Débat avec Laurent Bouvet et Julien Landfried (*)

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Sortir des faux débats
Laurent Bouvet

Avant même de définir les enjeux de cette question, je commencerai par une remarque. Je regardais l’autre jour à la télévision un débat entre Alain Finkielkraut et Tariq Ramadan, et je me disais que si les discussions sur le communautarisme, le multiculturalisme, les fondements des valeurs républicaines, le rôle de la religion dans la société… étaient traitées de cette manière, on n’arriverait jamais à progresser. On ne sortirait pas de cette opposition, termes à termes, entre deux personnages publics, aussi talentueux l’un que l’autre, chacun dans leur style, quoi qu’on pense par ailleurs de leurs positions. L’utilisation de certains arguments, l’absence de recul et de calme par rapport à l’actualité brûlante et à la réalité des bouleversements de l’ordre social sur ces questions rendaient plus confus encore les termes du débat. Avant d’affirmer son opinion, il faut considérer, le plus sereinement possible, les réalités de la demande sociale de reconnaissances d’identités, les réponses publiques de différents États, et notamment de la France.

Quelle définition du communautarisme ?

Le terme de communautarisme présente des difficultés. Comme d’autres termes qui appartiennent à la même famille, par exemple celui de multiculturalisme, il est étranger à l’oreille républicaine française. Il entre mal en cohérence avec nos repères historiques et philosophiques, avec notre conception du lien social, avec le vivre-ensemble républicain en France. Il nous est même difficile de le comprendre et il est donc difficile de l’utiliser. Lorsqu’on le fait, c’est avec beaucoup de prudence. Si le terme avait pu exister dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, il aurait eu comme définition : « Communautarisme : toujours le dénoncer ». On ne peut pas être « pour » le communautarisme. Ceci n’a pas de sens.
Mais, que met-on exactement derrière ce terme ? J’en propose une définition assez simple, assez neutre. Le communautarisme est un système social et politique, c’est un ensemble de règles qui privilégient l’intérêt de la communauté sur celui des individus qui la composent. La communauté subjugue l’individu. Mais alors qu’est-ce qu’une communauté ? En évitant les définitions polémiques, on peut essayer d’approcher ce terme de différentes manières. La sociologie allemande de la fin du XIXe siècle, à travers les travaux de Max Weber reprenant en cela ceux de Ferdinand Tönnies, avance une distinction entre la communauté (Gemeinschaft) et la société (Gesellschaft) [1]. La communauté est une forme d’organisation sociale qui suppose un lien organique entre ses membres, qui s’ancre dans la vénération des ancêtres, la valorisation du passé, les liens de sang, ethniques ou religieux. Dans une communauté, ces liens nous unissent malgré nous, avant même que nous soyons considérés comme des personnes autonomes. Dans cette perspective sociologique, ces formes communautaires appartiennent au passé, c’est-à-dire avant la naissance de la modernité philosophique à partir des XVIIe et XVIIIe siècles, celle qui débouchera sur notre conception de l’individu moderne comme sujet autonome de raison. Selon cette conception individualiste du sujet, l’individu précède toute appartenance sociale. Il est titulaire de droits avant même d’être en société. Il est sujet de droit par son existence-même avant d’entrer dans une relation de sociabilité avec les autres. C’est l’idée, notamment, du contrat social. Ainsi, dans la société au sens moderne du terme, l’individu l’emporte-t-il sur la communauté. Le lien est un lien volontaire d’association avec les autres déterminé par un choix rationnel fait par des égaux, autour d’intérêts communs. Il existe donc une différence essentielle entre une forme ancienne et une forme moderne de sociabilité des individus : la communauté est celle des anciens, la société celle des modernes.

Le tournant identitaire

Pour tenter de comprendre le communautarisme aujourd’hui, il est nécessaire de remonter dans les années soixante, plus précisément à ce que l’on pourrait appeler un « tournant identitaire ». À la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, certaines aspirations nouvelles ont émergé dans les sociétés occidentales développées qui avaient pour trait commun la mise en exergue d’identités de nature ethnique, raciale, sexuelle (mouvements de femmes, mouvements homosexuels) ou régionaliste… Ce survenance identitaire a pu être analysée comme une revendication posée contre la société des individus libres, sujets autonomes de raison et titulaires de droits égaux, celle de la modernité libérale et démocratique, et de sa contestation marxiste par exemple, dans laquelle les enjeux étaient essentiellement liés aux rapports de forces socio-économiques ou à la lutte des classes. C’est à une véritable redéfinition du pluralisme que l’on a assisté, au passage du pluralisme « classique », celui de la diversité des intérêts, à celui de la différence des identités. L’identité et ses critères multiples venant se substituer ou du moins compléter les intérêts dans la détermination du comportement des individus et des groupes sociaux.
Des demandes identitaires nouvelles, particulières qui n’ont pas été traitées dans la question sociale, ni même dans la question nationale au XIXe sont ainsi apparues et devenues structurantes dans les débats de société contemporains depuis les années soixante-soixante-dix. Des groupes, que l’on appelle des « minorités », car leurs critères d’identification sont décalés par rapport à ceux qui « dominent » la société, sont les porteurs de ces identités et souhaitent voir reconnues ces identités dans l’espace public. Ils veulent que leurs membres soient reconnus en fonction précisément d’un critère précis d’identité : en tant que femmes, car historiquement dominées, en tant que noirs, en particulier aux États-Unis, car il y a eu l’esclavage et la ségrégation, etc. Il s’agit d’abord une revendication d’égalité qui peut se décliner ensuite de manière plus ou moins radicale.
Chaque société a une histoire particulière de la gestion de son identité et donc, aujourd’hui, de la revendication d’identités différenciées dans son espace public. En France, la construction de la Nation, de la démocratie dans le cadre national, de la République elle-même, conduit à ce que l’on peut appeler un modèle identitaire spécifique. En France, nous avons des revendications identitaires de ce type qui entrent plus ou moins dans le cadre des institutions construites dans la société pour gérer les différences et le pluralisme. Ces revendications posent des problèmes particuliers selon le niveau auquel on envisage d’y répondre au travers de politiques publiques par exemple. Ainsi faut-il distinguer, ce que l’on ne fait pas assez habituellement dans le débat sur ces questions, la lutte contre les discriminations et les procédures de discrimination positive…

