• Rencontre avec Marc Lazar –

« Quelle signification du vote extrémiste ? Quel avenir pour le PCF et l’extrême gauche ? ». Ces questions sont à la fois liées et différentes. Liées, car il s’agit de réfléchir sur la situation présente du communisme quelles que soient ses formes d’expression. Différentes car le vote PCF ne relève plus du vote extrémiste alors que celui pour l’extrême gauche continue de relever de cette catégorie.
Pour examiner le vote extrémiste, il est intéressant de faire le détour par le Front national. Celui-ci a réussi à obtenir 14,9% au premier tour des élections régionales de 2004, contre 15% en 1998. Si on ajoute le score du petit mouvement de Mégret, on obtient 16,4%. Tout le monde a dit qu’il n’y avait pas de progression du Front national : sans doute, mais il y a une stabilisation. Et pourtant, le Front national n’a pas profité d’un contexte qui lui était favorable a priori : les affaires, les attentats, un malaise général à l’égard de la classe politique, une irritation contre la droite….

Le Front national a créé un clivage stable entre la droite et l’extrême droite

En analysant les choses de plus près, on remarque des progressions du Front national, au premier tour des régionales, dans des régions particulièrement marquées par la crise économique et sociale : en Lorraine (+3,2 points), dans le Nord-Pas-de-Calais (+3,8 points) et en Picardie (+4,4 points). Aux européennes, le Front National a enregistré un revers : il a obtenu 9,8% des suffrages, ce qui est un peu inférieur à ses résultats aux scrutins européens précédents (en 1999, il avait recueilli 5,7% des voix mais il avait fortement pâti de la scission de Bruno Mégret). Mais, à mon sens, enterrer le FN constituerait une lourde erreur. Le Front national continue de profiter de « l’insécurité sociale ». A l’occasion des régionales, on a souligné le fait que cette fois le vote ouvrier et le vote populaire est allé à gauche et en particulier au Parti socialiste. Cependant un tiers des ouvriers continuent de voter pour le Front national. Au deuxième tour, il a fait 12,8%. En tout état de cause, on constate, et c’est un élément important, que les électeurs du Front national ne votent pas pour la droite. Le mode de scrutin très particulier et très nouveau des élections régionales a fait perdre des élus au Front national qui se trouve dans une situation contradictoire : impuissant politiquement, il reste toujours apte à mobiliser des électeurs.
Ce qui est intéressant dans cet électorat, c’est qu’il est populaire et captif ; c’est l’électorat d’un parti enraciné dans certaines régions et qui refuse de voter pour la droite. Il existe donc dorénavant en France un clivage entre la droite et l’extrême droite. C’est un clivage stable, non seulement en termes de partis, mais en termes d’électeurs. Les enquêtes auprès des électeurs du Front national, sur leurs idées, leurs valeurs, leurs comportements, révèlent la césure qui est apparue au sein de l’électorat de la droite. Une partie de l’électorat du Front national s’oppose clairement à deux autres ensembles électoraux : la droite classique et la gauche. D’où la formule très en vogue aujourd’hui dans la science politique française, celle d’une « tripartition » au sein des électeurs. Sur des questions essentielles comme le devenir de la société, l’Europe, la France, l’immigration…
Le vote Front national est de type populaire, protestataire et/ou extrémiste.

L’échec des trotskistes aux élections

Après le résultat de l’extrême gauche au premier tour de l’élection présidentielle, les élections régionales constituaient un test. Assisterait-on en France, à une « quadripartition » de l’électorat, avec l’émergence d’un bloc de l’extrême gauche ? Aurions-nous l’émergence d’un nouveau clivage, stable et permanent, qui traverserait les profondeurs de la société et disposerait de son expression politique ? Le bon score d’Arlette Laguiller et d’Alain Besancenot à l’élection présidentielle de 2002 avait fait oublier le mauvais résultat de ces mêmes partis d’extrême gauche aux élections législatives de juin 2002.
Cette question était au cœur de la campagne des élections régionales de 2004. On peut dire que le mode de scrutin a incité les trotskistes de la LCR et de Lutte ouvrière à s’allier pour passer la barre des 5%. Mais, au-delà de cette nécessité, cette union visait, à mon avis, un objectif symbolique. Jusqu’ici, il n’y avait aucun problème pour LO de considérer que gauche et droite, c’était la même chose. La Ligue communiste révolutionnaire ne se reconnaissait pas dans cette position, pour des raisons liées à l’histoire de cette formation politique et à la sociologie de sa composition : elle avait tendance à appeler, au deuxième tour, à voter pour la gauche contre la droite. Ce n’était pas le cas pour ces élections régionales. L’opération symbolique consistait à démonter cette fois-ci qu’il y avait bien une séparation irréductible entre la gauche et l’extrême gauche. Par conséquent, il fallait véritablement affirmer qu’il n’y aurait pas un appel à voter au second tour. La seule condition de l’appel en faveur de la gauche était la menace que le Front national s’empare d’une région. Et si on regarde bien le contenu de l’accord entre LO et la LCR, il existait beaucoup de clauses restrictives à cette menace. L’opération symbolique consistait donc à démontrer qu’en France il y avait dorénavant deux gauches qui s’affrontaient : une gauche réformiste qui avait trahi et était vouée aux gémonies, et une autre gauche, radicale, voire révolutionnaire.
A l’examen des résultats électoraux, cet objectif n’a pas été atteint : 4,58% au premier tour des élections régionales, soit à peu près le score obtenu en 1998. Il faut cependant noter une légère progression aux élections cantonales qu’il ne faut pas négliger : les candidats trotskistes ont obtenu 2,8% contre 0,6% en 1998. En revanche, les trotskistes ont enregistré un échec flagrant aux européennes, avec 2,5% des voix contre 5,1% aux européennes de 1999, soit le plus mauvais score enregistré par l’extrême gauche depuis 1999 tous scrutins confondus.
Les organisations d’extrême gauche ont été déçues par rapport à la présidentielle (10% cumulés Laguiller et Besancenot), par rapport à leurs attentes et par rapport à une forme de complaisance médiatique qui a été assez stupéfiante.
En 2002, à l’élection présidentielle, trois types de votes s’étaient agrégés autour d’Olivier Besancenot et d’Arlette Laguiller. D’abord un vote de « convaincus », très minoritaire. Deuxièmement, un vote de type sanction d’une partie de l’électorat déçu par la gauche, en particulier par le gouvernement de la gauche plurielle, mais qui continuait de se situer à gauche. Enfin, un vote de protestation tous azimuts qui peut se diriger vers l’extrême gauche ou ailleurs, d’un tour à l’autre. Or, aux régionales de 2004, ces trois votes se sont réduits au premier cercle des « convaincus ». Le vote sanction et le vote protestation ne se sont pas dirigés vers l’extrême gauche.
Si on garde le modèle présenté plus haut pour l’extrême droite, nous n’avons pas à gauche d’opposition aussi nette qu’entre la droite et l’extrême droite. Les électeurs qui peuvent être intéressés par l’extrême gauche, à part les « convaincus », n’ont pas coupé les ponts avec la gauche. Plusieurs études le montrent et les résultats le confirment : lorsqu’il y a une bipolarisation gauche/droite, nombre d’électeurs qui avaient le 21 avril 2002 choisi l’extrême gauche peuvent repartir vers la gauche traditionnelle. Toutes les analyses qualitatives montrent qu’une large partie des électeurs séduits par l’extrême gauche restent fidèles aux valeurs de gauche et ne se sont point ralliés aux valeurs d’extrême gauche. De plus, beaucoup d’électeurs qui se disent sympathisants de l’extrême gauche considèrent que celle-ci n’est pas du côté de la révolution et de la radicalité, mais qu’elle représente une forme de réformisme. C’est une perception très fréquente. Par conséquent, il n’existe pas pour le moment de quadripartition, avec une ligne de clivage aussi nette que celle qui sépare la droite de l’extrême droite.

La vulgate « néo-gauchiste » influence toute la gauche

L’importance de l’extrême gauche est ailleurs. Elle dispose d’une influence idéologique sans commune mesure avec son poids électoral. Elle diffuse une « vulgate », qui n’est même plus une idéologie constituée, une forme de « néo-gauchisme » qui se répand bien au-delà des rangs de l’extrême gauche stricto sensu. Cette vulgate a contribué au tournant à gauche des Verts, au retour à gauche du Parti communiste et au déplacement du centre de gravité du Parti socialiste. Devant la pression de l’extrême gauche, une partie de ses revendications ou de ses critiques de la mondialisation sont reprises par les partis traditionnels de la gauche. D’autre part, l’extrême gauche influence une partie des jeunes et certains secteurs de la population, notamment dans la fonction publique et dans certaines classes moyennes urbaines fortement diplômées.
Ainsi l’extrême gauche manifeste une forme d’impuissance politique, puisque son électorat reste fragile et instable, mais elle exerce une capacité de séduction idéologique sur le reste de la gauche. Un certain nombre d’électeurs utilisent, sans doute, de ce que l’on appelait en Suède « le camarade 4% », ce qui désignait, dans le système politique de ce pays scandinave, le petit parti communiste qui a aujourd’hui disparu. Pour être élu, il fallait avoir 4% des votes et une partie de l’électorat social-démocrate votait pour « le camarade 4% » afin de s’en servir comme d’un aiguillon sur la politique sociale de la social-démocratie.
L’extrême gauche a-t-elle un avenir ? L’échec des élections régionales et européenne est à rapporter à l’accès de triomphalisme qui s’est manifesté dans la campagne des élections régionales, avec des meetings rassemblant beaucoup de monde, des déclarations euphoriques des dirigeants trotskistes et une large couverture médiatique. Certains sondages ont même été très favorables à l’extrême gauche, ce qui a alimenté le petit emballement médiatique. La déception est donc importante et elle a relancé les débats internes, comme c’est le propre des organisations minoritaires, encore plus des organisations d’extrême gauche et encore plus des organisations trotskistes… Le trotskisme se caractérise par sa tendance à la scission permanente, à plus forte raison en cas d’échec, avec des débats doctrinaux sans fin.
L’extrême gauche a un objectif et sa présence un effet pervers. L’objectif est clairement annoncé même s’il reste souvent purement ostentatoire, c’est la revanche sociale. Le vrai enjeu explique l’extrême gauche n’est pas les élections, c’est la rue, la grève, le troisième tour social. Il s’agit donc de pousser à l’agitation, au conflit, car c’est à l’occasion des conflits que l’extrême gauche espère révéler la trahison des réformistes. