insee définit les très hauts revenus dont le nombre est d’environ 600 000 – disposent de revenus presque cinq fois supérieurs à ceux des 50% les plus pauvres, soit environ 7 000 €. Si l’on passe à 1/1 000e des plus riches on arrive à des revenus déclarés treize fois plus élevés que ceux des les 50% les plus pauvres. Et le rapport de vient de 1 à 50 pour les 1/10 000e les plus riches.
Le très hauts revenus (les 1% les plus riches) déclarent 7 000 € mensuels ou plus par unité de consommation. La plus grande partie de cette catégorie est constituée de personnes âgées de 45 à 64 ans. Ce sont des individus à l’apogée de leur carrière, dont les revenus d’activité sont importants et qui ont pu accumuler une épargne qui génère des revenus financiers et des revenus du patrimoine. Les habitants de la région parisienne sont sur-représentés dans ce groupe.
Pour les plus bas revenus, il n’est pas possible d’affiner à partir des enquêtes en deçà du seuil des 10%. On n’a pas de données statistiques fiables pour les populations très précaires ou sans domicile. Or ce sont ces catégories qui sont touchées par les organismes caritatifs. L’Insee a mené une enquête spécifique à travers les centres d’hébergement et ceux qui fournissent des repas pour rassembler des informations sur les populations les plus en difficulté [7]. Une autre enquête doit bientôt être conduite pour avoir une connaissance plus précise de ces populations particulières.
Des tableaux de bords communs aux pays européens permettent d’autre part d’établir des comparaisons entre les 10% les plus pauvres et les 10% les plus riches de chaque pays. La France est un peu moins inégalitaire que la moyenne européenne et l’Allemagne un peu plus. Avec l’entrée de pays plus inégalitaires dans l’Union Européenne, la France et l’Allemagne améliorent toutes deux leur situation relative par rapport à la moyenne européenne. Mais les écarts entre l’Allemagne et la France ne sont pas suffisamment importants pour être très significatifs.
Une autre étude de l’Insee [8] a étudié en parallèle le niveau de vie et la consommation pour examiner les comportements d’épargne en fonction des niveaux de vie. Il en ressort que les inégalités de consommation des ménages sont moindres que celles de niveau de vie. On observe que les 20% les plus pauvres ne financent leurs dépenses courantes qu’avec une aide financière d’autres ménages : aides des parents pour leurs enfants vivant dans un logement indépendant, pension alimentaire pour les familles monoparentales… À l’opposé, les 20% les plus riches représentent 80% de l’ensemble de l’épargne accumulée en un an par les ménages. Ce qui leur permet d’accumuler du patrimoine et de générer des revenus financiers.
Enfin le patrimoine fait également l’objet de mesure des inégalités. Celles-ci sont plus marquées que les inégalités de niveau de vie. Ceci s’explique par la correction des inégalités de niveau de vie opérée par la politique de minima sociaux et de soutien aux bas salaires. Cette correction ne vaut pas pour le patrimoine immobilier et financier des ménages. Par ailleurs, héritages et donations perpétuent les inégalités de patrimoine.

Quelle évolution des inégalités en dix ans ?

