• Rencontre avec Robert Castel (*)-

Nous avons vécu, et nous vivons encore à bien des égards, dans une société parmi les plus sûres qui aient existé et, cependant, un sentiment domine : ces protections sont en déclin et nous assistons à une remontée de l’insécurité sociale. Un nombre croissant de gens a peur de l’avenir et, alors qu’il y a une trentaine d’années on pensait l’avenir sous la forme du progrès social, on a tendance à le penser aujourd’hui sous la forme de l’insécurité et de la peur.
Avant de répondre à la question : « Qu’est ce qu’être protégé et que faudrait-il faire pour contrer cette remontée de l’insécurité sociale et vivre dans une société à nouveau sécurisée ? », avant de discuter des mesures qu’il serait possible de prendre ou de la politique qu’il faudrait mener, je voudrais d’abord préciser le diagnostic que l’on peut porter sur cette remontée de l’insécurité sociale. Il est d’autant plus nécessaire de caractériser l’insécurité sociale que de grandes préoccupations sécuritaires se sont développées aujourd’hui et qu’elles ont des effets sociaux et politiques considérables. Le vote pour le Front National en constitue un exemple parmi d’autres et je crois que ce sentiment généralisé d’insécurité, cette obsession sécuritaire est produite par un amalgame entre différents types d’insécurité.
Il faudrait d’abord de distinguer « l’insécurité civile » et « l’insécurité sociale ». Cette distinction est simple à faire, mais ses effets sont importants. L’insécurité civile, c’est ce qu’on pourrait appeler la délinquance, les atteintes à la sécurité des biens et des personnes. C’est un problème sérieux et il revient à l’État de droit de mobiliser ses moyens pour lutter contre cette forme d’insécurité. Mais s’il est nécessaire de combattre la délinquance, parce qu’on ne peut pas faire société avec ses semblables, si l’on vit sous la menace permanente du vol, du viol, de l’agression, si la lutte contre l’insécurité civile est légitime, une illusion est néanmoins entretenue souvent par le discours politique actuel qui tente de faire croire qu’en luttant contre l’insécurité civile et à la limite, en éradiquant la délinquance, on supprimerait l’insécurité sociale. Il faut casser cet amalgame qui est fait entre « insécurité civile » et « insécurité sociale » car elles relèvent de remèdes différents.

Le rôle protecteur de l’État providence

Je centrerai ici mon propos sur l’insécurité sociale. Je n’en donnerai pas une définition savante, mais on peut dire que c’est le fait d’être à la merci du moindre aléa de l’existence, par exemple une maladie, un accident, une interruption de travail qui rompent le cours de la vie ordinaire et risquent de vous faire basculer dans l’assistance, voire dans la déchéance sociale. En ce sens, on peut dire que l’insécurité sociale a été une donnée permanente de l’existence de la composante la plus importante de la population, ce qu’on appelait autrefois « le peuple ». C’était le fait de vivre « au jour la journée » comme on disait autrefois, de ne pas avoir de réserves pour maîtriser l’avenir, d’être à la merci du moindre événement fâcheux… Cette condition a été celle du prolétariat du XIXe siècle et elle est encore malheureusement, de par le monde, celle d’une proportion importante de la population. Dans une société d’Europe occidentale comme la nôtre, cette insécurité avait été, pour l’essentiel, jugulée et la lutte contre cette insécurité sociale avait relevé d’une fonction de l’État, l’État providence ou l’État social qui s’est installé surtout dans la période suivant la Seconde guerre mondiale.
On pourrait montrer que le rôle principal de cet État providence a été d’opérer comme un réducteur de risques et c’est ainsi qu’on avait réussi à vaincre, pour l’essentiel, l’insécurité sociale à travers les assurances contre les accidents, la maladie, les interruptions de travail, les assurances aussi contre ce risque dramatique qu’était pour le travailleur devenu vieux le fait de ne plus pouvoir travailler, alors qu’il n’avait d’autre ressource que le produit de son travail. Pour ne prendre que ce seul exemple, le droit à la retraite a été un extraordinaire moyen de lutter contre l’insécurité sociale. Le vieux travailleur vivait dans la peur d’aller mourir à l’hospice pour indigents. Avec la retraite, il ne vit sans doute pas dans l’opulence, mais il est assuré d’un minimum de ressources pour garder son indépendance sociale. On pourrait généraliser à partir de cet exemple de l’instauration des régimes de retraite. Dans les années 60-70, on a pu parler de notre type de société comme d’une « société assurantielle », c’est-à-dire une société dans laquelle la grande majorité de la population était « couverte » contre les principaux risques sociaux et où la « sécurité sociale », au sens fort du terme, a remplacé l’insécurité sociale pour la plupart des citoyens.
Il faut distinguer risque et danger. On ne peut assimiler à un « risque » tout ce qui peut arriver dans les parcours d’existence de fâcheux et d’imprévisible. Aucune société ne peut se donner le programme de sécuriser complètement la vie, parce que la vie individuelle et sociale comporte toujours de l’aléatoire. Je pense donc qu’il convient de distinguer les notions de risque, de danger, de menace… Un risque n’est pas n’importe quel danger. Un risque social peut être calculable, évaluable, mutualisable. C’est ainsi que les principaux risques sociaux ont été jugulés par leur maîtrise à travers des systèmes d’assurances collectives et obligatoires.
L’État garantit ces assurances, c’est pour cela que je parle du rôle fondamental de cet État social comme réducteur de risques, plutôt que redistributeur, comme on dit souvent en parlant de l’État providence. Il me semble que l’État n’a pas été tellement redistributeur : la preuve c’est que, pendant qu’il s’est mis en place durant les Trente Glorieuses, les inégalités sociales sont demeurées fortes et à peu près du même type durant ces trente années de croissance ininterrompue. On peut donc dire qu’il a eu un rôle redistributeur faible, ce qui se confirme au niveau des retraites : petits salaires = petites retraites et gros salaires = grosses retraites. Par contre, son rôle protecteur a été très fort. Et c’est pourquoi il ne faut pas confondre sécurité sociale et égalité sociale, parce que cette société « assurantielle » est demeurée inégalitaire. Je ne dis pas du tout que ce soit bien, mais c’est un fait.
Cependant le rôle de l’État a été très fort, parce qu’il assurait l’ensemble des citoyens d’un minimum de ressources et de droits pour ne pas être rejetés dans la déchéance sociale qu’on appelle aujourd’hui « l’exclusion ». Il me semble qu’on pouvait parler, dans ce type de formation sociale, de victoire sur l’insécurité sociale. Celle-ci n’était sans doute pas complète dans la mesure où il restait un certain nombre d’individus, ou de groupes marginaux, qui n’étaient pas entrés dans ce système de protection, ceux qu’on appelle d’ailleurs un peu curieusement le « quart-monde », comme s’il y avait dans nos sociétés développées des îlots de sous-développement de type tiers-monde. Mais jusqu’aux années 70, on pensait généralement qu’il s’agissait d’une pauvreté résiduelle qui allait se résorber avec la poursuite du progrès social. Or, comme vous le savez, ce n’est pas ce qui s’est produit et il me semble qu’au contraire, on peut parler aujourd’hui d’une « remontée de l’insécurité sociale » parce qu’un nombre croissant de gens perdent cette sécurité qui leur donnait une assurance sur l’avenir ou ne parviennent pas à l’acquérir.