Moderniser la tradition républicaine

Face à ces demandes identitaires, il existe deux attitudes. On peut dire, en premier lieu, que ces revendications de reconnaissance d’une différence identitaire dans l’espace public sont insignifiantes. Qu’il y en a aujourd’hui comme il y en a eu par le passé. Et qu’ainsi, le fait d’être noir ou de revendiquer publiquement son homosexualité ne sont que d’autres manières de revendiquer sa différence, comme il y en a eu dans toute l’histoire de France. Au XIXe par exemple, le débat national a en partie porté sur les particularismes provinciaux, notamment linguistiques. La République, ayant bien réglé ces questions à l’époque, le pourrait donc également aujourd’hui en usant des mêmes moyens : il existe un seul type d’homme dans la République, c’est le citoyen, l’identité individuelle de chacun disparaissant derrière cette personnalité publique commune à chacun. Des outils tels que la laïcité peuvent nous aider à régler ces questions aujourd’hui comme par le passé. La deuxième attitude consiste à considérer que cette explosion de revendications identitaires est merveilleuse. Ces cent fleurs qui s’épanouissent mettent en avant l’authenticité de chacun à lui-même. Chacun a ainsi le droit de se sentir femme ou homme, noir ou blanc, homosexuel ou hétérosexuel, etc. Toutes les identités étant valables, elles doivent légitimement être accueillies dans l’espace public. La tâche de la collectivité publique étant d’organiser la reconnaissance des différences et leur cohabitation harmonieuse. Même si le risque existe que cette reconnaissance des différences conduise à une sorte de morcellement de la société en autant de parties qu’il y a de possibilités de combiner les différents critères d’identité. A l’extrême, on aboutirait dans une telle perspective à un hyper-individualisme où chacun construirait son identité personnelle en composant les critères les uns avec les autres au gré des circonstances et des besoins, de reconnaissance notamment – mieux vaudrait dans certaines circonstances, par exemple, faire valoir sa féminité plutôt que le fait d’être noire, etc.
Ce que j’appelle un faux débat, c’est précisément l’opposition entre ces deux manières de voir le problème. Avec, schématiquement, d’un côté la République comme solution de surplomb qui résoudrait tout par la négation de la réalité sociale et individuelle de la revendication identitaire ; et de l’autre le « différentialisme » qui serait l’avenir indépassable de sociétés postmodernes dans lesquelles les identités minoritaires auraient toujours déjà raison contre toute idée de bien commun ou plus simplement contre la nécessité du vivre ensemble. Il existe selon moi, pour sortir de cette impasse, une manière proprement politique de comprendre la question en reconnaissant à la fois qu’il y a bien une impérieuse nécessité de reconnaissance identitaire chez ceux qui la revendiquent, c’est-à-dire que ces demandes ne peuvent être considérées comme nulles et non avenues, et de là que le discours républicain, tel qu’il est tenu classiquement, peut s’avérer insuffisant pour y répondre. Mais, dans le même temps, il me semble tout aussi essentiel de souligner, qu’en France, hors de la République et hors de la prise en compte scrupuleuse de la tradition nationale française, et notre manière particulière de penser le lien social, il n’y a pas plus d’issue à la question identitaire qu’il n’y en a eu par le passé à la question sociale ou à la question nationale. Nous ne sommes ni les États-Unis ni la Grande-Bretagne ni les Pays-Bas. Nous avons une tradition explicitement et expressément républicaine, incluant en particulier une conception de la laïcité que l’on ne peut pas plus ignorer que telle ou telle revendication identitaire puisque c’est précisément l’élément fondateur d’une identité française avec laquelle les autres, ethno-raciales, religieuses, de genre, etc. doivent composer pour pouvoir être pleinement reconnues.
Il faut, dès lors, utiliser les outils que nous offre notre modèle identitaire nationale, en les modernisant et en les adaptant aux nécessités de l’époque sans transiger sur les valeurs dont ils portent témoignage. La voie est certes étroite mais c’est la seule possible pour sortir de ce faux débat et des anathèmes.

Le règne des minorités victimaires
Julien Landfried

L’essai que je viens de publier n’est pas un pamphlet. Il a une dimension polémique, mais il s’appuie sur un travail effectué pendant plusieurs années à l’Observatoire du communautarisme et sur un appareil de notes relativement serré. Au sens strict, mon livre n’est pas un essai de philosophie politique. Il ne vise pas à donner au lecteur des références, issues essentiellement du monde anglo-saxon, sur le multiculturalisme, même s’il s’attache à définir certains termes et en particulier celui de communautarisme. Il vise surtout à donner des exemples très concrets sur ce qui a pu se passer en France depuis une vingtaine d’années, sur des débats périphériques au communautarisme, comme la discrimination positive, l’augmentation des actes antisémites, la montée des revendications ethno-régionalistes… Il essaie de nommer des organisations, des responsables, des intellectuels qui ont fait avancer ces revendications. Mon ouvrage ne s’en tient donc pas à des déclarations de principe.
Je me reconnais globalement dans les définitions de communauté et de communautarisme données par Laurent Bouvet. Mais ce qui m’intéresse plus particulièrement, c’est la dynamique constituée par un triptyque, par la rencontre entre d’une part des entrepreneurs communautaires (organisations, associations comme le CRIF [2]
ou le CRAN [3]), d’autre part des médias nécessaires à ces entrepreneurs communautaires pour accéder à la notoriété, enfin des responsables politiques qui font passer dans la loi des revendications communautaires qui sans eux seraient restées telles. Je ne parle jamais des « communautés » sans utiliser des guillemets. Pour moi elles n’existent pas. Ce qui existe ce sont des entrepreneurs communautaires qui défendent des revendications dans l’espace public et qui rencontrent des médias et des responsables politiques.

Une logique camouflée

Tout d’abord, on ne peut pas comprendre la montée du communautarisme, si on ne réfléchit pas au rôle des victimes dans les sociétés contemporaines et en France en particulier. On ne peut pas faire comme si la revendication d’intérêts spécifiques, catégoriels, particularistes n’entrait pas directement en concurrence avec l’intérêt général et comme si l’un et l’autre n’étaient pas parfaitement incompatibles. Les exemples que j’apporte en ce qui concerne les lois mémorielles, les revendications de discriminations positives sont clairement attentatoires à la philosophie républicaine, mais aussi aux principes de la Ve République. C’est une rupture qui n’est pas assumée comme telle. C’est pourquoi personne ne se définit comme communautariste. Le communautarisme, c’est l’autre et tout le monde est contre le communautarisme. De la même manière, personne n’est pour l’inégalité et il existe pourtant des théories inégalitaires. Je rencontre peu d’hommes politiques et d’intellectuels qui font de l’inégalité le fondement de leur action. La plupart du temps, les arguments vrais des actions politiques sont cachés et utilisent le langage de la corruption idéologique. C’est sous l’argumentaire républicain que se déploient les revendications communautaristes. Dans une tribune parue dans Le Monde [4] , Patrice Lozès, président du CRAN, réclamait une discrimination positive sur la base de quotas ethniques et le faisait, bien entendu, au nom de la République. Cela ne lui est pas spécifique. Tous les intérêts catégoriels dans notre république se déploient toujours au nom de l’intérêt général.
Par ailleurs, une définition restrictive du communautarisme consiste à dire que c’est l’enfermement d’individus sur une base géographique, ethnique, sociale, religieuse, sexuelle… Cette définition ne convient pas dans ce qui se passe aujourd’hui. Nous sommes dans une société de liberté caractérisée par l’existence d’organisations communautaires plutôt tyranniques qui ne sont pas des communautés fermées. Il n’est pas demandé de ghettos et la discrimination positive n’est pas un enfermement dans sa communauté. C’est au nom de discriminations passées et de spécificités identitaires qu’on réclame pour soi et pour les siens des droits spécifiques et plus de droits pour soi que pour les autres. Dans une société atomisée, les organisations communautaires réclament des « sur-droits ».
Ma seconde hypothèse est que la gauche a changé de paradigme politique en trente ans. Elle est passée des prolétaires d’antan qui étaient le cœur de l’analyse des logiques intellectuelles de la gauche, aux minorités victimaires : minorités de sexe, minorités ethniques, minorités religieuses… Ce sont elles qui désormais concentrent toutes les attentions et sont dignes d’un respect inconditionnel qu’il n’est pas permis de questionner. Elles ont pris la place des ouvriers et des prolétaires dans la matrice intellectuelle de la gauche. En ce sens, le multiculturalisme politique n’est pas tant un système de juxtaposition qu’un système de substitution.
Si vous lisez le projet du Parti socialiste pour l’élection présidentielle, vous ne trouvez pas un terme comme « ouvrier ». Si vous cherchez ce qui se rapporte aux minorités victimaires, vous aurez du travail. Ce n’est pas neutre. En vingt ou trente ans, la gauche a changé de logiciel politique. Elle est passée d’un modèle assez marxisant à une logique centrée sur les minorités victimaires. Quand Ségolène Royal annonce que la première mesure qu’elle ferait voter serait une loi contre les violences faites aux femmes, elle est complètement dans cette logique. Aujourd’hui, les critères de réponse aux revendications victimaires vous placent à gauche du spectre politique.

