Mai 2010

Edouard Husson (*)

Les résultats des élections au Bundestag de septembre 2009 contiennent des éléments importants pour comprendre la situation de l’Allemagne vingt ans après sa réunification. Ce ne fut pas une victoire pour la CDU (la démocratie chrétienne), mais ce fut une lourde défaite pour le SPD (le parti social-démocrate).
Angela Merkel est redevenue chancelier, mais elle n’en préside pas moins à un déclin historique de la démocratie chrétienne, de la même façon que François Mitterrand a présidé au déclin du parti socialiste français. La CDU a obtenu 33 % des suffrages exprimés. Il faut se souvenir que jusqu’à la fin des années 80, elle se situait au-dessus des 45 % des votants. Le résultat le plus significatif est celui de ses alliés chrétiens-sociaux de la CSU en Bavière : 41 %, alors qu’ils étaient, il y a encore huit ans, à 57 ou 58 %. Ce sont les deuxièmes grands perdants de ce scrutin après le SPD. Globalement, nous sommes devant un processus de lente érosion de l’électorat démocrate-chrétien.

Déclin de la social-démocratie

Avec un score de 23 % avec une participation électorale de 70 %, soit moins de 20% des inscrits, ce fut, pour le SPD, un cataclysme. En fait, 4 à 5 % des électeurs qui auraient dû voter pour lui se sont abstenus. Une abstention totale de 30 % est tout à fait étonnante dans l’histoire récente de l’Allemagne qui traditionnellement vote davantage que les autres pays européens. La première cause de la défaite du SPD, c’est qu’une partie de ses électeurs ne sont pas allés voter et que, parmi ceux qui l’ont fait, une petite fraction s’est reportée sur le Parti de Gauche Die Linke.
Cette défaite du SPD est sans équivalent dans l’histoire contemporaine du pays. Ce parti, fondé à la fin des années 1860, a accompagné la réalisation de l’unité nationale dans le cadre du Reich bismarckien et son implantation a suivi les progrès de la participation électorale. En 1878, 50% seulement du corps électoral a pris part au vote pour les premières élections au Reichstag dans le cadre de l’Allemagne unifiée. En 1912, cette participation est passée à 86%. Entre temps, le score du SPD est monté de 4 à 5% à 26% des voix. Le SPD a été le parti qui a développé une conscience nationale allemande démocratique. C’est le seul à l’avoir fait. En effet les partis de droite dans le Reich bismarckien avaient une idée assez archaïque de ce qu’était une nation. Pour eux, cette notion était d’abord dynastique ; elle était celle imposée par Bismarck et se limitait au nationalisme au sens d’aspiration à l’unité nationale.
Le SPD s’est opposé à Bismarck et aux gouvernements qui ont suivi dans le cadre des institutions mais, en même temps, il a forgé chez ses électeurs un sentiment national démocratique qui, malheureusement, a été ébranlé par la Première guerre mondiale et n’a pas pu s’épanouir sous la République de Weimar. Après 1945, le SPD a été le gardien de l’idée de nation allemande avec la perspective de réaliser un jour l’unité nationale démocratique. C’est ce qui explique la réaction de Willy Brandt, qui a surpris tout le monde au moment de la chute du mur : contre l’avis d’une partie du SPD, il a décidé de soutenir Helmut Kohl dans le processus de réunification. Dans un premier temps, le SPD s’est mieux adapté que la CDU et il a d’avantage profité de la réunification. Certes, celle-ci a gagné les premières élections qui l’ont suivie que parce que Kohl, d’une façon assez démagogique a offert l’unité monétaire « mark pour mark » aux Allemands de l’Est qui se sont prononcés en sa faveur lors du premier scrutin. Mais ce fut un feu de paille et on a vu ensuite une baisse régulière des résultats de la CDU dans les Länder de l’Est. Jusqu’en 2002, on a assisté à une montée en puissance du SPD. Celui-ci est parvenu à constituer une majorité de gauche parce que l’apport de l’Allemagne de l’Est a changé la donne. Gerhard Schröder a gagné en 2002 sur le thème du pacifisme parce qu’avec la réunification l’Allemagne est devenue pacifiste, ce qu’elle n’était pas encore dans l’ancienne République fédérale.

La coupure avec les couches populaires

Aujourd’hui, les deux grands partis politiques allemands, ceux qu’on appelait les Volksparteien (les « partis populaires », recoupant toutes les classes sociales), qui avaient réussi à faire émerger une société égalitaire après 1945 et à rassembler une société allemande très déstructurée par deux guerres mondiales et le national-socialisme, représentent moins de la moitié du corps électoral. Ce qui signifie qu’ils ne sont plus des forces d’intégration.
Arrêtons-nous sur la signification des 30 % d’abstention. Si on regarde les chiffres de près, on s’aperçoit que plus la classe de revenus est faible, plus le taux d’abstention est élevé. Les cinq partis politiques en sont à se disputer la partie la plus nantie du corps électoral. Ce qui explique, d’ailleurs, la relative stagnation des Verts : ils peuvent difficilement dépasser les 8 à 10 % parce qu’il s’agit de la « gauche bobo », donc d’un corps électoral sociologiquement limité. Die Linke a indéniablement profité du déclin du SPD, mais la proportion d’ouvriers qui vote pour ce parti est relativement faible. Il a du mal à s’implanter, malgré ses résultats en Sarre, dans la partie ouest du pays, parce que ses cadres sont d’anciens militants d’extrême gauche des années soixante-dix, incapables de faire face à la désindustrialisation, aux délocalisations et autres difficultés économiques et sociales. Or, ce sont ces questions qui préoccupent l’électeur allemand qui ne veut plus voter SPD. Car le phénomène majeur de ces vingt dernières années, c’est la désindustrialisation massive de l’Allemagne en termes d’emplois. Elle continue à être une grande nation industrielle, mais c’est parce que ses entreprises ont délocalisé la production des composants, ne gardant sur le territoire que les chaînes de montage et d’assemblage qui sortent des produits sur lesquels on colle l’étiquette « Made in Germany » — ce qui permet encore, pour l´instant, de les vendre plus cher que les produits équivalents d´autres pays. Cela explique, entre autres, les résultats spectaculaires de l’Allemagne à l’exportation jusqu’à l’éclatement de la crise.
Aujourd’hui, le pays connaît d’importants problèmes sociaux. Il a deux ans, le SPD a fait réaliser une étude qui démontrait qu’outre les 10 à 15 % d’abstentions incompressibles, 8 à 15 % du corps électoral avaient le sentiment d’être déclassés ou d’être menacés par un déclassement immédiat. Avec vingt ans de retard sur les autres pays d’Europe, l’Allemagne entre, à son tour dans une crise sociale. Si on veut comprendre où en est son tissu social, on peut prendre la France juste après la réélection de François Mitterrand, quelques années après qu’on y avait vu apparaître la nouvelle pauvreté. On ne parle pas encore Outre-Rhin de fracture sociale, mais elle est bien là. Ainsi, il y cinq ans, on constatait qu’un enfant sur sept grandissait dans une famille vivant en dessous du seuil de pauvreté. Aujourd’hui, on estime que c’est un enfant sur cinq.
À cette rupture sociale toujours plus affirmée s’ajoute une dynamique démographique très faible et le fait que ce sont — comme dans la France de la fin du XIXe siècle — les classes populaires qui ont le plus d’enfants. Globalement, 20 % des enfants appartiennent à des familles qui ne peuvent leur assurer l’accès à une éducation adaptée à l’économie contemporaine et de demain.
Il faut avoir cette situation en tête pour comprendre les résultats des élections de septembre 2009. La CDU n’avait pas plus de réponses que le SPD, mais, en plus, ce dernier n’a pas été capable de tenir un discours convaincant aux couches populaires inquiètes. Gerhard Schröder savait le faire. Il avait un talent extraordinaire pour expliquer qu’il aimait l’ouvrier allemand, qu’il se battait pour le maintien des sites industriels dans le pays. Il le disait avec une telle force de conviction qu’il réussissait à sauver électoralement son parti, même si c’était de plus en plus difficile. Ses successeurs sont des bureaucrates issus de l’appareil du parti qui n’exercent aucune force d’attraction sur l’électorat. Le SPD reste encore un peu un parti de classes moyennes, mais il est incapable de parler à ce qui a été sa base historique, à savoir le monde ouvrier allemand.
Quant à la CDU, il est probable qu’elle a pour destin d’accompagner le déclin du système politique inventé, dans les années cinquante, par Konrad Adenauer et ses opposants du SPD. Il ne faut s’attendre à aucune force de renouvellement de sa part, d’autant que c’est un parti dont les responsables régionaux sont très puissants et qu’on va, dans les années qui viennent, assister à leur montée en puissance au détriment de l’autorité d’Angela Merkel.

