Avril 2011

Jean-François Daguzan*

Nous savons ce qu’il advient des révolutions. Certaines tournent bien, d’autres tournent mal et souvent les deux à la fois. Nous ne savons à peu près rien de ce qui va advenir, mais nous savons ce qui pourra se passer si certains éléments ne sont pas pris en compte rapidement par les puissances occidentales.
Le facteur démocratique n’a pas conditionné ces mouvements, il en est une des expressions. La demande de démocratie et de dignité, dans le monde arabe globalement, était préexistante car nous avions affaire à des régimes particulièrement autoritaires quelles qu’en soient les formes : pseudo électoral en Tunisie et en Égypte, autocratique délirant et déstructuré en Libye, monarchies autoritaires, etc. Hubert Védrine les a classés comme des « modèles de stabilité autoritaires ». Nous avons vécu ainsi dans le monde arabo-musulman depuis l’indépendance ou depuis la Seconde Guerre mondiale pour ceux qui étaient déjà indépendants. Tout le monde y avait trouvé peu ou prou son compte, sauf peut-être les populations de ces pays. D’un point de vue géopolitique, il était bien d’avoir de l’autre côté de la Méditerranée, au Moyen Orient et au Proche Orient, des régimes qui maintenaient l’ordre politique et social et assuraient l’approvisionnement en ressources. À partir du 11 septembre 2001 — facteur aggravant des dérives autoritaires — un blanc-seing a été donné par les États-Unis à un modèle répressif tous azimuts dans la lutte contre l’islamisme radical. Ce modèle a bien arrangé les pays occidentaux, mais aussi les populations, dans certains cas. Ainsi, en Tunisie, pendant les dix premières années du règne de Ben Ali [1], la population a accepté l’autoritarisme en échange du pacte social de croissance et de développement. En quelque sorte, pour avoir un État-providence, on acceptait le tour autoritaire avec lequel on composait. D’un tour autoritaire à l’autre, on est entré dans une véritable dictature. Dans le cas tunisien c’était même une dictature captatrice et même « kleptocratique ».

Les raisons de l’explosion

Pourquoi ce modèle a-t-il volé en éclat et pourquoi maintenant ? Le facteur démocratique n’est pas à l’origine, même s’il est un des éléments structurants de l’explosion. Celle-ci a été provoquée d’abord par un phénomène dont les effets n’ont été anticipés que par de très rares observateurs du monde arabe : la crise économique et financière mondiale. Si on lit les travaux publiés depuis deux ans sur l’espace méditerranéen, conduits notamment par la Femise [2] ou par la Banque mondiale, on peut penser que cette région a été épargnée par la crise économique et financière. Mais ces pays méditerranéens n’étaient pas insérés dans l’économie financière de type hedge funds, fonds de pension, bourse…, et ils ont subi de plein fouet le deuxième choc, celui de l’économie réelle. Le modèle de pacte social qui arrangeait la grande et la moyenne bourgeoisie, ainsi que les classes moyennes, a volé en éclats en l’espace de deux ans.
Des chiffres impressionnants ne sont sortis qu’en décembre 2010. Un rapport de la Femise [3] déclare paradoxalement que les économies méditerranéennes ont « bien réagi à la crise », mais donne ensuite des chiffres calamiteux : moins 33% d’exportations, moins 5% de tourisme, moins 7% des investissements étrangers… Finalement, c’est une catastrophe. Il suffit de comparer l’Asie et la Méditerranée pour constater que l’appauvrissement des populations sud-méditerranéennes est en cours et s’accélère. S’ajoute en Tunisie le pillage de l’économie par un clan, par une famille. Depuis plus de dix ans, les investissements étrangers n’entraient plus en Tunisie. Ben Ali et la famille Trabelsi qui pratiquaient la règle des 50% — « 50% pour nous, le reste, c’est pour vous, sauf en ce qui concerne les pertes » —, ont dissuadé les investisseurs. Nous avons vécu sur un mensonge global et tout le monde se congratulait. Certes, certains spécialistes prévoyaient une crise, mais on ne sait jamais quand la mèche finit par provoquer l’explosion.
Effondrement de l’économie réelle, pillage de l’économie nationale se combinent avec un phénomène démographique. Fruits de la dictature, des classes d’âge bien formées, bien éduquées, parfois dans des universités étrangères, se retrouvent sans travail. Actuellement, 50% de la population a moins de 15 ans et 35% moins de 18 ans. Les étudiants qui arrivent avec des diplômes — et même de bons diplômes — n’ont pas de travail. On retrouve ce phénomène en Tunisie, en Égypte, en Jordanie, en Algérie, au Maroc… Les éléments de l’explosion sont réunis. Il est très symbolique que, dans un village reculé de Tunisie où le chômage est endémique, un diplômé de l’enseignement supérieur dans l’impossibilité de trouver du travail, soit confronté à une violence policière et réduit à s’immoler. C’est ce point de départ symbolique qui entraîne le développent d’événements imprévus par les Occidentaux. La situation n’est pas très bonne, mais le modèle autoritaire répressif (un policier pour 10 000 habitants) était censé être efficace. Les États-Unis, si on se réfère à des documents publiés par Wikileaks, avaient une perception du système gangstérisé de Ben Ali.
Ce système de Ben Ali s’est effondré, car les gens au pouvoir n’ont jamais fait la guerre, jamais réellement connu de crise, jamais été capable, en dehors de Ben Ali lui-même, de gérer des situations très dures, si ce n’est les petites violences qui se traitent à coups de matraque. Ils ignoraient la possibilité d’un soulèvement de grande ampleur. Le système leur « saute à la figure » et l’effet panique désorganise en quelques jours tout le système d’État.