L’affaiblissement des systèmes de protection

Ces situations sont très diverses, mais elles commencent à concerner à la fois des gens qui travaillent et d’autres qui ne travaillent pas. Des gens qui ne travaillent pas parce que le chômage de masse s’est développé depuis les années 70 et que les chômeurs perdent ces protections qui pour l’essentiel étaient rattachées à la stabilité de la condition salariale. De plus, il y a des gens à la recherche d’un emploi plus ou moins improbable, comme ces jeunes qui « galèrent » comme on dit. La « galère », c’est une façon contemporaine de vivre « au jour la journée » que j’évoquais pour le passé, c’est vivre plus ou moins d’expédients, de petits boulots, d’un peu d’aide sociale ou familiale quand il y en a, parfois d’un peu de délinquance… Voilà une peinture parmi d’autres de l’insécurité contemporaine. Mais elle commence à toucher aussi des gens qui travaillent. En France, il y a un nombre apparemment croissant de « travailleurs pauvres », les « working poor » comme on avait commencé à les appeler, parce qu’on croyait que c’était un phénomène uniquement américain. Force est de reconnaître que chez nous aussi, il y a des gens qui travaillent et qui n’arrivent pas ou plus à réunir les conditions d’une vie décente, parce qu’il s’agit d’une forme de travail intermittente ou de travail partiel etc., qui touche d’ailleurs plus souvent les femmes que les hommes. Il faudrait ajouter que cette insécurité du travail a des incidences très fortes sur les autres domaines de l’existence, parce que le travail, c’est bien plus que le travail dans la mesure où c’est à partir du travail que se tirent les principales ressources et les principaux droits qui assurent l’existence sociale.
Si l’on prend par exemple la question du logement, on constate aussi un problème grave. Des millions de gens ne vivent pas dans un cadre de vie décent, qui représente pourtant, dans une société comme la nôtre, un minimum nécessaire pour assurer sa dignité et son indépendance. Le dernier rapport annuel de la fondation Abbé Pierre, comptabilisant plus de trois millions de mal-logés, note que cette crise du logement s’élargit à de nouvelles catégories de la population, en particulier à certains salariés. Récemment, il est aussi paru dans Le Monde une enquête sur la situation des travailleurs qui se retrouvent sans domicile fixe. C’est sans doute un exemple extrême, mais qui illustre la transformation considérable qui s’est produite depuis les années 70. La grande pauvreté et le mal logement apparaissaient alors comme une survivance dans une société qui paraissait vouée au progrès social continu. Dans les années 80, on a d’abord parlé de « nouveaux pauvres » pour désigner les individus qui avaient auparavant une existence ordinaire, qui étaient intégrés, mais décrochaient des systèmes de protection rattachés au travail. Aujourd’hui, ce phénomène paraît s’amplifier au point qu’il y a même désormais, comme je l’ai dit, des travailleurs pauvres.
Ce phénomène de remontée de l’insécurité sociale affecte de larges secteurs de notre société en raison de l’affaiblissement de ces systèmes de protection qui couvraient la grande majorité de la population. Je dis « affaiblissement » ou « effritement » et non pas « effondrement ». Il faut en effet se méfier des discours catastrophiques du type « tout fout le camp ». Nous sommes encore, surtout si on compare notre situation à celle de nombreuses régions de la planète, largement entourés et même traversés de protections. La « Sécu », ça existe, peut-être pas pour toujours, mais ça existe et c’est très important, même si elle est menacée. Par contre, il y a des dynamiques profondes qui vont dans le sens d’une remise en cause de cette société « assurantielle » que j’ai dessinée, c’est-à-dire du modèle de protection sociale qui s’était établi après la Seconde Guerre mondiale. Si on avait davantage de temps, on pourrait montrer qu’il y a derrière ces phénomènes une transformation profonde et sans doute une mutation du capitalisme : on assiste au fond à la sortie du capitalisme industriel qui s’était imposé après la Seconde Guerre mondiale et qui, à travers bien des conflits, s’était accommodé de ce système de protection. On entre sans doute dans une nouvelle forme du capitalisme, que je ne sais trop comment nommer, d’ailleurs je ne suis pas économiste, mais un capitalisme dominé par le capitalisme financier international, avec une concurrence exacerbée au niveau mondial laminant les régulations sociales qui s’étaient imposées sous le capitalisme industriel, du moins dans le cadre des États-nations d’Europe occidentale. Il n’est pas inutile d’être conscient de cet arrière-plan pour saisir l’ampleur de la grande transformation que nous traversons et qui s’avère être bien davantage qu’une crise passagère, comme on l’a cru dans un premier temps vers le début des années 70. Nous avons aujourd’hui affaire à ses effets sociaux qui sont devenus, au fil des années, de plus en plus visibles et c’est dans ce contexte que la notion « d’exclusion » a paru s’imposer comme un terme dominant pour nommer ces nouveaux phénomènes de dissociation sociale.