Une instabilité politique croissante

On va vers un éclatement du corps électoral, un éparpillement des voix qui aura un impact certain sur la vie politique allemande. Ce phénomène a été perçu depuis les élections législatives de 2005, mais il a été camouflé par la grande coalition CDU/CSU-SPD, Chacun des trois partis qui se situe derrière la CDU et le SPD ne peut rassembler de façon durable plus de 15 % des suffrages. Il est peu probable que les Verts aillent au-delà de 12 %.
Pour que Die Linke arrive à un score de 14 à 15 %, il faudrait qu’elle se dote d’un chef politique inspiré qui sache trouver les mots pour rassembler un électorat populaire en désarroi. De plus, Die Linke est à l’image de la démographie allemande. C’est un parti pour lequel on vote d’autant plus qu’on est âgé. D’ailleurs, ses gros bataillons se trouvent dans les Länder de l’est parmi une population d’un âge certain qui a — tout est relatif — une certaine nostalgie de l’ancien régime communiste.
Le FDP (parti libéral démocrate) a largement profité de l’affaiblissement de la CDU : beaucoup d’Allemands ont voté pour lui parce qu’ils estimaient qu’Angela Merkel était trop à gauche. On trouve en Allemagne autour de 15 % du corps électoral qui n’accepte pas les déficits publics, la politique de relance et qui tient toujours à l’ordolibéralisme [1]. On peut prévoir le déclin du FDP puisque, faisant partie de la coalition gouvernementale, il cautionne une politique que son électorat juge être celle du désordre économique et du désordre budgétaire.
L’Allemagne se dirige donc vers une instabilité politique croissante, mais avec une différence avec la France : l’absence de l’extrême droite. Et cela pour une double raison. À l’Ouest le rejet du nazisme est très profond dans la population et tout ce qui peut s’approcher d’un discours d’extrême droite est, d’emblée, disqualifié. À l’Est, l’égalitarisme du régime communiste est resté profondément ancré dans les mentalités et, comme un discours d’extrême droite se fonde forcément sur l’affirmation d’une forme d’inégalité entre les hommes, il y a peu de chance qu’il prenne, si ce n’est dans des groupuscules néonazis qui ne concernent qu’une minorité de jeunes gens tout à fait perdus parce qu’ils n’ont pas eu les moyens de passer à l’Ouest pour y chercher un emploi.
L’Allemagne, telle que je la perçois, nous emmène donc loin du débat qui s’est déroulé en France au lendemain de la chute du mur de Berlin et durant les premières années qui ont suivi la réunification allemande On a, alors, assisté à une floraison d’ouvrages tous plus alarmistes les uns que les autres : « Du premier au quatrième Reich », « Le retour de Bismarck », « La nouvelle puissance allemande »… Leurs auteurs puisaient à de bonnes sources, en tout cas littéraires. On relisait l’historien Jacques Bainville (1879-1936), ainsi qu’un certain nombre de germanistes de la fin du XIXe siècle et on se persuadait que la France n’a pas fait ce qu’il fallait en 1989-1990 quand François Mitterrand ne s’est pas opposé à la réunification, alors qu’il a eu des velléités de le faire. Je me souviens des débats auxquels j’ai participé sur ce sujet : il en ressortait clairement une idée assez ancrée, empreinte d’un peu de germanophobie, que l’Allemagne, ayant réussi sa réunification, affirmerait de plus en plus sa puissance en Europe.

Un dynamisme affaibli

Force est de constater, vingt ans après la chute du mur, qu’elle est indéniablement une puissance économique mondiale, mais elle n’a pas irrémédiablement distancé la France. En 1989, notre PIB représentait 70 % de celui de l’Allemagne. Aujourd’hui 78 %. Il faut donc relativiser les discours d’alors sur la montée en puissance de ce pays.
Le premier phénomène qui aurait dû frapper les observateurs de l’époque, c’est sa grande faiblesse démographique. Cette faiblesse a été aggravée par la réunification. La dureté de la transition économique — on devrait dire l’absence de transition — y a fait immédiatement chuter la natalité, une fois passée l’euphorie provoquée par la distribution d’un pouvoir d’achat qui ne correspondait pas aux vraies capacités de production des nouveaux Länder. À tel point, qu’il y a une dizaine d’années, ces deniers constituaient la région du monde ayant le plus faible taux de natalité : 0,8 à 0,9 enfants par femme en âge de procréer. Depuis, la situation s’est un peu améliorée. L’Est se trouve à peu près au même niveau que l’Ouest : 1,2 à 1,4 enfants par femme en âge de procréer. Malgré une population moindre, la France compte chaque année, en nombre absolu, plus de naissances que l’Allemagne.
Tout cela signifie que ce pays se trouve face à un certain nombre de questions autrement plus ardues à résoudre que celle du financement des retraites. À commencer par la perspective d’un effondrement de ses capacités créatrices en matière de technologies, d’inventions industrielles, de créations artistiques. Elle va aussi se trouver devant le problème quasi insoluble de ses immigrés de plus en plus nombreux face à un corps social de moins en moins à même de les intégrer parce que, vieillissant, il n’aura pas le dynamisme et l´optimisme qui permettraient de les assimiler.
Il faut, de même, s’interroger sur la place de l’Allemagne dans son environnement géographique, puisque son problème démographique est partagé par l’ensemble de l’Europe centrale et orientale, et de façon encore plus catastrophique en Russie. Or, depuis une quinzaine d’années, l’Allemagne a investi tout ce qui lui restait de ressources économiques et industrielles pour bâtir des liens extrêmement étroits avec ces pays. Avec une population vieillissante et en réduction, ils vont représenter un marché de consommation de plus en plus étroit et leurs facultés d’innovation iront se réduisant. Enfin, du fait de l’importance de sa population, le pays occupe actuellement une place prépondérante au sein des institutions de l’Union européenne, mais son évolution démographique risque de remettre en cause cette prééminence.

Quel nouveau modèle politique ?

Il existe de véritables archaïsmes dans le système politique allemand, comme la quasi impossibilité d’organiser un referendum au niveau national. Il est possible d’organiser des referendums dits d’initiative populaire, en Bavière et dans quelques autres Länder, mais c’est très difficile. Il subsiste une grande méfiance vis-à-vis de tout ce qui rappellerait une époque malheureuse dans la classe politique allemande. S’agissant de la République de Weimar, cela constitue un véritable contresens historique, car ce ne sont pas les referendums qui l’ont coulée mais les dysfonctionnements du système politique et, d’abord, le scrutin proportionnel qui a empêché de dégager des majorités claires et permis au parti nazi de s’incruster petit à petit.
Une autre caractéristique de l’Allemagne contemporaine est sa grande difficulté à inventer un nouveau modèle politique comme elle avait su le faire après 1945. Jusqu’au début des années 70, les deux premiers partis politiques rassemblaient plus de 41 % de l’électorat chacun et en 1972 45 % chacun soit 90% à eux deux. Il s’agissait là d’une expression très forte d’un modèle politique qu’Habermas, après Sternberger, avait qualifié de patriotisme constitutionnel, notion que l’on peut critiquer dans l’absolu, mais qui représentait une réalité dans l’Allemagne d’après-guerre. Il marquait un très fort attachement à la Loi fondamentale, qui n’était pas une constitution au sans complet du terme dans l’attente de la réunification. Or, force est de constater qu’au moment où celle-ci s’est produite, la classe politique mais aussi l’ensemble de la société n’ont pas eu le ressort de solenniser le vote définitif d’une Constitution qui aurait corrigé certains défauts de la Loi fondamentale et, en même temps, aurait été tournée vers l’avenir. Helmut Kohl a étouffé le débat au moment de la réunification. Or 1989 a été un événement très important pour la simple raison que c’est la première révolution réussie dans ce pays. Les gens de l’Ouest s’y sont attribué le beau rôle, mais c’est la population de l’Est qui a pris le risque de défier le régime de la RDA, c’est elle qui a décidé de le renverser. Aujourd’hui on sait que ce risque était mesuré mais personne ne pouvait le deviner alors. C’est la première fois qu’un tel événement se produit dans l’histoire de l’Allemagne
Globalement, la société continue à adhérer à ses institutions parce que la démocratisation de l’ensemble de l’Allemagne est une réalité. Ce n’est pas le sentiment d’attachement à la démocratie qui est en cause, celui-ci reste profond, mais l’incapacité des institutions à le traduire. Comme partout dans le monde, il existe dans le pays une aspiration à la décentralisation des décisions. Or, le Bund, le gouvernement fédéral, vient de mettre en place un système qui interdit constitutionnellement aux Länder tout déficit budgétaire, ce qui ne leur laisse aucune marge de manœuvre.
Et, surtout, personne ne pose la question des relations avec l’Union européenne. La seule institution qui s’y intéresse est le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe. Il a pris, à une quinzaine d’années d’écarts, deux arrêts qui illustrent bien la manière dont l’Allemagne les conçoit. Le premier stipule qu’elle peut, si un vote à la majorité qualifiée au Bundestag le décide, sortir du Traité de Maastricht. Le second qu’elle peut, dans les mêmes conditions, annuler les dispositions du Traité de Lisbonne. La différence entre les Britanniques et les Allemands, c’est que les premiers restent en dehors de celui-ci quand ils refusent une clause d’un accord communautaire, alors que les seconds y adhèrent mais se réservent la possibilité d’en sortir, estimant que leurs intérêts nationaux priment sur la cause européenne. Le débat sur ce sujet n’est jamais clairement posé, car il impliquerait que l’Allemagne revoie ses relations avec ses voisins, grands ou petits. Si elle a la possibilité de sortir de l’Union, rien ne justifie ses leçons de patriotisme européen, à la France par exemple quand elle vote non à un referendum, sur le thème « Quels mauvais élèves vous faites ! » Rien, non plus ne peut excuser la violence des insultes de la presse allemande à l’adresse du président tchèque parce qu’il tardait à signer le Traité de Lisbonne.
Cela signifie que l’Allemagne hésite entre plusieurs modèles de systèmes politiques sans être capable de choisir entre eux. On a parlé, il y quelques années, de « démocratie du chancelier » pour marquer la prééminence de celui-ci dans le jeu politique. C’était vrai pour Helmut Kohl et aussi pour Gerhard Schröder. Ce l’est beaucoup moins pour Angela Merkel à qui le FDP va faire sentir sa déception quant au bilan de la coalition dans les quatre ou cinq ans qui viennent. Ce ne pourra pas être une démocratie des Länder car ceux-ci, on l’a vu, ne disposent pas de suffisamment de pouvoirs. Ce ne sera pas non plus l’adhésion à une démocratie européenne parce que les Allemands sont, à nouveau, fiers de l’être. Mais, aujourd’hui cela veut dire simplement pour eux être fiers d’être de bons démocrates, de constituer une démocratie modèle et cela leur suffit.

Quelle place de l’Allemagne dans le monde ?