Un terrorisme intellectuel

Parler de l’idée de communautarisme aujourd’hui implique également de prendre en compte une autre dimension : celle du terrorisme intellectuel qui s’exerce dans l’espace public au nom des minorités victimaires. Ce terrorisme intellectuel vise à réduire la liberté d’expression et à pénaliser des débats sur des sujets à dimension identitaire et communautaire. Dans des démocraties libérales, surgissent des groupes d’intérêts communautaires qui, au nom de la tolérance, demandent en permanence la réduction de la liberté d’expression. C’est au nom de la tolérance que l’on demande que les contradicteurs soient embastillés. L’exemple d’Olivier Pétré-Grenouillot [5] est frappant. C’est dans le cadre de la loi Taubira et au nom de la lutte contre le négationnisme que des associations communautaires afro-antillaises ont porté plainte contre lui. Son travail d’historien est jugé au nom du « bien ». Il est interdit de les critiquer sous peine d’excommunication, de diffamation, de procès. C’est pourquoi peu de monde ose s’élever contre les minorités victimaires.
Prenons l’exemple du projet de loi (finalement retiré) sur l’homophobie. Ce projet, à l’origine, a été pensé par des intellectuels du mouvement homosexuel, en particulier par la revue ProChoix, qui se pare pourtant de toutes les vertus du républicanisme civique. Depuis la loi créant le PACS en 1999, des responsables communautaires font en sorte que les députés se saisissent de ce projet et des projets de lois sont déposés à la fois par des députés de gauche et par des députés de droite. Début 2004, un événement dramatique survient. L’agression dont est victime dans le Nord un homosexuel, Sébastien Nouchet. C’est un acte épouvantable. Il est très grièvement brûlé. Il avait déjà subi des agressions auparavant. L’émotion est considérable. Le Président de la République, Jacques Chirac, appelle personnellement Sébastien Nouchet. Dès lors une revendication communautaire qui avait déjà pénétré l’espace public, devient une évidence : si vous ne voulez pas pénaliser des propos homophobes, c’est que vous êtes favorable à ce qu’on mette le feu à des homosexuels. Des débats ont lieu, un rapporteur pour un projet de loi est nommé, Brigitte Barèges. Elle reçoit certaines organisations, essentiellement des organisations homosexuelles, l’Observatoire du communautarisme qui est le seul à développer un regard critique sur ce projet de loi et des humoristes, Laurent Gerra et Jean-Marie Bigard qui disent : « Si vous faites passer cette loi, on va mettre la clé sous la porte. » La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) qui n’est pas connue pour être politiquement incorrecte a rendu, à la surprise générale, un avis défavorable à ce projet de loi. Cela n’est pas seulement dû au fait qu’au sein de la CNCDH, des responsables religieux des trois grandes religions monothéistes ont considéré qu’il leur était impossible de ne plus pouvoir considérer l’homosexualité comme un péché. Mais, inspirée par un certain libéralisme politique, la Commission a aussi considéré que dans une société pluraliste des opinions contradictoires peuvent circuler, tant qu’elles ne sont pas des incitations à la haine.
Le projet de loi est finalement retiré. Il est réintégré en partie dans la loi du 30 décembre 2004 portant création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE).
Pour la petite histoire, l’affaire de Sébastien Nouchet qui avait été agressé et dont l’émotion avait conduit à la nécessité de voter une loi, reste assez énigmatique, car un non lieu a été rendu en septembre 2006. Des doutes ont été avancés par les autorités judiciaires, non sur la réalité de l’agression, mais sur les auteurs et les motifs réels de l’agression.

Exogamie et inégalités sociales

Le multiculturalisme, s’il en reste à la sphère privée, à la mise en commun de ressources de réflexions, ne pose aucun problème à une tradition républicaine. C’est pure mauvaise foi de considérer que des particularismes privés, ne peuvent se développer dans la République, alors qu’ils sont parfaitement libres de s’exprimer. Chacun est libre d’avoir les pratiques religieuses ou les mœurs qu’il souhaite. C’est pourquoi il existe en France une tolérance à la différence plus importante que dans d’autres sociétés. Le puritanisme en France n’a aucun rapport avec celui des États-Unis. Même si le « retour de l’ordre moral » fait la couverture de Libération depuis vingt ans.
L’une des spécificités de la France contrairement aux sophismes des adeptes des discriminations positives, en particulier le CRAN, est que le taux d’exogamie, c’est-à-dire de mariages mixtes, de métissage, est important, beaucoup plus élevé qu’aux États-Unis par exemple. C’est pourquoi c’est une malhonnêteté intellectuelle de comparer la situation de la France avec la question noire aux États-Unis qui effectivement existe et mérite une réponse politique appropriée. Les États-Unis ont une cohérence historique différente de la nôtre. En France, cette revendication identitaire n’existe que depuis quelques années. Personne, il y a vingt ans, n’aurait eu l’idée d’écrire les textes du CRAN, bourrés de contre-vérités. Quand les Noirs américains étaient encore relégués à l’arrière des bus et ségrégués par la loi, nous avions en France des ministres noirs au gouvernement.
Un livre d’Eric Maurin [6] tend à montrer qu’il existe une dynamique inégalitaire en France. La localisation spatiale des ménages dépend effectivement de la connotation ethnique des quartiers et plus précisément de la proportion d’immigrés et de critères comme la maîtrise de la langue, le niveau de revenu… Ce phénomène a toujours existé, mais un processus d’aggravation est à l’œuvre. Toutefois est-ce qu’il peut compromettre des phénomènes puissants en France comme la scolarisation publique ou l’exogamie ethnique ? Dans Le Destin des immigrés [7], Emmanuel Todd, montre que les Français tolèrent mieux cette dernière que dans d’autres pays car, selon un fond anthropologique assez lourd, ils croient en un homme universel.
L’endogamie ethno-raciale plus faible que dans d’autres pays fait écho à une endogamie sociale historiquement lourde et qui a tendance à s’aggraver. Les revendications identitaires qui tendent à substituer de l’ethnique, du racial, du sexuel à du social ne font qu’aggraver la situation. Ce n’est pas en mettant des « minorités visibles » à la télévision ou à l’Assemblée nationale qu’on résoudra les problèmes fondamentaux de la société française. Je ne nie pas que la République française a des zones d’ombres. Mais la République comme ensemble cohérent d’institutions a plutôt eu tendance à réduire le développement des inégalités. Ce sont les inégalités de marché qui fragmentent la société française. La réponse ne consiste pas à substituer une inégalité en droit que constitue la discrimination positive au profit de groupes ethniques, religieux, sexuels…, à l’égalité en droit qui a tendance à contenir le développement des inégalités. De ce point de vue, la loi sur la parité a ouvert la voie à toutes sortes de revendications identitaires. De même, les lois mémorielles (loi Taubira, génocide arménien, loi en faveur des rapatriés), existent parce qu’elles ont été précédées par une loi Gayssot [8].
Dans le cas français la nation étant conçue comme une communauté civique qui rassemble au-delà des critères ethniques, religieux…, on ne peut pas faire comme si on pouvait injecter dans la nation de l’ethnique, du racial, du sexuel…, sans que cela n’ait aucun effet sur le système politique.
C’est au nom de l’égalité que l’on met de plus en plus de communautarisme. Or, quand on accorde aux uns ce que l’on refuse aux autres le système craque par tous les côtés. C’est pourquoi lorsque l’on résiste à la « corsisation des emplois [9] », on évite de se risquer à devoir le faire pour les Dom-Tom, des minorités ethniques ou religieuses… Ou alors on entre dans une logique nouvelle de fragmentation géographique. Pour les partisans de cette logique, on peut se demander si la nation est encore le cadre pertinent d’une communauté politique ou s’il ne faudrait pas lui substituer autre chose.