La notion d’exclusion n’est pas adéquate

Parler « d’exclusion » ne me paraît cependant pas être le bon diagnostic. Ce que je reproche à ceux qui utilisent cette notion avec des usages multivalents, c’est d’en avoir fait un mot-valise qui recouvre des choses qui n’ont rien en commun. Entre le chômeur de longue durée et le jeune de banlieue, il y a peu de caractéristiques communes, sauf bien entendu de se trouver sur les marges plutôt que sur le centre de la vie sociale, et je ne crois pas que dans ces cas le terme « d’exclusion » apporte grand-chose, ni pour l’analyse, ni pour la pratique. J’ai contesté cette inflation du concept qui peut néanmoins avoir des usages précis. Dire par exemple que les Juifs étaient exclus de certaines professions sous l’Ancien régime, est un usage juste du mot. Mais, dire d’un chômeur de longue durée qu’il est exclu, me semble moins évident et même dangereux, parce qu’on désigne un état final sans rendre compte du processus qui y mène. J’ai proposé de parler plutôt de désafiliation, pour prendre conscience de cette dynamique descendante dont ce qu’on appelle « l’exclusion » ne représente que la forme limite.
En particulier, la notion d’exclusion n’est pas adéquate pour parler de cette remontée de l’insécurité sociale à laquelle nous avons affaire et ceci pour deux raisons principales. Parler d’exclusion, c’est construire une opposition entre les « in » et les « out » ou, comme Alain Touraine l’avait proposé, une confrontation entre ceux qui seraient « intégrés » et ceux qui seraient complètement « hors du jeu social ». Mais personne n’est, à proprement parler, complètement hors du jeu social ; il y a plutôt un dégradé de positions entre ceux qui occupent ou qui paraissent occuper des positions stables, qui semblent assurés de leur avenir, et des catégories vulnérables comme ceux qui occupent un emploi précaire qu’ils risquent de perdre, ou encore qui occupent un logement dont ils pourront être expulsés s’ils ne peuvent payer le loyer. Enfin, à l’extrême bout de la chaîne, il y a ceux qui sont complètement sur les bords, qui n’ont plus rien ou presque plus rien, comme les SDF, sans emploi et sans logis. C’est ce continuum de positions qu’il faut saisir et qui exprime une dynamique transversale. Parler « d’exclusion », c’est ne pas percevoir cette dynamique : l’exclusion commence en quelque sorte en amont de ces états limite et elle peut même commencer au cœur de l’entreprise, comme ce travailleur qui paraissait complètement intégré et qui se retrouve chômeur de longue durée parce que son entreprise a décidé de se délocaliser là où la main d’œuvre est moins chère. Il me semble que la notion d’exclusion n’est pas adéquate pour comprendre ce processus qui est au cœur de l’insécurité sociale.
Il y a au moins une deuxième raison pour se méfier de cette notion d’exclusion, c’est que les discours sur l’exclusion qui ont prévalu, en tous cas en France ces dernières années, ont imposé une conception individualisée, atomisée des phénomènes de dissociation sociale. Ce qu’on appelle « l’exclu » serait un individu détaché de toute appartenance, isolé, comme abandonné à lui-même dans son malheur. Cela nous a fait oublier ou nous a empêché de percevoir une donnée que je crois très importante, à savoir que l’insécurité sociale a une dimension collective et donne lieu à des réactions collectives.

Un ressentiment collectif

Aujourd’hui, des groupes entiers décrochent et ont le sentiment d’être laissés pour compte par les transformations en cours, parce qu’ils ne sont pas assez formés, pas assez mobiles. Ce sont en particulier des catégories populaires qui ont été ou qui auraient pu être parfaitement intégrées dans la société industrielle et qui sentent bien qu’elles n’ont plus beaucoup d’avenir. Elles développent alors un ressentiment collectif, une réaction qu’on pourrait qualifier de « poujadiste » [1]. Ceux qui ont connu le poujadisme se rappellent sans doute que la première modernisation de la société française, après la Seconde Guerre mondiale, s’est assez bien déroulée, mais qu’elle a laissé sur le côté des groupes entiers, notamment des petits paysans, des petits commerçants, des artisans, etc. Ceux-ci ont réagi collectivement sur le plan politique, et c’est ce qu’on a appelé la « vague poujadiste ». Aujourd’hui, il y a une accélération de la modernisation avec l’Europe et la mondialisation. Ce ne sont plus les mêmes groupes qui décrochent, ne serait-ce que parce que ces petits commerçants, ces petits artisans ont été pour l’essentiel, je ne dirais pas « liquidés », mais en tous cas ils posent moins un problème social virulent, à l’heure actuelle. Aujourd’hui, ce sont des fractions de la classe ouvrière qui sont atteintes et je défendrai la thèse selon laquelle le lepénisme est une variété contemporaine, actualisée, du poujadisme. Au-delà de ses connotations politiques d’extrême droite (qui sont dangereuses et qu’il faut combattre), il s’agit d’abord d’une logique sociale du ressentiment collectif, une notion qui n’a sans doute pas été assez analysée et qui est aussi à l’origine du racisme.
Cette logique du ressentiment se porte sur les catégories sociales les plus proches, plutôt que vers le haut de la hiérarchie. On ne tourne pas son agressivité contre le gérant de fonds de pension qui réside en Californie, ou le contre le PDG de l’entreprise qui a son siège à Francfort et dont, en général, on ne connaît même pas le nom ; on s’attaque à son voisin de palier, surtout s’il est arabe ou noir et on le rend responsable de tous nos malheurs. Mais, en même temps, il s’agit d’une réaction collective qu’il faut d’autant plus prendre au sérieux : lors des élections présidentielles d’avril 2002, Jean-Marie Le Pen est arrivé en tête au premier tour chez les chômeurs, les travailleurs précaires et certaines catégories ouvrières qui formaient antérieurement une clientèle électorale traditionnellement de gauche.
En tous cas, je ne pense pas que parler d’exclusion, comme une sorte de mot-valise pour désigner toutes les diverses situations de dissociation ou de malheur social les plus hétérogènes, soit plus éclairant pour élucider ce type de phénomène complexe. Il y a non seulement dans notre société des individus qui sont invalidés à titre individuel, mais il y a aussi une disqualification collective de groupes en déclin qui donne lieu à ces réactions collectives à connotation politique. Je soumets cela à la discussion, car je n’ignore pas que la notion d’exclusion ait reçu une large audience et ce que j’en dis peut prêter à controverses.

Quelle solidarité sociale dans une « société d’individus » ?

Il est indispensable d’avoir cet arrière-plan pour réfléchir à ce qu’il serait possible de faire pour affronter ces situations, pour combattre l’insécurité sociale. Ne faisons pas de contresens, je ne conteste nullement qu’il faille « lutter contre l’exclusion » comme on dit, et – évidemment – je ne critique pas les mesures nombreuses qui sont prises et qui essaient de prendre en charge les populations les plus démunies. Je pense sincèrement que c’est essentiel et nécessaire. Cependant, si je ne me suis pas trop trompé dans mon diagnostic, il implique que la lutte contre l’insécurité sociale relève aussi d’une dimension plus globale. À vrai dire, elle concerne tout le monde, car, dans une société comme la nôtre, tout le monde a besoin d’être protégé et pas seulement les plus démunis, comme on dit dans une conception minimaliste de la protection sociale.
Tout le monde s’accorde à penser que nous sommes de plus en plus dans une « société d’individus », comme avait commencé à le dire Norbert Elias, mais cela devient de plus en plus vrai. Nos sociétés modernes sont traversées par des dynamiques d’individualisation dans toutes les sphères de la vie sociale et on pourrait le montrer longuement. C’est vrai de l’organisation du travail : individualisation des tâches et des trajectoires professionnelles. Mais c’est vrai aussi de la famille et des principales institutions, comme l’école, les partis, les syndicats, les églises traditionnelles… où l’on parle de crise des formes d’organisation collectives. Cette sorte de dé-collectivisation tend à renvoyer l’individu à lui-même et à la tâche d’assumer lui-même ses responsabilités afin de conduire sa vie. Or, la plupart des individus n’ont pas en eux-mêmes la capacité de se protéger. La grande illusion du discours libéral dominant repose sur une conception a-historique et substantialiste de l’individu qui existerait en tant que tel et qui n’attendrait pour déployer ses potentialités que d’être libéré des contraintes bureaucratiques, étatiques…
Cette conception de l’individu est fausse et l’histoire sociale le montre bien. Au début de la modernité, lorsque l’individu s’affranchit des contraintes traditionnelles, c’est-à-dire qu’il n’est plus pris dans des systèmes de dépendance qui lui assuraient en même temps des protections, il a besoin de « supports » pour exister positivement comme individu. La propriété a constitué ce premier point d’appui nécessaire pour assurer à l’individu moderne un minimum de protection. Cette proposition peut choquer, mais je crois qu’on pourrait multiplier les exemples qui l’attestent. Pour n’en prendre qu’un seul, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ce grand manifeste de l’individualisme moderne, place le droit de propriété comme un droit inaliénable et sacré. La Convention, la plus avancée des assemblées révolutionnaires, vote en 1793 et ce, à l’unanimité, la peine de mort contre quiconque tentera d’attenter à la propriété privée. À l’exception de Babeuf, aucun des acteurs les plus radicaux de la Révolution française, comme Saint-Just ou Robespierre, ne voulaient supprimer la propriété privée. Ils voulaient que chacun ait ce minimum de propriété qui lui assure son indépendance, pour être vraiment citoyen et défendre la République. Dans cette perspective, la propriété n’est pas seulement la propriété bourgeoise que Marx condamnera un siècle plus tard. C’est, à cette époque, la condition de l’indépendance sociale et de la protection de l’individu. Faute de quoi, on n’a rien, on n’est rien. La preuve : ceux qui n’ont rien, que leur force de travail, comme les petits salariés qui vivent « au jour, la journée », exploités et méprisés, ne sont pas reconnus comme des individus à part entière dans cette société qui est pourtant celle de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Ces misérables sont sortis de cette situation, grâce à l’établissement de ces systèmes de protection collective que j’ai évoqués tout à l’heure et qui leur a donné la sécurité. Le droit à la retraite, gagné à partir du travail, a donné au travailleur non propriétaire un homologue de la propriété privée qui le protège, lui donne un minimum d’indépendance sociale et lui permet d’être un membre à part entière de la société. C’est ce qu’on appelle la constitution d’une « citoyenneté sociale » par l’intermédiaire de l’inscription de l’individu dans des systèmes de protection collective. C’est aussi notre façon de nommer la solidarité entre les différents membres de la société, la conception forte de la protection sociale qui concerne ou qui devrait concerner tout le monde, parce que c’est la condition de possibilité de la « citoyenneté sociale ».
Comme je l’ai suggéré, c’est l’affaiblissement ou la perte de ces protections qui renvoient un nombre croissant d’individus à une sorte d’état de sous-citoyenneté sociale, ce qui me conduit à défendre une conception exigeante et générale de la protection sociale. Elle est différente de l’évolution qu’on observe actuellement, qui exprime, je crois, une conception minimaliste de la protection sociale dans la logique des minima sociaux accordés sous condition de ressources. À la limite, il s’agirait de recentrer la protection sociale sur les plus démunis. Encore une fois, je ne conteste pas qu’il soit essentiel de prendre en charge les populations particulièrement défavorisées et de déployer un effort supplémentaire dans leur direction. Mais j’ajoute que tout le monde a besoin d’être protégé, en ce sens que tout le monde a besoin de bénéficier des conditions minimales d’accès à la citoyenneté sociale.

Quels droits sociaux fondamentaux ?

C’est pour cette raison qu’il faudrait défendre cette conception ambitieuse de la protection sociale, mais pas inflationniste, qui consisterait en la mise à la disposition de tous d’un certain nombre de droits sociaux fondamentaux, ce qu’on pourrait appeler une « sécurité sociale minimale garantie » sur le modèle dont on parle pour le travail d’un SMIG, comprenant par exemple le droit d’être soigné quand on est malade ; le droit d’habiter un espace qui vous soit propre ; le droit de disposer de ressources décentes en cas de cessation d’activité, soit provisoire pour cause de maladie ou d’accident, soit définitive au moment de la retraite ; le droit aussi à l’éducation et à la formation permanente, parce que c’est de plus en plus nécessaire pour pouvoir assumer positivement le changement. Ces droits ne sont pas en nombre illimité. Ce n’est pas une conception inflationniste de la protection sociale, mais un effort pour définir le socle nécessaire d’une société démocratique.
Car il me semble que pour faire société avec ses semblables, il faut disposer de ressources de base qui sont aussi des droits, faute de quoi on est dans la dépendance, on est exclu des relations d’interdépendance qui constituent une « société de semblables ». J’ai repris cette expression à Léon Bourgeois [2] qui fut un auteur et un homme politique important de la Troisième République car cette notion me paraît constituer une traduction sociologique de ce qu’on appelle une démocratie. Ce n’est pas une société d’égaux, parce que les sociétés modernes, très stratifiées socialement, n’ont pas réalisé et ne réaliseront sans doute jamais l’égalité absolue des conditions. Par contre, elles peuvent et doivent être des « sociétés de semblables », en ce sens que tout le monde dispose de ces droits et de ces ressources minimales pour être en relation d’interdépendance avec tous les autres et pas seulement de dépendance, comme dans le cas de l’assistance et à la limite de « l’exclusion ».
Le risque est grand qu’avec la remontée actuelle de l’insécurité sociale, on débouche sur une société sans protection, ou avec un mince filet de protection minimale, en raison de ces dynamiques économiques actuellement à l’œuvre qui vont dans le sens des dérégulations et du démantèlement des droits sociaux. On se situerait alors dans une société clivée entre les gagnants et les perdants des mutations en cours, sous l’hégémonie absolue du marché, on ne serait plus alors dans une « société de semblables ».
Il faudrait maintenant poser la question de savoir comment défendre ou imposer ces droits sociaux de base. Si j’étais hypocrite, je dirais que je n’ai pas le temps de le faire, mais c’est plus compliqué. Je disais en commençant que je n’ai pas de recettes à proposer. Il me semble que c’est le défi que nous avons à affronter aujourd’hui. Quant à la manière plus concrète de trouver des mesures qui iraient dans le sens de l’imposition de ces droits de base, on pourrait en discuter maintenant.

Débat
Prendre en compte la nouvelle situation historique

  • Q : Vous montrez très bien dans vos ouvrages l’évolution historique de la protection sociale dans l’histoire de la République. Nous sommes aujourd’hui dans un moment historique particulier où le statut du salariat-qui n’est pas seulement, comme vous l’indiquez, de l’argent versé, mais une sécurité, un statut et une protection-ne semble plus aller de soi. Mais pour autant, ne faudrait-il pas mieux faire la part des choses entre le projet de refondation sociale du MEDEF et une nouvelle situation historique, bien réelle, dans laquelle nous sommes entrés depuis la moitié des années 70, à savoir la fin des Trente Glorieuses ? La montée de l’individualisme est devenue également une donnée structurelle nouvelle. Comment fait-on, dans cette situation, pour ne pas brader l’héritage de la protection sociale, sans pour autant laisser plus ou moins entendre qu’on pourrait revenir comme avant, à l’époque historique particulière qui fut celle des Trente Glorieuses ? Il me semble que c’est le défi qui est aujourd’hui posé. Pour ne parler que des retraites, comment fait-on pour sauver un certain nombre d’acquis tout en prenant en compte un certain nombre de réalités nouvelles comme, par exemple, l’effet démographique et générationnel ?
    D’autre part, dans la défense des acquis, n’assiste-t-on pas aujourd’hui à une nouvelle situation, caractérisée par une demande de protection sans limites ? Comme vous l’avez dit, la sécurité sociale, au sens large, constitue une condition de la citoyenneté, mais, en même temps, on voit monter dans la société une série de revendications qui paraissent, du point de vue des droits, sans limites ?
  • R. Castel : Il s’est produit de l’irréversible dans les transformations qui ont eu lieu depuis une trentaine d’années : des mutations technologiques sur lesquelles on ne pourra pas revenir, un état nouveau de la concurrence internationale avec la mondialisation, une présence de plus en plus forte du marché qu’on ne peut pas éluder… On ne peut se mettre la tête dans le sable et il faut prendre au sérieux ces transformations qui vont dans le sens des dérégularisations. Vouloir conserver la forme des protections établies sous le capitalisme industriel, serait voué à l’échec. C’était l’époque de la grande industrie, des syndicats de masse et ce capitalisme avait dû s’accommoder des formes de régulation collectives telles qu’elles ont prévalu sous la forme du droit du travail et de la protection sociale. Le défi serait de redéployer tout cela dans des situations désormais plus mobiles, moins collectives, ce qui est beaucoup plus difficile et constitue comme vous le dites un véritable défi à relever. Mais en même temps, on ne peut pas crier « au risque ! », comme d’autres crient « au loup ! », sans réfléchir sur les technologies possibles de maîtrise des risques. Il faudrait dégonfler un peu un désir éperdu de sécurité absolue qui entretient aussi l’inflation du discours sécuritaire. Mais cela n’est pas contradictoire avec l’importance du besoin réel d’être protégé, c’est-à-dire de lutter contre l’insécurité sociale. Je me méfie donc des discours sur « la société du risque » qui installent la peur et l’impuissance au cœur de l’avenir, mais c’est pour mieux définir les conditions conduisant à l’insécurité sociale et la manière de les combattre.
  • Q : On parle souvent d’« aggravation des inégalités » dans des termes généraux qui ne vont pas de soi. La pauvreté est aujourd’hui plus visible dans les villes, mais dans les années 50, elle était beaucoup plus sensible à la campagne. Beaucoup de personnes âgées n’avaient pas de retraite complète, voire pas de retraite du tout, mais les solidarités familiales étaient beaucoup plus fortes à cette époque et il y avait aussi des possibilités de logement dans les campagnes qui n’existent pas dans les villes. Aujourd’hui, la précarité concerne davantage les jeunes et les urbains, elle est devenue plus visible qu’autrefois. Statistiquement, les inégalités de revenus se sont resserrées jusqu’à la fin des années 70 et même jusqu’à fort récemment. Maintenant, elles semblent stagner, mais on ne peut pas pour autant parler d’aggravation des inégalités, même si elles deviennent plus perceptibles dans les villes d’aujourd’hui.
    Ma question porte sur la solidarité familiale. Parmi les SDF, les chômeurs, il y a beaucoup de gens seuls. Le chômage défait les couples et les solidarités familiales. C’est un élément à prendre pleinement en compte. Mais, en même temps, je ne vois pas comment la société peut prendre collectivement en charge ces problèmes ?