Des particularités importantes selon les pays

Le cas tunisien est particulier, mais par effet de capillarité, d’autres pays arabes sont à leur tour touchés, de façon plus ou moins brutale. Au même moment que la Tunisie, des événements se produisent en Jordanie, en Algérie, en Égypte. Le phénomène égyptien est un cas tout à fait spécifique. C’est à la fois un soulèvement populaire issu du modèle tunisien et un coup d’État de palais. Une partie du pouvoir en place a pris en compte l’exemple de la Tunisie et préparé l’élimination de la famille Moubarak à partir du refus de la succession assurée au fils Gamal. L’élimination du père n’était vraisemblablement pas prévue dans le scénario initial.
En Libye, c’est une révolution doublée d’une guerre civile. Même les États rentiers qui disposent de ressources pétrolières solides et que l’on croyait à l’abri de la crise, se retrouvent eux aussi emportés par un mouvement de révolte qui libère les énergies. La famille-clan-tribu de Kadhafi au pouvoir depuis quarante ans a établi un régime de prédation avec un système de déstructuration permanente de l’État pour éviter l’émergence d’un pouvoir concurrent. Dans le conflit actuel, on retrouve toute la Libye du passé avec l’opposition entre Tripoli et Benghazi, entre Tripolitaine et Cyrénaïque. La Libye est le deuxième État créé par les Nations Unies après la Deuxième Guerre mondiale (après Israël). Elle est un regroupement de régions qui se fréquentaient à peine pendant des milliers d’années d’histoire, en dehors de la confrérie religieuse senoussi [4] à partir de laquelle a été construit l’État libyen [5]. On en voit les limites aujourd’hui : le clan Kadhafi est installé en Tripolitaine, tandis que la Cyrénaïque, qu’il a toujours dominée, est devenu le foyer de l’opposition.
En Algérie, le modèle est pour l’instant plutôt sous contrôle. La guerre civile algérienne a eu lieu dans les années 1990, elle a laissé des traces qui ne favorisent pas un nouveau conflit. Mais d’autres États dont on parle moins sont en situation de grande panique politique. La Jordanie a été la première à connaître des événements et le roi Abdallah a fait baisser d’autorité le prix de tous les produits de base. Combien de temps pourra-t-elle tenir avec, de plus, un million d’Irakiens arrivés depuis la guerre ? Le Maroc n’est pas moins à l’abri que les autres : une crise économique et sociale, un sur-enrichissement en vingt ou trente ans d’une classe bourgeoise, alors que le reste du pays n’a pas suivi, des bidonvilles sur l’axe Casablanca-Rabat… Des mouvements dans diverses villes du pays ont subi une violente répression avec des morts. Le Yémen cumule tous les problèmes.
Ce dernier pays se distingue par la permanence d’un pouvoir du président Saleh de plus de quarante ans de règne, de la présence de l’insurrection des zaïdites (la monarchie chiite qui régna sur le Yémen jusqu’à la colonisation britannique), de la présence d’un foyer de contestation de plus en plus violent de la partie sud du Yémen — dont de nombreux responsables et tribus n’ont pas accepté la réunification de 1992 — et, enfin, de l’agitation d’Al Qaida qui a fait de ce pays sa base de repli après son échec en Arabie Saoudite. La question yéménite est donc bien plus qu’un problème démocratique. Pourtant c’est semble t-il celui là qui fait vaciller le dictateur qui va de répressions en renoncements. De ce point de vue, si la raison se satisfera de la chute de Saleh, nul ne peut se réjouir de l’avènement possible d’une deuxième Somalie de l’autre côté du Golfe d’Aden.