On a vu qu’en 2008 le niveau de vie des 10% les plus riches était 3,5 fois supérieur à celui des plus pauvres. De 1998 à 2008, cet écart est presque stable en ayant très légèrement diminué, alors qu’auparavant il n’avait pas cessé de diminuer. Sur cette période toutes les catégories n’ont pas évolué de la même façon : les 10% les plus pauvres ont vu leur niveau de vie augmenter légèrement plus que celui des 10% les plus riches. À ce niveau d’observation, on ne peut donc pas parler de croissance des inégalités. Cependant, le niveau de vie des catégories intermédiaires, c’est-à-dire celui des classes moyennes, a non seulement moins progressé que celui des plus pauvres mais il a aussi moins progressé que celui des plus riches.
Le deuxième indicateur utilisé comme mesure des inégalités, le taux de pauvreté (pourcentage des individus dont le niveau de vie est inférieur à 60% du niveau de vie médian) est aussi à peu près stable sur dix ans. Comment alors comprendre le sentiment que les inégalités ne cessent de se creuser ?
La perception sociale d’une croissance des inégalités et les débats qu’elle suscite est sans doute liée, au moins en partie, à un sentiment des couches moyennes dont les revenus ont moins augmenté que ceux des couches supérieures. Il s’explique aussi par la perception que les très hauts revenus explosent. En effet, la stabilité des deux indicateurs ne décrit rien de ce qui se passe à l’intérieur de chacune des catégories, et notamment à l’intérieur de la plus haute. Les études précédemment citées sur les très hauts revenus montrent que les inégalités se creusent à l’intérieur de cette catégorie. Deux raisons peuvent rendre compte de cette situation. D’une part les très hauts revenus sont constitués par des revenus de patrimoine dans une proportion plus importante que pour le reste de la population. Or, sur la période 1998-2007, la croissance des prix de l’immobilier et des produits financiers a été plus forte que celle des autres éléments de revenu, entraînant mécaniquement une plus forte croissance des plus élevés. D’autre part, la hiérarchie des salaires a beaucoup progressé vers le haut depuis quelques années. Un chiffre a été très souvent repris par la presse quand Camille Landais a publié son étude : le salaire moyen du 1/10 000e le plus élevé, sur la période 1998-2006, a augmenté de 50%, alors que les salaires n’ont augmenté que de 8% pour 90% des autres catégories. Mais il faut savoir que ce 1/10 000e ne représente que 2 800 foyers fiscaux, soit un peu moins de 6 000 individus. Ce faible nombre n’enlève rien à l’importance de l’écart et le sentiment d’injustice qu’il peut susciter. Le fait que les inégalités s’accroissent à l’intérieur des 10% les plus riches peut expliquer l’impression que les inégalités se creusent globalement, alors même que les indicateurs classiques sont stables.
En résumé, l’indicateur le plus pertinent des inégalités de revenus est sans doute celui du niveau de vie par unité de consommation, bien qu’il ne permette pas une analyse plus fine à l’intérieur des 10% des plus hauts revenus et des 10% des plus bas. En fait, aucun indicateur n’est idéal. Dans le domaine des statistiques, comme dans les autres, l’important est de bien définir de quoi l’on parle si l’on veut éviter la démagogie.