    D’autre part, je n’ai pas bien compris votre distinction entre « assistance » et « solidarité ». Vous semblez dire que l’assistance, ce n’est pas bien, que la solidarité est préférable. Les minima sociaux me paraissent indispensables, mais n’est-ce pas de l’assistance malgré tout ?
  • R. Castel : Sur la solidarité familiale, je renvoie à Émile Durkheim [3]. Je crois que les protections rapprochées, c’est très bien. Si la famille peut prendre en charge les problèmes, c’est tant mieux, ou lorsque le voisinage les prend en charge, c’est aussi très bien… Mais, avec le développement de l’industrialisation et de l’urbanisation, ces formes de solidarité se sont considérablement affaiblies ; je ne dirais pas qu’elles disparaissent, mais elles sont le plus souvent insuffisantes. C’est à ce moment que Durkheim introduit le passage à l’État. On peut ne pas être fanatique des protections dispensées par l’État, dire qu’elles ont parfois un caractère bureaucratique et formel, mais à défaut de solidarités rapprochées, elles sont indispensables dans une société moderne, faute de quoi les individus isolés sont laissés à eux-mêmes.
    Aujourd’hui, il y a une sorte de dégradation du mot solidarité. Sans doute parce que je suis sociologue et que j’aime bien Durkheim, j’aurais tendance à penser que le sens noble de la solidarité, c’est ce que Durkheim appelle la « solidarité organique », qui lie, dans une société différenciée, complexe comme les sociétés modernes, les différents groupes entre eux et fait que les gens ne soient pas rejetés dans l’exclusion. C’est la conception forte de la solidarité qui s’accomplit à travers de droits sociaux assez consistants. Lorsqu’un travailleur tombe dans le chômage, il bénéficie dans un premier temps d’une rémunération qui obéit encore à la logique de l’assurance ; elle est calculée selon son salaire, la durée du travail, etc. Mais, lorsqu’il arrive au bout de l’échéance, il relève de « l’allocation spécifique de solidarité »(ASS) qui est de l’ordre de l’assistance et qui est plus faible ; elle est donnée sous condition de ressources et risque d’avoir un caractère stigmatisant. Et lorsque le chômeur arrive en fin de droits (ce qui, en démocratie, m’a toujours paru une expression obscène), il peut demander le RMI qui est aussi une forme de solidarité. On doit constater que ce sont des formes inférieures, parcimonieuses, de la solidarité faisant pâle figure au regard du sens durkheimien de la « solidarité organique ». Je ne condamne donc pas l’assistance, ce qui serait ridicule, mais je pense qu’elle représente un moindre mal et qu’il faut défendre des formes plus généreuses de protection sociale.
  • Q : Vous indiquez que l’échange marchand est le paradigme de la logique contractuelle et qu’il n’y a pas de modernité sans marché. Vous n’êtes donc pas de ceux qui diabolisent le marché, mais vous en appelez à sa « domestication ». Pouvez-vous préciser ce rapport individu/marché et le sens que vous conférez à cette « domestication » du marché ?
  • R. Castel : La question ne se pose pas exactement en termes de « diabolisation ». Si on veut simplement avoir les yeux ouverts, on doit constater que le marché dans notre société est d’une extrême importance, qu’il n’y a pas de société moderne sans marché. C’est Adam Smith qui, le premier, a réalisé cela. La question n’est donc pas de penser la fin du marché ou d’échapper au marché, ce qui m’apparaît être de la mauvaise utopie, ce serait plutôt de prendre conscience de l’importance du marché. Non pas de gaieté de cœur, mais parce qu’il est là et qu’il ne nous demande pas notre autorisation pour exister. Il s’agit plutôt de faire en sorte qu’il ne soit pas hégémonique ; il s’agit d’essayer de lui imposer des cadres, des régulations. J’ai donc repris l’expression « domestiquer le marché ». J’admire beaucoup Karl Polanyi [4]et je me trouve sur les mêmes positions. Peut-être que dans les années 45, lorsque Polanyi écrivait, il était plus facile d’envisager les formes que pourrait prendre la « domestication du marché » ? Aujourd’hui, c’est plus difficile, mais ça n’en est pas moins nécessaire : ou bien nous vivrons dans une société entièrement marchandisée, ou bien nous parviendrons à limiter son emprise en lui imposant des régulations comme le droit du travail, la protection des travailleurs.