En Syrie — ce qui ne fut jamais le cas du Yémen —, c’est désormais un autre pôle de stabilité qui est menacé. Depuis 1974, la minorité alaouite (secte ésotérique d’origine chiite comme les Druzes) tient ce pays d’une main de fer avec le soutien — on l’oublie trop souvent — de la minorité chrétienne sous couvert d’un parti Baas fantoche. Dans ce cas particulier, les groupes qui ne sont pas au pouvoir — notamment les milieux commerçants des grandes villes d’origine sunnite — commencent à ruer dans les brancards. Les frères musulmans, brisés par le massacre sans précédent de Hama en 1981, relèvent progressivement la tête alors que le pays est touché par la crise économique et que les réfugiés irakiens comme en Jordanie pèsent d’un poids de plus en plus lourd pour un pays qui n’est guère riche. Ceci étant, en dépit des images télévisées, il est pour l’instant difficile de dire le niveau réel de l’agitation populaire et sa capacité à faire basculer le régime. Beaucoup ont à perdre dans la chute du régime qui assurait un équilibre peu ou prou respecté entre les communautés. L’autre partie qui a le plus a perdre est paradoxalement Israël qui avait trouvé en réalité un parfait équilibre stratégique avec ce pays, le statu quo arrangeant les deux protagonistes.
Enfin, Barhein cumule à la fois la crise démocratique et la présence d’une communauté chiite majoritaire sous le contrôle d’une communauté sunnite depuis les années 1970 [6]. L’Arabie saoudite s’inquiète, car elle voit à travers la révolte de la communauté chiite le problème de sa minorité chiite très importante qui occupe les zones frontalières et redoute, comme dans tous les autres pays, le développement d’un mouvement d’aspiration à la démocratie. Dans ce pays, les dirigeants ont une moyenne d’âge de plus de soixante-quinze ans et sont composés d’une famille de cinq mille descendants en compétition pour le « partage du gâteau ». La redistribution n’a pas trop mal fonctionné jusqu’alors, mais elle commence à se heurter à des exigences populaires ouvertes.

L’avenir démocratique n’est pas tout tracé

La boîte de Pandore a été ouverte. À l’issue de ces mouvements révolutionnaires, vont être mises en place de nouvelles institutions avec une ouverture du champ démocratique à l’intégralité des acteurs, y compris les partis islamistes. Ces nouveaux pouvoirs vont être soumis à une très pressante demande du peuple : « Donnez-nous des emplois, donnez-nous du pain ! » Il est possible que les gouvernements démocratiques en place ne soient pas capables de répondre à ces demandes politiques et sociales. Les économies locales sont ruinées. En Tunisie et en Égypte, la saison touristique est profondément touchée et cette activité est vitale pour ces deux pays. À défaut d’une réponse forte aux attentes de la population, on peut craindre un « deuxième tour » qui ne sera absolument pas démocratique. Les extrémismes monteront à marche forcée vers le pouvoir. Ces extrémistes peuvent être des militaires providentiels ou des islamistes radicaux. Il existe alors un risque de retour brutal de la violence politique dans une situation inextricable sur le modèle iranien ou irakien de l’époque de Saddam Hussein ou même une explosion avec une division tribale, notamment en Libye.
Dans l’immédiat on peut avoir, en particulier en Tunisie, des élections avec un véritable système démocratique qui se met en place. En Égypte, on va assister à une ouverture en direction des Frères musulmans. Il faut noter que ces derniers n’ont rien vu venir. Dans aucun pays, les islamistes n’ont été dans la course. Le seul fait de les associer éventuellement au pouvoir les a effrayés. Les cadres des Frères musulmans sont aussi vieux que les caciques au pouvoir. Ils n’ont aucune envie d’une aventure dans la rue et sont même inquiets de l’ardeur déployée par leurs jeunes militants.