Depuis la réunification, la majorité de la population est pacifiste. Profondément attachée à la paix vécue comme une valeur suprême, elle est, par exemple, foncièrement opposée à l’engagement de troupes allemandes en Afghanistan. Mais, en même temps, les acteurs du système de défense ont tendance à s’autonomiser. Ils sont comme des poissons dans l’eau au sein de l’OTAN et se réjouissent de pouvoir multiplier les interventions à l’étranger. Ils laissent entendre que, si le chômage continue de monter, il ne serait pas mauvais que la Bundeswehr puisse engager davantage de soldats, que l’industrie de l’armement pourrait contribuer à la relance économique…
L’importance de ce complexe militaro-industriel n’est pas complètement perçue par la société allemande. Il n’est pas oligarchique ni fermé sur lui-même et peut intégrer n’importe quel Allemand pour peu qu’il appartienne aux deux tiers de la société qui ont un niveau éducatif suffisant. Ce qui n’est pas sans poser de problème vis-à-vis de la démocratie, même si l’on peut penser qu’avec son ancienne population vieillissante, le pays ne retombera pas dans un système autoritaire.
Fondamentalement, on ne discerne aucune ligne de force dans la politique étrangère. L’Allemagne sait qu’elle pèse sur la scène mondiale, grâce en particulier à ses exportations ; elle sait qu’elle est écoutée sur l’ensemble du continent eurasiatique ; elle pense qu’elle tiendra le choc face à la mondialisation. En tout cas, ses élites font comme si elle n’était pas vulnérable. L’idée selon laquelle le grand enseignement du dernier conflit mondial est qu’il ne faut plus faire de guerre à la Russie est largement partagée. Mais, en même temps, l’Allemagne ne sait pas comment se situer par rapport aux États-Unis. L’émotion qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001 a été de courte durée. En fait, les Allemands sont de plus en plus indisposés par la politique étrangère et la politique économique et financière américaine.
Nul, s’il veut continuer à appartenir aux élites socio-politiques, n’osera cependant s’opposer ouvertement à la politique américaine. Gerhard Schröder l’a fait parce qu’il jouissait d’une véritable autorité, d’une réelle indépendance d’esprit et parce qu’il savait que cela faciliterait sa réélection. Mais il faut se souvenir des violents discours qui ont été tenus contre lui durant les mois qui ont suivi son opposition à la guerre en Irak. Joschka Fischer, son ministre des Affaires étrangères, s’il avait pu l’empêcher de prendre cette position l’aurait fait ; cet ancien gauchiste est la meilleure incarnation du ralliement à l’atlantisme dès qu’on veut faire partie des élites allemandes,. Cependant, les faiseurs d’opinion, les dirigeants économiques, les responsables économiques sont en plein désarroi devant ce qui se passe sur la scène mondiale. Et ils en veulent aux États-Unis parce qu’ils ne sont plus ce qu’ils ont été pendant quelques décennies, à savoir la première puissance du monde capable de décider de son destin.
Ce n’est pas qu’ils envisagent de construire un partenariat stratégique franco-allemand qui aurait sa propre politique à la tête de l’Union européenne ; ce n’est pas, non plus, qu’ils pensent à constituer, au cœur du continent européen, une sorte de grande Suisse qui développerait la diplomatie pacifique d’une nation apaisée économiquement prospère ; c’est d’abord parce qu’il est difficile d’avoir à redéfinir totalement l’organisation du monde. Angela Merkel a lancé quelques idées sur ce thème, mais toujours dans le sillage de Barack Obama. De ce point de vue, elle est très satisfaite de voir la France revenir dans le commandement intégré de l’OTAN.
Ce qui met les Allemands dans l’embarras c’est qu’il va falloir imaginer une nouvelle architecture diplomatique, une nouvelle régulation économique internationale, avoir une vraie politique avec la Chine, établir des relations plus qu’économiques avec la Russie, réfléchir aux rapports que l’on veut établir avec le continent sud-américain… Tout cela relève de l’élaboration d’une politique qu’ils aimeraient mieux ne pas avoir à faire.
Dans ces conditions, on peut penser que l’Allemagne va être un frein pour la définition d’une stratégie commune européenne dans les années qui viennent ; ce ne sera pas la puissance qui tirera les autres pays de l’Union. Si on ajoute à ce frein diplomatique ceux que constituent sa faiblesse démographique et ses institutions qui fonctionnent de moins en moins bien, il est permis de s’interroger sur les perspectives de la coopération franco-allemande.

Quelle identité nationale ?

Il faut avoir à l’esprit que lorsque le mur de Berlin a été ouvert, un flux quotidien de près de 2 000 Allemands de l’Est s’est précipité à l’Ouest, au grand mécontentement de la société ouest-allemande. À tel point que Gerhard Schröder qui commençait à avoir un certain poids politique a cru pouvoir jouer la carte de la non-réunification. Kohl a été meilleur tacticien, parce qu’il battait de loin, en cynisme, toute la classe politique allemande. Son discours revenait à dire aux gens de l’Ouest : « Ne vous faites pas de souci. On va leur donner beaucoup d’argent pour les persuader de rester là où ils sont. On va ainsi stabiliser la situation. Rassurez-vous, vous n’aurez pas d’impôts supplémentaires à payer. » L’équipe de Schröder traduisait bien les attentes des Allemands de l’Ouest, mais elle n’avait pas de réponse immédiate à leur donner. Sur le long terme, Schröder avait raison. Contre toutes les assurances données par Kohl, les Allemands de l´Ouest ont dû accepter de payer plus d’impôts et de transférer, chaque année, 4 % du produit intérieur brut ouest-allemand vers les nouveaux Länder. C’est alors qu’est né peu à peu à l’Ouest une sorte de ressentiment. Les gens avaient le sentiment qu’on donnait trop d’argent aux gens de l’Est et qu’en plus, ceux-ci grognaient en permanence et avaient le culot de voter pour l’extrême gauche. Ce ressentiment a été beaucoup moins remarqué que celui de l’Est, baptisé « ostalgie ». Ce dernier est assez naturel ; il est le fait de gens qui se sentent colonisés et qui se disent : « Non seulement ils nous donnent de l’argent, mais, en plus, ils veulent nous expliquer à quoi il sert et comment s’en servir. »
Cependant, les jeunes générations ont réagi autrement : les jeunes de l’Ouest ont très bien accueilli ceux de l’Est. Une véritable solidarité s’est créée à leur niveau, de façon tout à fait naturelle, sans en parler, sans pathos nationaliste, simplement dans les faits. Pour eux, la réunification est tout à fait réelle, mais la jeune génération n’a pas été capable de faire abandonner à la vieille Allemagne ses repères identitaires. Ce qui fait qu’à l’Ouest comme à l’Est les vieilles générations continuent de maugréer l’une contre l’autre.
C’est l’une des raisons pour lesquelles l’extrême droite n’a pas percé : quel sens pouvait avoir un discours nationaliste alors qu’à l’Ouest on n’avait pas voulu de la réunification — on ne l’a acceptée que comme un pis aller, pour éviter le pire—, et qu’à l’Est les gens sont convaincus qu’on a pas voulu réellement les intégrer, qu’on a profité de cette réunification pour leur prendre le peu qu’ils avaient, pillant leur savoir-faire et occupant un certain nombre de postes dans l’université ou la fonction publique ?
Tout cela pour dire qu’il n’existe pas d’identité allemande, sinon celle forgée par le rejet du nazisme. Existe encore la fierté de faire partie d’une nation qui, récemment encore, était la première puissance exportatrice du monde. Mais cela ne suffit pas à créer une identité nationale. Revient alors une question déjà posée à propos du patriotisme constitutionnel d’Habermas : peut-on faire vivre une démocratie sans identité nationale ? Sans un fort sentiment de partager une aventure commune ? À ce propos, je pense que les Allemands sont beaucoup plus eurosceptiques qu’il y a quelques années et je ne crois pas qu’ils soient prêts à ressentir un sentiment d’appartenance à une démocratie européenne. Il existe chez eux un fort attachement à la Loi fondamentale, mais, en même temps, un mal-être diffus que traduit la montée de l’abstention et l’idée que le vieux modèle social de l’Allemagne de l’Ouest est épuisé.
Comment concevoir l’avenir ? Je pense qu’on va assister à un éparpillement électoral toujours plus fort, que le pays deviendra petit à petit ingouvernable, sans pour cela aboutir à une situation catastrophique. Au fond, il est probable que l’Allemagne revienne à un état historique relativement naturel qui est celui de son morcellement géographique et politique. Cela ne signifie pas un retour au Saint-Empire germanique. On aura plutôt un régime fonctionnant apparemment de façon unitaire, mais avec une assez forte division économique, une dispersion des pôles de compétitivité et, sans doute, de vrais problèmes sociaux, en particulier des inégalités sociales difficiles à supporter. Mais je fais le pari que, contrairement à ce qui se passe en France où on continue à compter sur l’État pour réduire la fracture sociale, on aura en Allemagne de moins en moins recours à l’État et de plus en plus à ce qui a toujours fait la force du pays, la vigueur de ses associations, de ses syndicats, des ses corporations et à sa capacité d’organisation au niveau local.

Débat
Quel poids du passé ?

  • Q : Qu’en est-il du traumatisme des générations qui ont connu le nazisme ? Quel poids a encore ce passé chez les jeunes ?
  • Edouard Husson : Chaque génération essaie de se souvenir du nazisme, pour le rejeter, bien sûr, mais de façon différente. La génération des années soixante disait : « Comment ont-ils pu faire cela ? » Celle d’aujourd’hui dit : « Bien sûr, nous sommes concernés, mais comment nos parents et nos grands parents ont-ils pu faire cela ? » Cette bonne conscience est un peu agaçante. Comme est agaçante la tendance à tourner la France en dérision, la « Grande Nation », sous-entendu : « Comment peut-on prétendre mener un politique étrangère indépendante après Auschwitz ? » Un des mérites des événements de 1989 a été de faire mentir une idée assez perverse émise par l’écrivain Gunther Grass selon laquelle Auschwitz interdisait toute réunification allemande.
    Aujourd’hui les Allemands ont retrouvé une fierté nationale, la fierté de ce qu’ils savent faire ensemble. Elle est quelquefois ébranlée, comme, lorsqu’il y a quelques années, une étude de l’OCDE a révélé que le système scolaire avait pris du retard. Cela a provoqué un psychodrame national. On a d’abord remis en cause les critères d’analyse, puis on a mis l’accent sur les fortes disparités régionales de niveaux pour approcher timidement le vrai problème, à savoir la médiocre intégration des enfants d’étrangers qui tire vers le bas l’ensemble des résultats scolaires.
    Mais le passé, c’est aussi le passé est-allemand et je suis frappé par l’incapacité de la société allemande à pratiquer une forme de réconciliation nationale. Celui qui l’exprime avec le plus de franchise est Helmut Kohl. Il raconte dans ses mémoires qu’un jour il était attablé avec le Premier ministre espagnol, Felipe Gonzalez dans un café de Séville, sa ville natale. Soudain, il le voit se lever, aller saluer un respectable vieillard, plaisanter plusieurs minutes avec lui et revenir s’asseoir en disant : « C’est l’ancien maire de la ville. C’est lui qui m’a fait mettre en prison sous le franquisme. » Et Kohl d’écrire : « Comment imaginer que je puisse plaisanter avec ex-responsable de l’ancien parti communiste est-allemand ! ». En fait l’Allemagne de l’Ouest a longtemps dénoncé comme une abomination digne du IIIe Reich, un régime qu’elle n’a pas vécu elle-même, qui lui a servi de repoussoir, mais dont elle doit maintenant intégrer les héritiers, y compris ceux dont on dit qu’ils ont été courageux en1989, mais dont on sait que nombre d’entre eux ont été collaborateurs de la Stasi, la police politique.