Débat
Quelle responsabilité des politiques ?

  • Q : Je voudrais revenir sur un point de vos interventions : la différence entre la France et les Etats-Unis. La grande différence avec les États-Unis c’est que leur minorité noire a été l’objet d’une agression particulière pendant un siècle. Aux États-Unis, le cœur du problème, c’est celui des Noirs à partir desquels on a bâti une political correctness, une politique dans laquelle toutes les minorités se sont par la suite inscrites, y compris les femmes. Dans le cas américain, je pense que c’est une véritable imposture. Or, ce qui est vrai des Noirs aux États-Unis n’est pas vrai en France. Ce qui a eu lieu en France, c’est la colonisation qui, à bien des égards, a les aspects d’une politique d’oppression, mais qui ne s’est jamais traduite sur le territoire métropolitain par l’équivalent de la discrimination des Noirs aux États-Unis. Le problème essentiel aujourd’hui n’est pas le communautarisme, mais la crise politique française qui pour des raisons diverses se traduit par ce masochisme national par lequel le discours de la victimisation est une reconstruction de l’histoire de France, selon laquelle nous aurions toujours été infâmes. On ne peut pas éviter des demandes de reconnaissance. Que les politiques ne puissent pas s’y opposer c’est possible, mais au moins il ne devraient pas le flatter. Ils seraient bien avisés, au lieu de faire, tous, des discours contre le communautarisme, de ne pas entrer dans les logiques des uns et des autres…
  • Q : Au sein de la société civile existent de multiples associations culturelles, religieuses, voire ethniques… Leur existence est légitime dans le cadre d’un régime démocratique. Que des Noirs fassent une association ou un « parti », que des gens se déclarent « indigènes de la République », c’est leur droit. L’élément nouveau, c’est la posture victimaire dans l’espace public qui se trouve valorisée par les médias et la façon dont les politiques y répondent. Ne faudrait-il pas déplacer la question et s’interroger avant tout sur la responsabilité des politiques qui les valorisent comme partenaires et répondent rapidement et souvent de façon démagogique à leurs demandes ?
    Reste un problème propre au modèle républicain. Entre la sphère du privé et la sphère politique, n’existent guère d’organismes intermédiaires, tout au moins en principe. Quand on regarde la pratique effective de la République, les responsables politiques consultent les syndicats, ou encore les représentants des différents courants religieux. Cela ne me choque pas. Il existe des représentants d’association victimaires animés souvent par le ressentiment. Mais il existe aussi d’autres associations plus responsables dans la société civile. Dans l’élaboration d’une loi spécifique, la consultation des associations concernées est une pratique démocratique courante. Dans les comités d’éthique, les grands courants de pensée et les religions ont leur rôle à jouer. Ils ne sont pas pour autant décisionnaires. L’élaboration et le vote de la loi appartiennent aux représentants du peuple démocratiquement élus. Dans le nécessaire approfondissement de la démocratie, ne pensez-vous pas que des instances consultatives, sur le modèle du Conseil économique et social, impliquant des représentants d’associations culturelles, de grands courants de pensée… sont nécessaires ?
  • Julien Landfried : Si on répond si vite au CRAN, c’est parce que depuis des années la moitié du gouvernement se rend au dîner annuel du CRIF qui critique de manière ouverte la politique étrangère de la France au Moyen Orient. Or, ce n’est pas le lieu où se définit la politique étrangère de la France. Il faut bien noter que le CRAN s’est constitué en imitation complète de la matrice du CRIF pour son appellation, son dîner annuel, sa pratique du lobbying.
    Il est vrai par ailleurs que la République a du mal à considérer les organisations intermédiaires. C’est une question réelle et compliquée. Mais j’ai davantage confiance dans l’auto-organisation de la société civile qu’en la perpétuelle intrusion de l’État dans la société civile. Par exemple, des revendications, des associations mémorielles des travaux de recherche sont parfaitement légitimes. Qu’il y ait concurrence entre elles est tout à fait souhaitable. Le problème, c’est quand le politique s’empresse d’y répondre. Que la société civile s’organise et que l’État soit plus réservé.
  • Laurent Bouvet : Pourquoi le passage au politique se fait-il sous la forme victimaire ? Dans la société française, des discriminations existent avant même que ceux qui en sont victimes les portent sur la place publique : des discriminations à l’embauche, au faciès, sur le nom, sur le lieu d’habitation, des différences entre les salaires des hommes et les salaires des femmes dans les entreprises, une mise en cause de l’homosexualité avant sa dépénalisation… Il se trouve que tous les homosexuels, tous les Noirs, tous les Maghrébins ne se posent pas comme des victimes. Il y a bien des associations qui essaient de porter ces revendications, et ce n’est pas seulement pour apparaître dans les médias, même si c’est en partie vrai. Elles peuvent le faire parce qu’il y a des discriminations dans la société française et que la République n’a pas rempli, pour une part, sa mission en luttant aussi efficacement qu’elle le devrait contre ces discriminations.
    Il s’agit là, à mes yeux, avant tout de la responsabilité des politiques, notamment dans leur empressement à répondre aux sollicitations de ces acteurs de la victimisation. Chez les politiques français, il n’y a pas de véritable réflexion sur ces questions. Ainsi, par exemple, la gauche, et notamment le PS depuis son accession au pouvoir en 1981, ont-ils une responsabilité toute particulière. Il n’y a pas eu de gestion du tournant identitaire par la gauche de gouvernement en France. Or, ce tournant est un fait social majeur – et pas seulement l’œuvre d’« entrepreneurs identitaires » ayant investi dans ce secteur comme le déplore Julien Lanfried. C’est un fait de société, profond, lourd qui entraîne des conséquences considérables. Des personnes, très nombreuses, se sont sentis niées non seulement dans leur identité mais aussi dans leurs droits. Ces personnes sont bien sûr celles qui sont issues des différentes minorités dont on a parlé mais aussi de la majorité, celles des « mâles blancs hétérosexuels » qui sont également entrés, par réaction parfois aux revendications minoritaires mais pas seulement, en crise d’identité. Les difficultés du lien social aujourd’hui sont en grande partie dues à cette crise d’ensemble de la perception par chacun de son identité et de la manière dont la société renvoie à chacun l’image de celle-ci.
    La discrimination positive, traduction malheureuse en français de l’affirmative action américaine, est une des réponses, en termes de politique publique, à cette question majeure. Elle n’est pas faite en France, comme aux États-Unis, sur des critères raciaux ou ethniques mais sur des critères sociaux ou territoriaux, et c’est très bien comme cela. L’étape à ne pas franchir en la matière étant précisément celle de la reconnaissance de droits différenciés à partir d’éléments identitaires « prescrits », c’est-à-dire auxquels l’individu ne peut échapper : son sexe, sa couleur de peau… Mais il faut prendre les choses dans l’ordre, avant même la discrimination positive vient la lutte nécessaire contre les discriminations en n’oubliant pas que bien qu’on puisse le regretter et en dépit des principes affichés depuis la Révolution, la République n’est pas pourvoyeuse que d’égalité, elle l’est aussi de discriminations.

Quelles discriminations ? Quelle égalité ?