Le rôle de l’Europe et des États-Unis

Le modèle de coopération Europe-Méditerranée est moribond. Avec l’Union pour la Méditerranée [7], l’ancien système bilatéral est devenu multilatéral pour améliorer l’espace de coopération. Ce qui n’a eu pour effet que le dégrader. On a reproduit le système de stabilité autoritaire de chaque État à un niveau collectif avec, autour d’une table, les Ben Ali, les Moubarak… Que pouvait-il en sortir ? De la stabilité, de l’immobilisme. Aborder le conflit israélo-palestinien est une excellente solution pour paralyser toute discussion et toute initiative dans ce type de cénacle. Les projets économiques, qui étaient censés être le moteur de la nouvelle Union pour la Méditerranée, ont été bloqués par la crise économique et financière. Le secrétaire général nommé péniblement en 2010 a démissionné en janvier 2011 [8]. Il faut donc réinventer un processus de coopération tourné vers l’urgence de ces pays. Il faut un « plan Marshall » pour les pays arabes, surtout pour ceux qui n’ont pas la rente pétrolière comme la Tunisie ou l’Égypte, mais aussi pour la Libye entrée dans un processus de destruction. Dans ces conditions, la coopération avec les États-Unis prend tout son sens. Ils ont vu arriver la crise mieux que l’Europe et ont su réagir plus courageusement pour la Tunisie et l’Égypte. Le Président Obama s’est engagé de façon décisive pour obtenir le départ de Moubarak. Après des tergiversations, ils se sont engagés aussi pour la Libye.
En ce qui concerne la Tunisie et l’Égypte, l’opinion arabe a vainement attendu une prise de parole de la France. Si on laisse la situation s’envenimer dans les pays en mouvement, elle nous reviendra de toute façon brutalement. Les flux migratoires brutaux de Tunisie vers Lampedusa en février ne sont que le début de ce qui peut nous attendre. Selon la Femise, il faudrait créer dans ce pays 22 millions d’emplois en Méditerranée, soit 300 milliards d’investissements d’ici 2030. Dans un pays où la population a moins de 15 ans, il faut des mesures de prise en charge particulières. C’est un élément fondamental des mouvements actuels. Les États ont pu gérer des populations moins nombreuses qu’aujourd’hui, populations qui s’étaient insérées dans le moule de l’autoritarisme en espérant progresser socialement. Pour la Tunisie, ce qui a très bien marché est désormais terminé. Le modèle de stabilité autoritaire est mort. Le modèle économique de capitalisme libéral sans barrière est très sérieusement entamé. Il faut donc refonder une nouvelle politique économique qui puisse prendre en compte ce type d’aspiration. Faute de quoi, l’avenir peut être extrêmement sombre.

Débat
Quelle démocratie ?