Débat

  • Q : On utilisait autrefois un « panier de la ménagère ». Établi, par les syndicats, il parlait concrètement aux Français, car il correspondait plus ou moins à ce qu’ils ressentaient. Selon que l’on peut s’acheter le dernier modèle d’ordinateur ou que l’on ne peut pas consommer de fruits et légumes, la situation n’est pas la même. Quel est le rapport entre le niveau de vie et le pouvoir d’achat ?
  • Maryse Fesseau : Le « panier de la ménagère » n’existe pas pour l’Insee qui ne publie pas un indice du coût de la vie. La composition d’un tel panier est très délicate, subjective et l’Insee s’y refuse. Le pouvoir d’achat n’est pas mesuré par enquête mais par l’analyse de la comptabilité nationale. On compare l’évolution du revenu disponible des ménages à celle des prix et de leurs dépenses de consommation. L’Insee établit des indices par catégorie de ménage pour analyser l’impact des différences de prix compte tenu des différentes structures de consommation selon le type de ménage. Les premières données recueillies, il y a quatre ans, ont révélé peu de différences significatives, hormis le rôle accru, pour les plus pauvres, du tabac et des transports lorsqu’ils augmentent sensiblement. Les plus pauvres n’ont pas les mêmes structures de dépenses que les plus riches. Si l’on prend le prix moyen d’un produit courant, il n’aura pas le même impact sur les plus pauvres que sur les plus riches. Il faudrait aussi mettre en relation les indices de prix par catégories de ménage avec les évolutions du revenu disponible de ces catégories pour voir comment évolue leur pouvoir d’achat. L’Insee travaille actuellement à la production d’indices de pouvoir d’achat par catégories de ménages, mais c’est techniquement très compliqué. L’intention est de publier des évolutions de pouvoir d’achat qui prennent en compte à la fois des évolutions différenciées de revenus disponibles et des évolutions d’indices de prix différenciés.
  • Q : Vous avez parlé de niveau de vie après redistribution. On dit que les impôts sont inégalitaires que les riches sont avantagés par rapport aux classes moyennes. Qu’en est-il exactement ?
  • Maryse Fesseau : Les chiffres montrent que l’ensemble du système socio-fiscal, impôts et prestations, contribue indiscutablement à une réduction des inégalités de niveau de vie. Mais les prestations contribuent davantage que les impôts à réduire les inégalités. Les écarts sont plus importants en termes de revenus déclarés qu’en termes de niveaux de vie, après redistribution. Le caractère inégalitaire de l’impôt est une question d’appréciation : doit-il être davantage redistributif ?
  • Q : On n’est pas dans la même situation quand on a de très faibles revenus mais que l’on est propriétaire de son logement que si l’on est locataire. Que représente le poids du patrimoine ?
  • Maryse Fesseau : Ce n’est pas le patrimoine résidentiel qui creuse les inégalités de niveau de vie, mais les revenus du patrimoine financier. Dans l’étude des niveaux de vie un propriétaire de son logement se voit attribué un loyer théorique qu’il aurait à payer s’il était locataire (on parle de « loyers imputés »). Donc, dans les comparaisons de niveau de vie, le fait d’être propriétaire ou locataire est rendu indistinct. Mais cette prise en compte des loyers imputés n’est faite que dans les données macro-économiques de la comptabilité nationale, non dans les enquêtes de niveau de vie. Leur prise en compte n’entraînerait pas de modification sensible sur la hiérarchie globale des niveaux de vie, par contre elle augmenterait les disparités selon l’âge du chef de ménage, les jeunes étant structurellement moins souvent propriétaires de leur logement. Par ailleurs on constate une plus forte concentration des patrimoines que des revenus et niveaux de vie. Mais il peut exister de forts patrimoines immobiliers avec de faibles revenus (on cite souvent les pêcheurs de l’Ile de Ré).
  • Q : Il est intéressant de savoir que 1% des plus riches représente 600 000 individus. Quels sont les chiffres concernant les plus pauvres ?
  • Maryse Fesseau : Le nombre officiel de pauvres, c’est-à-dire des personnes dont le niveau de vie est inférieur à 60% du niveau de vie médian, est de 7,8 millions. Chacune de ces personnes vivent avec moins de 950 € par mois. Ce nombre n’est plus que 4,3 millions si l’on retient un seuil à 50% du niveau de vie médian, c’est-à-dire 790 € par mois. Avec 160 € d’écart, le nombre de personnes pauvres est presque divisé par deux.
    Entre 2003 et 2006, 22% des individus ont connu une période de pauvreté monétaire, ce qui est énorme. Mais parmi eux, seulement une personne sur huit l’a été pendant les trois ans ; une personne sur deux ne l’a été que pendant un an. La pauvreté monétaire persistante ne concerne donc pas 22% des individus, mais près de 3% pendant ces trois ans. On sort de la pauvreté par l’évolution de ses propres revenus ou par un nouvel apport de ressources au sein du foyer. De même on peut entrer dans la pauvreté monétaire par une perte d’emploi, une séparation ou, pour un jeune, après avoir quitté le foyer de ses parents. La dimension individuelle des trajectoires est donc importante à prendre en compte dans l’analyse de la pauvreté, ce qui n’enlève rien à la gravité de la situation. Ces études sont très récentes à l’Insee et le suivi de ces trajectoires individuelles est difficile. Imaginez qu’un enquêteur vous interroge pendant plusieurs années…
  • Q : On entend parler d’« injustice générationnelle » avec un mélange d’analyses objectives et de règlement de compte sur la responsabilité des baby-boomers. Quel est l’effet de l’âge sur les inégalités ?
  • Maryse Fesseau : Je ne me prononce pas sur la notion de responsabilité. Si on ne suit pas des individus années après années par des enquêtes, il est difficile de prendre en compte la différence entre l’effet de l’âge et celui d’une génération donnée avec la notion de cohorte [9]. Des études de l’Insee essaient de voir si aujourd’hui les jeunes sont moins riches. Dans l’analyse du niveau de vie, les jeunes d’aujourd’hui ont plus de difficultés à entrer dans la vie active que les générations précédentes. Ils doivent de plus faire leur propre accumulation de patrimoine car l’allongement de la durée de vie retarde les transmissions de patrimoine, les personnes âgées occupant des logements devenus trop grands sans les enfants.
    Il est bien connu que la retraite offre un revenu inférieur au revenu du travail de la période d’activité. Et pourtant un chiffre (donné par l’Insee) étonne : les plus de 65 ans ont un niveau de vie en moyenne un peu plus élevé que la moyenne des ménages. Mais dans cette catégorie d’âge tous ne sont pas retraités et ceux qui sont encore actifs à cet âge le sont parce qu’ils ont généralement de hauts revenus.
  • Q : Ce que vous dites des inégalités est totalement contraire au discours sans cesse répété de leur progression, bien avant la crise. Certains remettent même en cause les chiffres officiels. Thomas Piketty, de son côté, parle d’explosion des inégalités. La perception des inégalités par les classes moyennes, leur crainte du déclassement ne semblent pas correspondre à une réalité statistique. Serions-nous devenus plus sensibles aux inégalités ?
  • Maryse Fesseau : On constate quand même une certaine stagnation au milieu de la distribution, les classes moyennes sont rattrapées par le bas et distancées par le haut. C’est ce qui peut expliquer, au moins en partie, leur perception d’une aggravation des inégalités. Faut-il parler pour autant d’explosion des inégalités ? L’étude publiée par l’Insee sur les très hauts revenus [10] utilise dans un des ses intertitres le terme d’« explosion ». Ceci concerne spécifiquement le très haut de la distribution, soit le dernier pourcentage de la distribution des revenus déclarés. Les travaux de Thomas Piketty et de Camille Landais vont également dans ce sens. Mais il est possible que la presse schématise en parlant d’explosion générale des inégalités de revenus. On peut en être choqué ou indigné, mais sur le plan statistique l’explosion ne concerne strictement que le très haut de la distribution des revenus et n’affecte pas l’indicateur qui compare les 10% les plus pauvres aux 10% les plus riches. La connaissance de scandales financiers, la vue des SDF dans la rue nous empêchent de voir que il n’y a pas d’accroissement des inégalités pour 90% de la population. Il ne faut pas uniquement se fier à ce qui se voit. Chacun constate l’extrême pauvreté en ville avec les SDF. Mais il y a vingt ou trente ans, la pauvreté concernait en priorité les paysans âgés. Ils étaient nombreux, avec de très faibles revenus, mais on ne les voyait pas. La pauvreté s’est déplacée vers des jeunes dans les villes. Ce n’est pas pour autant plus acceptable.
  • Maryse FESSEAU, économiste-statisticienne de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques), actuellement en poste à l’OCDE, a mené l’étude : « Les inégalités entre ménages dans les comptes nationaux « , Insee Première, Novembre 2009. Cette lettre rend compte du Mardi de Politique Autrement du 11 janvier 2011.