  • Q : La question des discriminations en France me paraît être la retraduction d’un langage qui vient de la lutte de classes dans celui du conflit des minorités. Je ne dis pas qu’il n’y a jamais de discrimination. Mais l’argument massif est de dire qu’il y a toujours, en dernière analyse l’inégalité des chances. On y revient toujours. Si vous venez de tel ou tel quartier, si vous avez tel nom, vous avez moins de chance de progresser sur le marché du travail ou dans le processus scolaire… Je ne vois pas la différence avec les raisonnements de Bourdieu dans les années soixante sur l’inégalité scolaire. C’était déjà le langage de l’exclusion et de la discrimination…
    Il me semble que les sociétés modernes, en particulier la France qui est une société particulièrement égalitaire, ont de la peine à accepter qu’une société comporte de l’inégalité des chances, car on n’est pas dans un système parfaitement fluide…
  • Q : Les revendications communautaires sont exacerbées par les crispations que nous vivons actuellement vis-à-vis de l’emploi. Le problème des banlieues n’est pas un phénomène ethnique. Mais le mot de « discrimination » est désormais employé par les responsables politiques. Comment en est-on arrivé là ? Comment est-on passé de la notion d’inégalité à celle de discrimination ?
  • Julien Landfried : Qu’il n’y ait pas de malentendu. Il est vrai que des discriminations existent : des discriminations ethniques, des discriminations de sexe. Mais, c’est complexe et difficile à mesurer. On a affaire à beaucoup de victimisation. Il est très difficile de séparer ce qui est de l’ordre du ressenti de ce qui est de l’ordre de la réalité. C’est pourquoi les réponses politiques sont compliquées. On a eu l’étape de la pénalisation des discriminations, qui était une revendication récurrente, avec la création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) Maintenant que cette institution existe, la plupart des associations disent que c’est insuffisant. C’est toujours insuffisant, il faut toujours aller plus loin.
    Je rapprocherai cela d’une extension infinie du champ démocratique qui fait que l’on n’arrive plus à accepter qu’il existe des différences. Je rappelle que le premier article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen commence par « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Mais il se poursuit par : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Dans les discours sur les discriminations, pointe l’idée malsaine que les minorités sont victimes d’un mal voulu. Si des gens ne réussissent pas, ce n’est jamais de leur responsabilité, mais toujours de celle des autres. C’est d’autant plus facile à affirmer que les problèmes sociaux sont réels. Je comprends que des individus, dans un contexte psychologique compliqué, se ressentent comme étant des victimes. Mais la réponse de l’État républicain avec la HALDE, me semble bonne. Il serait dangereux d’aller plus loin au risque de contrôler les pensées et les gestes des uns et des autres pour y déceler des discriminations. Dans une société libérale, on ne met pas un policier derrière chaque citoyen, chaque patron ou chaque salarié.
    Dans les milieux de gauche que je fréquente, il y a une forme de réduction de la misère, du paupérisme, du déracinement à l’immigration. On a l’impression que seuls les immigrés ont connu le désespoir. Comme si 95% de la population ne vivait pas, il y a un siècle, dans des conditions extrêmement modestes ; comme si la majorité de la population n’avait pas connu l’exode rural. Tous ces processus, très lourds et difficiles pour les individus sur le plan émotionnel, sont actuellement niés. Et pour les gens qui ne font pas partie des minorités victimaires, existe le sentiment d’une immense tartufferie. Il y a ceux qui peuvent épancher leur souffrance, légitime ou non, et les autres condamnés au silence honteux, à la culpabilité et à la repentance perpétuelles. Cette situation aboutira finalement à nier les problèmes réels, par réaction, au lieu d’apporter les réponses adéquates.
    Dans cette situation, il faut noter le rôle particulier de la gauche et de l’extrême gauche qui préfèrent le discours de l’hyper-dénonciation, plutôt que de chercher des réponses concrètes adaptées. Il est plus facile de lutter en permanence contre le péril fasciste et contre l’homme blanc, mâle et hétérosexuel, que de chercher des réponses à des problèmes complexes. Il existe des actions très concrètes, pas très militantes, qui réussissent à produire des effets assez lourds. Elles se font en dehors d’une logique militante, dénonciatrice. La logique dénonciatrice, au bout du compte, a une responsabilité et ne participe pas à la résolution des problèmes.