  • Q : Certes, il y a eu les effets de la crise mondiale, mais au préalable on a eu des manifestations de demande de liberté et de dignité. Il est d’ailleurs révélateur que ces mouvements n’aient attaqué ni l’Occident, ni les Américains, ni le sionisme… Les mots d’ordre étaient : « Liberté » et « Dehors ». L’exigence démocratique est bien présente, quelle place exacte lui accordez-vous ?
  • Jean-François Daguzan : Bien entendu, je ne pense pas que la crise mondiale soit la cause unique des mouvements récents. J’ai dit qu’elle avait joué comme facteur déclenchant. La demande de démocratie et de dignité était préexistante dans le monde arabe, globalement. Des mouvements divers avaient déjà eu lieu : les émeutes de la faim au Maroc en 1981 et 2007 ; en Tunisie en 1984 et en 2008 ; l’appel en avril 2008 par le parti égyptien Kifaya (« Ça suffit ») à un mouvement de grève de grande ampleur, fortement réprimé mais ayant obtenu une modification du prix du pain. On a vu aussi en Tunisie la fuite des élites qui ne pouvaient plus rester dans ce pays et qui ont émigré vers l’Europe, le Canada, les États-Unis. Le facteur démocratique est bien présent, de façon latente, mais les conséquences de la crise économique de 2008 ont joué comme un détonateur. Certes, le système aurait fini par craquer, mais on a assisté à une accélération. Avec 8% de croissance, le faux pacte social pouvait encore tenir. Je ne veux pas dévaluer l’aspiration démocratique, mais le démarrage a été rendu possible par l’usure d’un État devenu impuissant dans la situation économique et sociale de la crise.
  • Q : Dans les images montrées à la télévision, on a pu noter des différences d’un pays à l’autre : en Tunisie des manifestations avec beaucoup de jeunes adultes, hommes et femmes, d’apparence occidentalisés, en Égypte surtout des hommes et quelques femmes souvent voilées et en Libye des combats militaires avec des hommes jeunes. Si en Tunisie il est possible d’imaginer un processus s’inspirant des démocraties occidentales, pour l’Égypte n’est-ce pas moins sûr et pour la Libye n’est-ce pas nettement plus douteux ?
  • Jean-François Daguzan : Les images de télévision ne reflètent pas toute la réalité sociale. Mais pour la Tunisie, rien n’est étonnant dans la composition des manifestations. C’est le pays qui —même s’il y a eu une réislamisation pour les besoins électoralistes de Ben Ali ces dernières années — a été, avec le modèle laïc de Bourguiba, le plus avancé du monde arabo-musulman depuis la fin des années cinquante. Mais il faut aussi considérer la réalité démographique et géographique de ces pays. La Tunisie a une dizaine de millions d’habitants, l’Égypte en a officiellement quatre-vingt millions et la Libye seulement cinq millions. La Libye n’a fonctionné qu’avec des mercenaires ou des immigrés sur une superficie de sept fois la France et des régions agrégées depuis seulement 1951. C’est un État qui n’existe pas en tant que tel.
    Une issue démocratique est en effet plus probable en Tunisie. Ce pays a une taille raisonnable, une population ultra-formée et un espace politique qui peut être dirigé. Pour l’Égypte, nous sommes davantage dans l’inconnu. Il y a vingt ans, on disait dans les milieux officiels étrangers vivant dans le pays : « Pour le moment ça va. » Vingt après on parlait d’un risque d’explosion, mais personne ne savait quand. Or il n’y a pas eu de totale explosion. C’est ce qui est particulier à l’Égypte. L’enjeu est maintenant de diriger un pays de plus de 80 millions d’habitants dont la moitié a moins de quinze ans. Comment faire vivre ce pays sur un modèle moins élaboré que celui de la Tunisie ? Mais l’Égypte a un État qui fonctionne, alors que la Libye n’en a pas. L’évolution de ces pays ouvre sur des inconnues.
  • Q : Des institutions démocratiques peuvent-elles mettre en place des moyens de lutte efficaces contre la corruption ?
  • Jean-François Daguzan : Il existe deux types de corruption : la corruption kleptocratique avec un enrichissement individuel massif et des corruptions distributives en direction d’un clientélisme qui arrose toute une chaîne de bénéficiaires. Pour nous, cette corruption est également condamnable moralement. Mais il faut bien prendre en compte cette réalité au risque de ruiner des pans entiers d’une économie. Or ce phénomène va se rejouer avec l’ouverture des nouvelles générations à l’économie, au pouvoir et à la transparence. Et tout le monde n’est pas rôdé à cet exercice…
  • Q : On a parlé de révolution par Internet, des réseaux sociaux, mais leur particularité est de ne susciter aucun leader.
  • Jean-François Daguzan : J’ai, à titre personnel, des contacts familiaux très proches en Tunisie et depuis de nombreuses années. J’ai donc été en contact téléphonique permanent pendant les manifestations. On me disait : « On voit tout en direct. Facebook et Twitter nous permettent de vivre tout ce qui se passe. » Le départ de Ben Ali a été immédiatement connu. Sans ces communications, ce mouvement n’aurait pas pu exister sous cette forme. Le gouvernement tunisien avait investi dans le contrôle de l’Internet avec un service d’un millier de personnes, mais avec diverses astuces techniques tout le monde a contourné le système. Il est vrai que cette communication est horizontale, égalisée, mais l’émergence de leaders ne passe pas par ces réseaux. Ils ouvrent seulement le champ de l’information et d’un possible engagement. Les gens ont pu savoir globalement en temps réel ce qui se passait et donc y participer.

Quel avenir pour la jeunesse dans ces pays ?

  • Q : S’il y a beaucoup de diplômés dans ces pays, une société ne peut fonctionner uniquement avec des ingénieurs. Quelle est la valeur des diplômes ?
  • Jean-François Daguzan : C’est un problème pour tous les pays en développement. Ils ont maintenant des diplômés de très haut niveau (ingénieurs, avocats, médecins…) et en dessous rien. Le niveau intermédiaire de la maîtrise et de techniciens qualifiés fait défaut. La Tunisie fait exception ainsi que l’Irak d’avant la guerre du Koweït. Le critère d’un développement réussi est la mise en place de ces niveaux intermédiaires. Mais le jeune tunisien [9] qui s’est immolé n’était pas surdiplômé, il avait fait une école d’informatique. L’assèchement du marché du travail a été tel qu’un jeune diplômé d’informatique était réduit à l’activité de vendeur ambulant.
  • Q : S’il n’y a pas d’emploi pour les jeunes diplômés, se développe une logique de ressentiment, c’est ce que l’on constate en Grèce actuellement. Des diplômés de haut niveau et des jeunes sans emploi ne peuvent-ils pas constituer un nouveau flux d’immigration ? Si l’avenir de ces pays, comme vous l’avez souligné, est ouvert sur divers possibles, celui-là n’est pas à exclure. Comment les pays européens peuvent-ils y faire face ?
  • Jean-François Daguzan : Les Italiens en parlent… On estime à quatre millions le nombre de personnes « en flottaison » c’est-à-dire qui se déplacent dans le Sahara. Certains sont plus ou moins sédentarisés. Il se pose des problèmes graves d’insertion ou de criminalité. Une ville comme Tamanrasset connaît un problème majeur de migrations. La Libye était le pays accueillant le plus de migrants. Quand la guerre cessera, les migrations reprendront. C’est d’ailleurs un chantage fait par Kadhafi s’estimant le seul à pouvoir endiguer un déferlement vers l’Europe. Le Maghreb, l’Afrique du Nord et l’Europe sont confrontés aux mouvements migratoires d’Afrique noire. Nous sommes donc confrontés à un double mouvement : celui des Maghrébins voulant quitter leur pays si la situation tourne mal et celui des populations noires. Ce n’est pas qu’un scénario catastrophe. Ce qui se passe à Lampedusa est révélateur et mérite qu’on y porte réellement attention.

Quelle extension de ces révolutions ?