Notes

[1] Ce qui ne fait qu’un peu plus de 2 personnes par ménage ; plus de 30% des ménages sont constitués d’une seule personne.

[2] Ces données ont été au préalable rendues anonymes pour empêcher tout risque de divulgation de données individuelles.

[3] Tous les chiffres cités dans ce texte sont ceux de 2008 qui permettent de donner l’ordre de grandeur le plus récent.

[4] Cette définition de l’individu pauvre est européenne.

[5] Une analyse de l’évolution des hauts revenus a été publiée par Thomas Piketty pour la période 1901-1998. Camille Landais l’a reprise et réactualisée pour la période 1998-2006. L’Insee a étudié la période 2004-2007. Ces études se fondent sur les données exhaustives produites par l’administration fiscale. Cf. Camille LANDAIS, « Les hauts revenus en France (1998-2006) : Une explosion des inégalités ? », School of Economics, Paris, 2007.

[6] Les plus bas revenus déclarés.

[7] Cf. Economie et Statistique n° 391-392, octobre 2006.

[8] Maryse FESSEAU, Vanessa BELLAMY et Émilie RAYNAUD, « Les inégalités entre ménages dans les comptes nationaux – des écarts plus marqués sur le revenu que sur la consommation », Insee Première, n° 1265, novembre 2009.

[9] Ensemble d’individus que l’on suit sur une longue période.

[10] Julie SOLARD, « Les très hauts revenus : des différences de plus en plus marquées entre 2004 et 2007 », in Les revenus et le patrimoine des ménages, Collection Insee Références, édition 2010.