La force du pacifisme allemand

  • Q : À la fin des années 70, le fameux slogan « Plutôt rouge que mort ! » apparaissait comme l’exact contraire d’un autre plus ancien « La liberté ou la mort ! ». Ce pacifisme correspondait-il à un courant puissant ? Dans votre dernier livre, vous faites allusion au « pacifisme rationnel » allemand que vous comparez au gaullisme français. Pourquoi ce rapprochement ?
  • Edouard Husson : Le pacifisme n’était pas majoritaire en Allemagne, mais il constituait un courant d’opinion très fort. Pour l’avoir négligé le SPD a été écarté du pouvoir pendant quinze ans. Effectivement, proclamer « Plutôt rouge que mort ! » peut apparaître comme une soumission au chantage. Mais les Allemands avaient une obsession : ils étaient persuadés qu’en cas de conflit nucléaire, ils seraient les premiers à être rayés de la carte. Mieux valait le communisme. Et pourtant, Dieu sait si les Allemands de l’Ouest le détestaient !
    C’est ce que les Français n’ont pas compris à l’époque. L’Europe est faite de la diversité de ses nations et de ses histoires nationales. Quand on est Français, on n’a ni à s’indigner ni à applaudir le fait qu’une majorité d’Allemands soient pacifistes. On doit faire avec les obsessions nationales des autres. De ce point de vue, la plus grosse erreur diplomatique de François Mitterrand, c’est son discours, pourtant encensé à l’époque, devant le Bundestag en janvier 1983. En l’occurrence, il a pris parti dans un débat interne à l’Allemagne. Certes, par la suite, la majorité des électeurs a reconduit Helmut Kohl, préférant la stabilité au sein de l’OTAN, mais François Mitterrand s’est coupé de la gauche ouest-allemande.
    Ce fut une erreur majeure du Président français de dire : « Les pacifistes sont à l’Ouest, les fusées sont à l’Est. »D’autant que c’était faux et que les pacifistes étaient aussi à l’Est. Le creuset du mouvement de 1989 contre l’État de RDA se trouve dans les manifestations de 1983 qui y avaient été autorisées par le régime dans l’espoir qu’elles déstabiliseraient la RFA. Et ce régime s’est déstabilisé lui-même sans le savoir, puisqu’à cette occasion des liens se sont tissés, en particulier dans les milieux protestants et entre leurs pasteurs, qui ont joué un rôle décisif dans les mouvements de protestation de 1989. On peut imaginer que, les services diplomatiques français n’ayant pas fait leur travail, François Mitterrand n’ait pas eu accès à ces informations. Il n’empêche que, du point de vue de la politique française, il était tout à fait inopportun de prendre parti pour Helmut Kohl contre Willy Brandt. L’enjeu, ce n’était pas les pacifistes, mais Willy Brandt, figure fédératrice de la gauche ouest-allemande, qui avait gardé une grande autorité après son départ de la chancellerie et qui était foncièrement hostile à l’installation des fusées Pershing. Et il l’était au nom d’une politique qui, tout en ayant sa logique propre — ce que j’appelle « le pacifisme rationnel » —, proclamait son admiration pour « l’Europe européenne » du général de Gaulle.
    On était là au cœur de ce qui fait le meilleur de l’Europe, sa capacité de convergence, malgré ses traditions nationales, ses histoires, ses référents politiques différents. N’oublions pas que, dans les années quatre-vingt, ce sont les Européens qui ont permis la sortie de la guerre froide. C’est Margaret Thatcher qui a réussi à convaincre Ronald Reagan qu’il fallait parler à Mikhaïl Gorbatchev. De ce point de vue, elle s’est comportée en véritable Européenne. Elle était en avance sur Mitterrand et Kohl. Willy Brandt avait senti, lui aussi, qu’il se passait quelque chose en Europe de l’Est. Et cela depuis qu’à Erfurt, en 1973, il avait vu une foule est-allemande se rassembler pour lui faire fête. Il avait eu alors la sagesse de se retirer discrètement pour éviter une éventuelle répression du régime contre ces manifestants. Il a été aussi le premier en Allemagne de l’Ouest à discuter avec Gorbatchev.
    Il est vrai qu’il existe chez les Verts, et pas seulement chez eux, une véritable obsession antinucléaire. Cette hostilité au nucléaire, qu’il soit civil ou militaire, est un fait. C’est une grosse différence avec la France. Il faut vivre avec quand on essaie de faire travailler ensemble les Européens. Mais au delà, il peut se créer des convergences. Sur une politique de paix dans le monde, par exemple. On l’a vu au moment de la guerre d’Irak. Chirac s’est souvenu que la France avait encore les outils de la puissance, ne serait-ce que son droit de veto à l’ONU et Schröder a été capable d’exprimer clairement ce que l’Allemagne pensait au fond d’elle-même, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas de raison de résoudre par la guerre un situation qui pouvait l’être par la négociation. Dans ce cas, il y a eu convergence, mais il ne faut pas tenter d’assimiler les deux traditions car elles sont trop hétérogènes. C’est pour cette raison que j’ai écrit que le pacifisme rationnel allemand, tel que Brandt l’a conçu et que Schröder a été capable de perpétuer, était un équivalent du gaullisme français, même si je n’assimile pas l’un à l’autre. Le pacifisme rationnel peut jouer en Allemagne un rôle fédérateur identique à l’héritage diplomatique du général de Gaulle en France.
  • Q : Vous avez parlé des responsables de la Défense qui ont tendance à s’isoler du reste de la société. Toute une mémoire militaire doit subsister. Peut-on savoir ce qui est enseigné dans les écoles militaires ?
  • Edouard Husson : Ce qu’on ignore souvent quand on fait allusion à la tradition militaire allemande, c’est qu’au XIXe siècle l’armée prussienne a développé l’idée selon laquelle ce qui fait le bon soldat, c’est sa capacité d’autonomie sur le champ de bataille. C’est ce que ses réformateurs de 1806-1813 appelaient déjà la liberté prussienne, la liberté dans l’ordre. L’ordre du supérieur hiérarchique est un ordre-cadre. La force des armées allemandes tient au fait qu’on n’a pas à se retourner vers le supérieur hiérarchique, quand il y a une décision à prendre d’urgence sur le champ de bataille. Le supérieur hiérarchique a une possibilité de veto, mais, il attend que le résultat soit atteint. Si à cette autonomie de décision vous ajoutez un peu de sentiment religieux, beaucoup de bons sentiments démocratiques, vous aboutissez à l’idée selon laquelle le soldat doit d’abord obéir à sa conscience (la « innere Führung »). Une notion moderne comme le commandement participatif par objectif entre très bien dans ce cadre.
    Donc, la Bundeswehr n’a pas eu besoin ni de rupture ni de continuité, parce qu’elle a recyclé de vieux concepts prussiens en considérant que le nazisme n’était qu’une parenthèse aberrante. Bien sûr, il y a eu quelques problèmes quand il s’est agi de débaptiser des lycées portant le nom de certains officiers prussiens ou de réviser le contenu de certains enseignements dans les universités de la Bundeswehr, mais on est là devant un des plus beaux exemples du changement dans la continuité.