  • Q : Ces mouvements peuvent-ils s’étendre à d’autres pays très proches comme l’Algérie ou le Maroc ?
  • Jean-François Daguzan : L’Algérie a connu sa guerre civile pendant près de dix ans et elle a fait des dizaines de milliers de morts. De plus le modèle de pouvoir est constitué de groupes qui s’autocontrôlent et s’autorégulent. On dit souvent que les militaires tiennent le pouvoir. Ils ne tiennent qu’un morceau du pouvoir. Il est partagé par des coteries, le FLN, des oppositions régionales (les Kabyles, les Oranais, le M’zab…), le président qui joue avec les confréries religieuses, les jeunes capitalistes locaux (et les vieux), le marché noir… La complexité du modèle algérien en fait un régime probablement plus stable dans son instabilité relative et sa régulation. Il n’est pas à l’abri de soubresauts, mais il faut être prudent sur l’Algérie dont le pouvoir dispose d’un réel savoir-faire. L’opposition du FFS (Front des forces socialistes) d’Aït Ahmed est beaucoup moins présente en Algérie qu’en Europe. Le régime peut encore durer. Mais on s’avance vers l’élection présidentielle et des groupes en concurrence pour le pouvoir peuvent jouer sur la situation économique et sociale pour allumer des feux et créer des poussées de violence sociale pour affaiblir un autre groupe.
    En ce qui concerne le Maroc, Mohamed VI a engagé un processus qui semble aller vers une monarchie constitutionnelle. L’appareil d’État est technocratique, très élaboré et puissant. Le roi a engagé des processus de développement des zones les plus défavorisées qui avaient été totalement abandonnées par son père Hassan II. Des capitaux ont été investis dans le développement de Tanger et au-delà vers l’Ouest, dans la partie méditerranéenne du Maroc. Mais il faudra apprécier la position du roi vue par la population marocaine et le seuil de tolérance à la souffrance de certaines couches sociales. Le Maroc, qui n’est pas une économie de rente pétrolière et qui a une forte dépendance du tourisme, se trouve dans une situation économique et sociale comparable à celle de la Tunisie et subit les mêmes chocs. La structure sociopolitique construite depuis cinquante ans pourra-t-elle résister ?
  • Q : Il y a eu aussi des manifestations en Iran. Quelle rôle peut jouer l’Iran via le Hezbollah, la Syrie ou les Chiites du Moyen Orient ?
  • Jean-François Daguzan : L’Iran a connu d’importantes manifestions en juin-juillet 2009 contestant les résultats officiels de l’élection de juin, puis en février 2010 à l’occasion de l’anniversaire de la révolution de 1979 et en mars 2011 plusieurs organisations ont lancé un appel à la manifestation à Téhéran pour exiger la libération de deux leaders de l’opposition. Mais il faut aussi noter que le gouvernement iranien a applaudi aux révolutions arabes. Il avait en Moubarak un ennemi intime qui a disparu. Mais, au fond, ils sont extrêmement préoccupés. Le scandale électoral de 2009 a soulevé la réprobation de la population iranienne jeune, très bien formée, où les femmes jouent un rôle important. En effet, en créant la séparation absolue entre hommes et femmes, les mollahs ont fait monter les femmes dans tous les métiers, ce qui est en train de se retourner contre eux. Mais l’appareil répressif est autrement plus élaboré que celui d’autres pays de la région. Les « jours » du régime iranien sont comptés. Il est suffisamment inquiet pour avoir pris des mesures conservatoires : arrêter des opposants, changer des responsables à des postes clés… Peut-il emballer la situation pour s’en sortir ? Les Israéliens ont fait savoir déjà depuis quelques mois qu’ils ne tolèreraient rien du Hezbollah. Les Iraniens peuvent être tentés d’ouvrir un nouveau front. Est-ce que le Hezbollah est prêt à y aller ? Ce n’est pas certain, mais les Israéliens s’y préparent.

Quelle réaction d’Israël ?

  • Q : Comment Israël régit-il à ces événements ? Existe-t-il des risques de conflits entre pays arabes ?
  • Jean-François Daguzan : Pour Israël, le modèle de stabilité autoritaire dans les pays arabes était parfait. Un point d’équilibre avait été trouvé avec l’Égypte et même la Syrie. Israël se retrouve face à un monde arabe en plein changement, quoi qu’il arrive. Les États pouvaient être en situation de « paix froide », mais toutes les populations sont en totale animosité vis-à-vis d’Israël. Ainsi, de tous les pays du Maghreb, la Tunisie est le plus anti-israélien. Le QG d’Arafat à Tunis fut bombardé en 1987 et il en reste une vive rancœur. Même le Maroc, qui pendant très longtemps a su gérer une tradition juive marocaine, a pu jouer un rôle modérateur. En 1973, le roi avait envoyé un bataillon combattre en Syrie, mais c’est lui qui a ouvert les premiers pourparlers avec Israël. Mais aujourd’hui, c’est fini, l’opinion publique marocaine a basculé dans l’anti-israélisme. L’avenir d’ Israël au Moyen Orient et en Afrique du Nord lui est totalement défavorable, même si dans un premier temps les États poursuivent la même politique étrangère. L’inquiétude d’Israël est telle que le gouvernement Netanyahou annonce reprendre le processus de paix, alors qu’en juin 2010 j’ai rencontré la plupart des responsables politiques et militaires de ce pays, qui déclaraient que c’en était fini avec les Palestiniens, qu’ils avançaient en Cisjordanie et qu’ils s’occupaient du Hezbollah. Ils doivent désormais se sortir du risque d’un isolement complet et inextricable.
    Entre pays arabes eux-mêmes, la mise en place de nouveaux gouvernements peut réveiller de vieux nationalismes. Il est d’ailleurs tentant, quand on est en difficulté à l’intérieur, d’aller chercher un bon vieil ennemi extérieur. La Libye, ce non-État avec ses champs de pétrole, peut susciter des tentatives de scission entre la Cyrénaïque et la Tripolitaine. Rappelons que l’Égypte a fait la guerre à la Libye en 1976 à la suite des agressions répétées de Kadhafi, verbales et militaires. Les chars égyptiens sont passés en Libye, ont fait le tour de la Cyrénaïque et sont rentrés après avoir fait quelques dégâts. La bataille pour les ressources rares, comme l’eau ou le pétrole, peut être source de conflits. La Tunisie s’est toujours considérée comme flouée par le partage colonial vers l’Algérie et vers la Libye et elle en a toujours revendiqué des parties de territoire. Ce ne sont dans l’état actuel que des extrapolations, mais la règle de base qui consistait à ne pas remettre en cause les frontières des États issus de la colonisation vient d’être mis à mal avec la constitution d’un nouvel État, le Sud-Soudan [10].