Quelle conception du droit ?

  • Q : Je voudrais savoir ce que vous entendez par droits. Vous avez formulé votre conception exigeante et générale de la protection sociale adaptée au monde contemporain sous la forme de droits sociaux fondamentaux. Or vous décrivez la phase historique dans laquelle nous sommes depuis 30 ans comme une période d’érosion de la solidarité. Parallèlement, on constate une affirmation de plus en plus grande du caractère juridique du droit social dans nos sociétés, par exemple le passage par des formes contractualisées de protection sociale. La décentralisation même va dans ce sens en créant des instances comme les conseils généraux, chargés de prendre en charge directement la protection sociale (je pense aux minima sociaux). Est-ce qu’il n’y a pas un besoin d’approfondir la notion de droit et de repenser la différence entre droit social, droit de créance et droit liberté, parce qu’on ne peut qu’être frappé par la juxtaposition des phénomènes : l’érosion de la solidarité et le rapprochement tendanciel du droit social vers le droit civil.
  • R. Castel : Vous avez tout à fait raison. On assiste actuellement à une inflation du recours au juridique et c’est encore plus vrai aux USA. En France, il se propage aussi un recours de plus en plus fréquent aux juges, aux avocats, mais ce n’est pas le droit social. Il y aurait plus compétent que moi pour conceptualiser la différence, mais je suis assez réticent devant cette juridisation de la vie sociale et même de la vie privée. Cependant, ce n’est pas cet aspect que j’ai en tête lorsque je parle de droit. Pour moi, le droit social, c’est, par exemple, le droit au logement, le droit d’être soigné quand on est malade… On peut effectivement discuter sur ce que signifie être malade. Il ne me semble pas inscrit de toute éternité que les cures thermales devraient être remboursées par la Sécurité sociale par exemple. Par contre, le droit d’être soigné doit être quelque chose d’inconditionnel. Il faudrait distinguer le caractère absolu d’un droit et la négociation de la modalité de sa mise en œuvre.
  • Q : Vous avez posé la notion de « droits sociaux fondamentaux ». Est ce que vous les liez à l’individu ou au travailleur ?
  • R. Castel : Il n’y a sans doute pas une formule unique. En France, comme en Allemagne, le système des protections a été étroitement connecté au travail par l’intermédiaire des cotisations sociales, ce qui d’ailleurs a rendu ces systèmes, dits bismarckiens, particulièrement vulnérables au chômage de masse. Dans les pays scandinaves, c’est une autre forme d’assurance qui passe par l’impôt, qui a ainsi une fonction plus redistributive. Je serais bien incapable d’établir une hiérarchie entre ces deux modèles. Simplement nous sommes en France. Le problème principal que nous avons à affronter ici est la sécurisation du travail, dans la mesure où, au-delà de la sécurité des situations de travail à proprement parler, il s’agit de la source, de l’aliment des protections sociales dont nous pouvons disposer. S’agissant de la France, je ne vois pas qu’il y ait d’alternative à cela, actuellement en tous cas. Il reste une centralité du travail, encore plus pour ceux qui n’en ont pas et qui savent bien que manquer d’emploi, ce n’est pas seulement manquer d’argent, mais c’est aussi manquer de protection et de reconnaissance sociales. Donc, en défendant les droits sociaux des travailleurs, on défend aussi largement ceux des citoyens en général.
  • Q : Pourriez vous préciser ce que seraient les « droits de tirage sociaux » que vous proposez, assurant une continuité des droits à travers la discontinuité des trajectoires professionnelles ?
  • R. Castel : Cela pourrait être une illustration de ces droits. D’ailleurs ce n’est pas moi qui l’ai inventé, c’est une proposition d’Alain Supiot [5], juriste du travail, et qui correspond à cette exigence de sécuriser le travail sans pouvoir prendre un appui suffisant sur le statut de l’emploi. Dans la société industrielle, c’est à l’emploi stable qu’ont été rattachés pour l’essentiel, les protections et les droits des travailleurs, et si ce modèle de l’emploi stable se défait, si par exemple le travailleur passe par des alternances d’emploi et de non emploi, par des recyclages nécessaires, l’emploi n’est plus le socle suffisant pour assurer les protections. D’où cette idée de transférer sur la personne du travailleur les droits qui étaient rattachés à l’emploi, de sorte que le travailleur aurait un « droit de tirage », c’est-à-dire qu’en période d’inactivité, il pourrait faire valoir ses droits. L’idée est séduisante, elle est en tous cas une réponse à cette exigence de concilier sécurité et mobilité qui est l’un des défis actuels, s’il est vrai que notre société devient de plus en plus mobile, de plus en plus fluide. Comment ne pas payer cette flexibilité, comme on dit, d’une perte de statut et à la limite d’une invalidation sociale ? Par contre, comment ces droits seraient-ils financés, administrés, distribués, etc. ? Cela me paraît beaucoup moins clair, mais on peut dire qu’il s’agit là d’une voie importante à poursuivre.

(*) Cette lettre rend compte d’un mardi de Politique Autrement qui s’est tenu le 8 février 2005.
Robert Castel est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il est notamment l’auteur de L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil, 2003 ; Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretien sur la construction de l’individu moderne, (avec Claudine Haroche), Fayard, 2001 ; Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat. Fayard, 1995, Folio-Gallimard, 1999.

Notes
[1] Dans les années cinquante, l’Union de défense des commerçants et des artisans (UDCA) animée par Pierre Poujade (1920-2003), le « papetier de Saint-Céré », se constitua en un mouvement politique qui obtint 52 sièges aux élections législatives de janvier 1956. Ce qui offrit à J.-M. Le Pen l’occasion d’être élu député. Par extension, on désigne aujourd’hui par « poujadisme » des revendications étroitement corporatistes caractérisées par la dénonciation des « gros », « du fisc », « des notables », « des intellectuels »… au nom du bon sens « des petites gens ».

[2] Le « solidarisme » fut un mouvement de réforme sociale basé sur une philosophie morale à laquelle Alfred Fouillé (1838-1912), Léon Bourgeois (1851-1925) puis Célestin Bouglé (1870-1940) donneront un fondement théorique. Devant permettre un dépassement de la confrontation entre libéralisme individualiste et socialisme collectiviste, le « solidarisme » devint, à partir de 1890, une composante centrale de la philosophie de la Troisième République.
Cf. Léon BOURGEOIS, Solidarité, Presses universitaires du Septentrion, 1998.

[3] Cf. E. Durkheim, De la division du travail social, Quadrige-P.U.F. (1984).

[4] K. Polanyi, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Gallimard (1983).

[5] Cf. A. Supiot (sous la direction de), Au-delà de l’emploi. Flammarion (1999).