L’Allemagne, l’Europe et la mondialisation

  • Q : Le traité de Lisbonne prévoit que les États-membres puissent mener entre eux des collaborations plus étroites que celles prévues par les traités. L’Allemagne est-elle intéressée par la formule et pourrait-elle la mettre en œuvre avec la France ? Que pensez-vous de la formule de l’ancien conseiller du président Carter, Zbigniew Brzezinski, selon laquelle la France cherche dans l’Europe sa réincarnation et l’Allemagne sa rédemption ? On peut considérer que la France a renoncé à cette ambition, mais qu’en est-il de l’Allemagne ?
  • Edouard Husson : Le Traité de Lisbonne prévoit effectivement des coopérations renforcées. Mais autant, dans les années quatre-vingt-dix l’Allemagne a cherché à constituer un noyau dur avec la France — ce que celle-ci a refusé —, autant aujourd’hui cela ne l’intéresse plus tellement, même s’il existe encore l’Eurogroupe en matière de défense. Elle a le sentiment d’être réellement au cœur de l’Europe des 27 et elle réfléchit davantage en termes de clientèle. Pour elle, la question qui se pose quand une décision est à prendre au niveau européen est de savoir quelle majorité elle peut rassembler pour faire triompher son point de vue. Je ne vois pas pourquoi la France ne ferait pas de même et négligerait de faire cause commune avec un certain nombre de pays pour faire avancer une option partagée, quitte à se disputer les clientèles, celles-ci pouvant, d’ailleurs, changer suivant les sujets.
    Je trouve la formule de Brzezinski un peu absurde. La génération allemande de 68, celle qui est née entre 1940 et 1955, a définitivement rompu avec le passé nazi et n’a pas ce souci de rédemption que l’Europe incarnerait. Pour les Allemands, la signature du Traité de Maastricht signifiait que la construction européenne se poursuivait. D’où leur agacement devant la tiédeur des Français à son sujet, de voir que l’union politique ne suivait pas l’union économique et monétaire et qu’il ait fallu vingt ans pour aboutir au Traité de Lisbonne.
    Pour autant l’Allemagne se pense dans le monde. Ses entreprises ont une stratégie d’adaptation à la mondialisation depuis les années quatre-vingt-dix. Elle espérait que les États-Unis accepteraient avec elle un partage ses sphères d’influence économique. Mais ce qui s’est passé dans les Balkans où l’émulation a été rude montre qu’ils n’y sont pas encore prêts.
  • Q : Comment les Allemands ont-ils ressenti l’absence du président Obama aux cérémonies du vingtième anniversaire de l’ouverture du mur de Berlin ?
  • Edouard Husson : J’aurais bien aimé que les Allemands se soient indignés de cette absence. Malheureusement, cela n’a pas été le cas. Ils l’ont remarquée, mais ils n’en n’ont pas tiré de conséquences politiques. Il est significatif qu’Obama se soit rendu à Berlin pendant sa campagne électorale et y ait tenu un grand meeting à l’intention des Américains vivant en Allemagne. Il a attiré un certain nombre de Berlinois qui voyaient en lui une réincarnation de Kennedy et espéraient qu’il les convainque qu’on n’avait pas changé d’époque.
  • Q : L’Allemagne, puisqu’elle en a la possibilité, ne quittera-t-elle pas l’Union européenne, un jour si elle se rend compte que la mondialisation et sa politique de libre échange l’amène à la ruine ?
  • Edouard Husson : Je ne crois pas. Certes, pour eux, l’Europe est un instrument mais ils n’en envisagent pas d’autres. D’où leur irritation devant certaines attitudes françaises. Je me souviens avoir été reçu à la chancellerie quelques mois après notre vote négatif sur le Traité constitutionnel. Le discours était à peu près celui-ci : « Très bien. Vous avez dit ce que vous vouliez. Mais cela va tellement contre le sens de l’histoire ! Maintenant, il nous faut quand même un traité qui organise nos relations. On ne peut pas se permettre de demeurer ainsi vis-à-vis du reste du monde. » Pouvoir sortir de l’Union leur donne une sécurité psychologique mais, en même temps, ils ne le feront jamais.
    Concernant le libre échange, la société allemande n’a pas réellement conscience des problèmes qui se posent. Pour elle, le libre échange est du domaine de la croyance. Beaucoup d’entreprises préfèreraient disparaître plutôt que soutenir un système, le protectionnisme qui, pour nombre d’Allemands qui réfléchissent en termes simplificateurs et confondent protectionnisme et autarcie, a été porté au paroxysme de son absurdité par Hitler.
    Pendant longtemps, les Allemands ont cru et beaucoup le pensent encore que leur pays se sortira avantageusement de la compétition internationale. Apparemment, une partie de la société est prête à laisser tomber dans ce but une minorité, même si elle est de plus en plus importante, pour s’adapter à la mondialisation. D’ailleurs, une des critiques les plus virulentes faites à Angela Merkel était de ne pas avoir tenu sa promesse de ne pas opérer de politique de relance.
  • Q : On comprend bien pourquoi les Allemands de l’Est ont été satisfaits de la façon dont a été effectué l’échange des marks, mais pour quelle raison ceux de l’Ouest l’ont-ils acceptée ?
  • Edouard Husson : Concernant la monnaie, je ne pense pas que la réalité soit rationnelle. Les Allemands de l’Est, ayant vécu sous un régime communiste, ne savaient plus ce que c’était que la monnaie, fondement de l’économie de marché. Ceux de l’Ouest vivaient, comme tous les pays occidentaux, dans un état d’arbitraire monétaire depuis au moins1971 avec la fin définitive de tout référent monétaire métallique et l´avènement du règne du papier-dollar. L´influence combinée du marxisme, du fascisme et du keynésianisme ont, en trois quarts de siècle, détruit définitivement le système monétaire naturel, celui du crédit garanti par un référent métallique, grâce auquel le capitalisme a pu prendre son essor. En 1990, les Allemands de l´Ouest étaient attachés à leur mark et n’ont pas du tout compris les enjeux, par ignorance des ressorts de la monnaie (à l’exception de quelques vieux ordo-libéraux à la Bundesbank). On a « donné » le mark au taux de 1 pour 1 à une société sortant de quatre décennies de socialisme d’État. Les Allemands de l´Ouest ont pensé qu’il s’agissait d’un acte généreux et, surtout que cela permettrait de stabiliser la situation. Qui a bénéficié de l’opération sur le long terme ? Pas les Allemands de l’Est, qui ont vu détruire leur industrie définitivement par une monnaie surévaluée pour eux ; ni les Allemands de l´Ouest qui ont eu ensuite à payer pour le chômage est-allemand, deux fois plus élevé, en moyenne, que chez eux. Ce qui est sûr aussi c’est que les autres pays de l’Union européenne en ont pâti à cause de la hausse des taux d’intérêts qui s’en est suivi et qui a coûté très cher socialement à nos pays.
  • Q : Quels sont les liens entre l’Allemagne et la Turquie qui expliquent l’importance de la présence turque et quel type de problèmes rencontre cette population ?
  • Edouard Husson : Il existe des liens historiques entre les deux pays et c’est leur continuité qui explique la forte émigration turque en Allemagne. Mais la société allemande a plus de difficultés à intégrer la minorité turque que celles d’autres origines, yougoslave, italienne, grecque, qui se sont assimilées relativement facilement. On assiste même, depuis une quinzaine d’années, à la montée d’un fondamentalisme musulman en milieu turc. La minorité turque fait preuve d’un dynamisme économique certain et connaît quelques beaux exemples d’ascension politique, en particulier au sein du Parti vert, mais elle est sociologiquement encore mal intégrée et il demeure des formes de ghettoïsation, en tout cas au niveau géographique.
    Je ne suis pas aussi enthousiaste que certains observateurs français sur la réforme du code de la nationalité allemande de 1998, parce qu’on demande quand même à un individu de choisir sa nationalité. S’il prend la nationalité allemande, il est obligé d’abandonner celle qu’il avait auparavant. Je crois que la possibilité de double nationalité est fondamentale.

Où en est la gauche allemande ?

  • Q : Le relatif succès de Die Linke s’explique-t-il uniquement par la personnalité d’Oskar Lafontaine. Ce nouveau parti est-il susceptible de beaucoup progresser ?
  • Edouard Husson : Je ferais plutôt le pari que Die Linke stagnera. Certes, ce parti a des dirigeants dynamiques et constitue une force politique représentant de façon durable 13 à 14 % du corps électoral. Mais son avenir est très difficile à prévoir. Cela tient à sa composition sociologique. Pour une partie des Allemands de l’ex-RDA, c’est une sorte de Heimat, de « petite patrie » dans laquelle on se sent bien ; c’est ce qui ressemble le plus à ce qu’il y avait d’acceptable en Allemagne de l’Est. Pour la partie des électeurs de la gauche ouest-allemande qui se sont prononcés pour lui, c’est le seul parti qui dit la vérité sur l’économie et la crise de la société, sans plus. Est-ce qu’il y aura quelqu’un dans la jeune génération pour l’amener plus loin ? Je n’en suis pas convaincu, mais on ne sait jamais.
    Ce qui est certain, en tout cas, c’est qu’il y a théoriquement, en Allemagne, une majorité de gauche et ce malgré le déclin du SPD. Ce qui s’est passé dans le Land de Hesse, lors des élections régionales de 2008, illustre bien ce déclin. La responsable du SPD, Andrea Ypsilanti, était alors sur le point de monter une coalition avec Die Linke. Au dernier moment, quatre députés du SPD lui ont fait faux bond en expliquant qu’ils ne pouvaient se commettre avec un parti qui incarnait l’Allemagne de l’Est, faisant ainsi capoter l’affaire. La direction nationale du SPD a laissé faire sans réagir. Si l’on avait demandé à ces élus s’ils avaient voulu la réunification et, en conséquence, la réconciliation nationale, ils auraient sans doute répondu par la négative.
  • Q : Récemment, un éditorialiste expliquait que le SPD se recomposait plus rapidement que le PS français, parce qu’il avait su se débarrasser de ses éléphants et que le ralliement des éléments les plus modérés de Die Linke lui permettait de se renouveler. Qu’en pensez-vous ?
  • Edouard Husson : Le PS français n’est pas très flambant, mais quand on regarde le SPD de près, on se rend compte qu’il est dans une situation encore pire.