Quel soutien possible de l’Europe ?

  • Q : Avec quels moyens l’Europe peut-elle participer à un plan Marshall pour la Méditerranée, alors qu’elle connaît une crise économique et financière ?
  • Jean-François Daguzan : Le plan Marshall de 1947 a été possible car les États-Unis étaient une puissance disposant de surplus colossaux qu’ils pouvaient réinvestir en Europe sans qu’ils en soient affaiblis, au contraire. L’Europe actuelle a un problème, car elle est « à sec ». Si on s’achemine vers l’idée d’un plan Marshall, il faudrait impliquer les États-Unis, mais depuis 1947 ils ne l’ont jamais refait. Si la situation se dégrade franchement de l’autre côté de la Méditerranée, nous en paierons directement le prix. Nous serons confrontés à des demandes, éventuellement à un ressentiment, à des pressions migratoires non seulement d’Afrique du Nord, mais au-delà des populations d’Afrique noire qui poussent derrière.
    Je pense que, bien au-delà de la question financière, il faut mettre en place une véritable dynamique de coopération qui ancre les pays du Sud à l’Union européenne. La question de la stabilité régionale est désormais économique et sociale et implique l’articulation étroite de tous les acteurs. D’une certaine mesure, la situation actuelle et surtout à venir, nécessite quelque chose de bien plus ambitieux que le plan Marshal : une véritable notion d’intégration.
  • Jean-François Daguzan, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), directeur de la revue Sécurité Globale, rédacteur en chef de la revue Maghreb-Mackrech. Dernier ouvrage : Terrorisme (s) : abrégé d’une violence qui dure, CNRS éditions, Paris, 2006.
    Cette lettre rend compte du Mardi de Politique Autrement du 8 mars 2011.
    Ben Ali devient, le 7 novembre 1987, président et chef suprême des forces armées.

Notes

[1] Ben Ali devient, le 7 novembre 1987, président et chef suprême des forces armées.

[2] Forum euroméditerranéen des instituts de sciences économiques.

[3] « Crise et voies de sortie de crise dans les pays partenaires méditerranéens de la FEMIP », 29 novembre 2010, http://www.femise.org/2011/01/publications/pourquoi-les-pays-mediterraneens-ont-tenu-le-choc-de-la-crise/

[4] La confrérie la plus puissante est la Senussiyah. Ses adeptes sont les senoussis.

[5] Son chef, Idris, devient en 1951 le roi d’une Libye fédérale.

[6] Le Royaume-Uni a reconnu l’indépendance de Bahreïn en 1913, mais les îles restèrent sous administration britannique jusqu’en 1971.

[7] L’Union pour la Méditerranée a été lancée en 2008 à l’initiative de Nicolas Sarkozy. Cette organisation regroupe 43 pays dont les 27 de l’UE, la Turquie, Israël et les pays arabes riverains de la Méditerranée. Elle s’est fixée pour objectif de relancer le dialogue euro-méditerranéen.

[8] Ahmad Massa’deh a démissionné de son poste le 26 janvier, un an après son arrivée.

[9] Mohamed Bouazizi, 26 ans, s‘est immolé par le feu le 17 décembre à Sidi Bouzid après s’être fait confisquer sa marchandise par la police.

[10] À la suite d’un référendum d’autodétermination organisé en janvier 2011, le Sud-Soudan doit accéder à l’indépendance vis-à-vis de la République du Soudan d’ici le 9 juillet 2011.