  • Laurent Bouvet : Le tournant identitaire de la fin des années soixante et des années soixante-dix est concomitant de la fin des Trente Glorieuses. Le passage d’une préoccupation à dominante socio-économique, celle, grosso modo, qui regarde d’abord les rapports de force dans la sphère productive, à une préoccupation centrée autour de la revendication d’une reconnaissance de leur identité par certains individus puis par certains groupes dans l’espace social, vient en grande partie du fait que nous n’avons plus de fruits abondants de la croissance à partager.
    Les discriminations n’entraînent pas seulement des inégalités, ce sont avant tout des injustices ou, dit autrement, ce sont des inégalités qui portent toujours sur les mêmes en raison précisément d’un critère d’identification d’une différence qui autorise la stigmatisation. Le problème est là. Lorsque les inégalités ne s’appuient que sur des différences de nature socio-économique, si l’on peut dire, elles peuvent être combattues plus efficacement : on peut changer de statut social plus facilement que de couleur de peau par exemple. Le problème vient de ce que le statut social qui est attribué à chacun est plus ou moins fortement déterminé par sa couleur de peau ; c’est ça une discrimination. Depuis la fin des Trente Glorieuses, on peut ainsi avancer que les inégalités sociales sont davantage concentrées sur certaines populations faisant naître des discriminations et, de là, des revendications nouvelles qui articulent le social et l’identitaire.
    Ce qui est parfaitement critiquable, c’est en effet le passage à partir de l’inégalité et de la discrimination à la victimisation. Utiliser le passé, la domination masculine, blanche, hétérosexuelle par exemple… pour justifier des revendications aujourd’hui en disant « nous voulons plus que d’autres, nous sommes plus légitimes que d’autres » conduit nécessairement, si l’on pousse ce raisonnement au bout, à la destruction de tout lien social — et remet bien évidemment en cause, dans le cas français, toute idée républicaine.
    Il me semble, en revanche, qu’on peut envisager plutôt que la démultiplication de la victimisation comme mode de revendication, une mobilisation dans la sphère politique — c’est-à-dire en portant vers leur universalisation les revendications spécifiques — qui permettrait de s’intéresser aux populations qui sont plus discriminées que d’autres, qui multiplient les fardeaux, en donnant à chacun les possibilités de l’émancipation de soi, de l’accès à certains biens sociaux indispensables à la vie en commun, en favorisant pour tous un accès aux ressources essentielles de la société. On lierait ainsi étroitement la question sociale et la question identitaire. On voit bien que les populations concernées multiplient, dans une spirale cumulative, les handicaps. Ce qui n’est pas normal, c’est de s’appuyer sur la victimisation, c’est de risquer la dissolution du lien républicain en disant, par exemple, que le petit Mohamed doit avoir plus que le petit Jean-Christophe parce qu’il serait un « indigène » de la République ou parce que son père a combattu dans l’armée d’Afrique, et qu’à ce titre il aurait un automatique « droit à ». Ce qui me paraît normal en revanche, et c’est le contraire de la victimisation, c’est la République précisément, garantisse à Mohammed et à Jean-Christophe, quelles que soient leurs différences, capacités, besoins… les mêmes possibilités de les exploiter pleinement et d’en faire un atout pour la société dans son ensemble plutôt qu’un risque et une déception. C’est tout à la fois, entre autres choses, de la paix civile, de la qualité du lien social et la compétitivité de la France dont il s’agit. Chacun peut y trouver une justification à agir dans le même sens.
    Je terminerai par un article de foi en quelque sorte. Je suis favorable à ce que la République, à laquelle je suis très attaché, donne plus de moyens à ceux qui en ont le moins parce qu’ils vivent sur un territoire qui cumule les handicaps par exemple. Ainsi, si je suis profondément hostile à une discrimination positive de nature ethnique, si je suis contre les statistiques ethniques et contre l’idée même de quotas, je suis en revanche très favorable à ce que l’on concentre les moyens publics sur les zones et les populations les plus défavorisées — c’est-à-dire celles qui sont le plus éloignées de la République et du lien social — et non que l’on saupoudre, au nom d’un faux principe d’égalité, ces moyens (qui d’ailleurs ne sont pas extensibles à l’infini…) sur des populations larges. Il s’agit de justice et d’équité plus que d’égalité.

(*) Cette lettre rend compte d’un Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 13 mars 2007 avec Laurent Bouvet, professeur de sciences politiques à l’Université de Nice, auteur du livre Le communautarisme – Mythes et réalités, édit. Lignes de Repères, 2007 et Julien Landfried, directeur de l’Observatoire du communautarisme, auteur de Contre le communautarisme, Armand Colin, mars 2007.

Notes
[1] La Gemeinschaft renvoie à une unité morale, à l’enracinement, à l’intimité et à la parenté. Il s’agit d’un type d’organisation sociale qui réalise pleinement les valeurs d’historicité et de mutualité entre ses membres, et qui ne laisse qu’une faible place à l’autonomie individuelle. Les croyances et les institutions ne sont pas choisies ou délibérées, elles sont données, elles ont une valeur légitime intrinsèque. Tönnies utilise pour décrire la communauté l’image du corps (sur le modèle de la « solidarité organique » de Herbert Spencer que reprend Émile Durkheim pour l’opposer à la solidarité mécanique, De la division du travail social, Paris, PUF, 1973 [1893], p. 98-101 notamment) vivant par opposition à la machine que serait la société moderne, associée à la déshumanisation des grandes villes notamment. Dans ces conditions, les gens restent unis malgré tous les facteurs de division, alors que dans la Gesellshaft, ils restent divisés malgré tous les facteurs d’unification. Tönnies décèle dans ces deux modèles une manière spécifique de penser, de ressentir et d’agir : la Wesenwille pour la Gemeinschaft et la Kürwille pour la Gesellschaft. La première est issue d’une volonté naturelle ou spontanée (littéralement une « volonté issue de l’essence »), elle s’inscrit dans l’évolution historique et culturelle du groupe, elle insiste sur la continuité et sur la conformité de la personne à l’intérieur du groupe. La seconde est un choix arbitraire et rationnel qui vient d’une volonté réfléchie (littéralement une « volonté fondée sur un choix »). Les buts dans la Gesellschaft ne sont pas imposés par la tradition, ils sont adaptés aux circonstances et aux changements constatés par l’individu ainsi qu’à ses désirs. La Gesellschaft, c’est la société moderne, celle de l’âge de la domination « légale-rationnelle » décrite par Max Weber qui approfondit et perfectionne la distinction de Tönnies. Celle aussi d’une division en classes conformément à l’industrialisation de la production (voir notamment M. Weber, Économie et société, Paris, Pocket « Agora », 1995 [1921], vol. I, chap. 1er, B-9, p. 78-79, tr. fr. J. Chavy & E. de Dampierre).

[2] CRIF : Conseil représentatif des institutions juives de France.

[3] CRAN : Conseil représentatif des associations noires.

[4] Patrick LOZES, président du CRAN, « Écoutons enfin les Noirs de France », Le Monde, 1er mars 2007.

[5] Le Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais avait déposé une plainte prenant appui sur la loi du 19 mai 2001 (dite loi Taubira) « pour révisionnisme » contre Olivier Pétré-Grenouilleau. Historien et universitaire, reconnu par ses pairs, sur le plan national comme international, pour l’excellence de son travail scientifique, il est l’auteur de Traites négrières : Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004.

[6] Eric MAURIN , Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Seuil La République des idées, 2004.

[7] Emmanuel TODD, Le destin des immigrés, Seuil, 1994.

[8] La loi du 13 juillet 1990, dite loi Gayssot, vise « à réprimer tout propos raciste, antisémite ou xénophobe ».

[9] La corsisation des emplois est revendiquée par les indépendantistes corses.