Qui sont les Verts allemands ?

  • Q : Quelle est l’origine des Verts Allemands, leur histoire, et quelle est leur possibilité de développement ?
  • Edouard Husson : À l’origine des Verts, on trouve le romantisme allemand. Entre 1900 et 1945 et surtout à partir de 1933, un certain nombre de courants idéologiques ont diffusé l’idée que la civilisation, l’esprit de modernité, le développement de la technique…, tout cela détruisait la nature et était dangereux pour l’humanité. Mais le véritable départ du mouvement date des années soixante-dix, lors de la première crise du SPD liée aux limites de la politique de Willy Brandt. Beaucoup de jeunes qui avaient voté pour lui à cause de sa politique de rapprochement avec les pays d’Europe centrale et orientale, ont été déçus par l’absence de réelle de rupture, en politique intérieure, avec les années Adenauer et s’en sont détournés. D’autant que, par la suite, Helmut Schmidt est revenu à une politique très proche de celle de ce chancelier, en particulier en matière de politique étrangère. Une partie de la gauche, encouragée par Willy Brandt, s’est alors radicalisée, paralysant le SPD et provoquant l’échec d’Helmut Schmidt au cours des législatives de 1982. Ensuite, une autre partie de cette gauche a décidé de créer une nouvelle formation politique.
    L’époque était caractérisée par un rejet de l’OTAN chez ces jeunes, mais aussi par un refus de toute politique de violence, quelle qu’elle soit. Cela explique que le basculement dans le terrorisme a été ultra-minoritaire, alors même qu’un certain nombre de militants ou de groupes d’extrême gauche ont fréquenté, à un moment ou à un autre, les gens de la RAF (Fraction de l’armée rouge, groupe terroriste créé par Andreas Baader). Joschka Fischer (qui venait de l’ultra-gauche) en est un bon exemple. Il a été fasciné par le romantisme de la violence jusqu’au jour où, en 1977, lors d’un détournement d’avion commandité par la RAF, il a vu les pirates trier sur les passagers israéliens et il s’est dit qu’on ne pouvait pas être Allemand et accepter cela après Auschwitz. Ce parcours n’est pas unique.
    Un autre phénomène explique l’émergence de cette force politique originale. C’est la déchristianisation des terres sociologiquement catholiques. Celle-ci s’était déjà produite dans les régions protestantes. Mais l’Allemagne catholique était restée relativement solide jusqu’au milieu des années soixante. À partir de là, elle bascule rapidement. Autant le pacifisme des années cinquante était un phénomène sociologiquement protestant, autant, chez les Verts, il est aussi bien catholique que protestant. Avec la perte des repères religieux, la séduction d’un mode de vie alternatif et d’une sorte de religion de l’environnement a joué un rôle important : on entrait chez les Verts comme on entrait en religion. Ce qui explique aussi leur pacifisme foncier.
    Et puis, Joschka Fischer a découvert, dans le « nouvel ordre mondial » d’après 1990, qu’il pouvait troquer ses Nike et son jean contre un costume trois pièces, et il est devenu atlantiste. Il y avait des précédents. Après tout, l’auteur de l’ouvrage de 1853, Realpolitik, Ludwig von Rochau, était un ancien révolutionnaire de 1848. Rien de nouveau sous le soleil ! Quoi qu’il en soit, le parti des Verts s’est embourgeoisé, il a atteint ses limites ; il ne représente plus que la « gauche bobo » et, sociologiquement, celle-ci est sociologiquement limitée.

La fin des grands programmes politiques

  • Q : Vous avez dit que l’Allemagne se dirigeait vers un éparpillement des partis politiques. N’est-ce pas dans le sens de l’histoire et ne trouve-t-on pas de situations semblables dans d’autres pays démocratiques ?
  • Edouard Husson : La crise de la démocratie concerne certainement tous les pays occidentaux. Cependant, celle de l’Allemagne est un peu particulière. Je ne voudrais pas trop personnaliser, mais il me semble qu’Angela Merkel constitue un phénomène tout à fait intéressant. On ignore souvent qu’elle est née à l’Ouest, à Hambourg. Quand elle avait cinq ans, son père, pasteur, a eu l’idée saugrenue d’aller s’établir à l’Est. Elle a donc passé son enfance dans « l’autre Allemagne » que son père considérait comme un régime plus juste que le capitalisme ouest-allemand. Angela Merkel s’est montrée très opportuniste au moment de la révolution de 1989 ; elle n’a pas fait partie des militants qui ont renversé le régime. Quand une démocratie-chrétienne relativement solide s’est installée à l’Est, elle lui a rapidement proposé ses services. C’est ainsi qu’elle a débuté sa carrière, profitant du départ des premiers militants de l’Est ayant rejoint ce parti, parce que personne ne croyait alors à la « troisième voie » qu’ils préconisaient. Elle a fait son chemin dans cette formation et elle a été repérée par Helmut Kohl qui l’appelait « la gamine ». Elle a pris chez lui du bon et du moins bon et, en particulier, un sens tactique aigu. Elle est même, dans ce domaine, beaucoup plus redoutable que son mentor puisque, dans un parti passablement machiste, elle a réussi à se débarrasser de tous les éléphants. De ce point de vue, elle fait penser à Margaret Thatcher. Simplement, elle n’a pas la fermeté de conviction de celle-ci. Angela Merkel a, instinctivement, rejeté le passé de la RDA. Quand elle est arrivée à la CDU en 1991, elle a déclaré à ses responsables : « Vous ne vous en rendez pas compte, mais vous êtes plus que des socio-démocrates. Vous êtes presque des socialistes ! » Mais, en 2005, quand elle s’est trouvée devant un choix crucial, être à la tête du premier parti d’Allemagne et attendre qu’avec de nouvelles élections la situation se décante ou bien gouverner tout de suite avec le SPD, elle a préféré la deuxième solution. Elle a ainsi, au moins en apparence, renié les fortes convictions libérales qu’elle affichait durant sa campagne électorale. Depuis, elle gouverne au centre et cela lui réussit.
    Il se peut très bien qu’Angela Merkel soit à nouveau chancelier après les prochaines élections législatives, en 2013, même avec une CDU encore plus faible, peut-être à la tête d’une coalition tripartite, mais cela n’a pas une très grande importance parce qu’on est très loin des inspirations fortes d’un Konrad Adenauer ou d’un Willy Brandt. Il n’existe plus de grands programmes politiques. Peut-il y en avoir dans une démocratie aujourd’hui ? C’est un problème qui n’est pas spécifiquement allemand.

(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 17 novembre 2009, avec Edouard Husson, historien, germaniste, qui a notamment publié Une autre Allemagne (Gallimard 2005), Comprendre Hitler et la Shoah, Les historiens de la République fédérale d’Allemagne et l’identité allemande depuis 1949 (PUF, 2000), L’Europe contre l’amitié franco-allemande. Des malentendus à la discorde, (F.-X. de Guibert, 1998).

Notes

[1] L’ordolibéralisme est l’idéologie du « modèle allemand » d’économie sociale de marché.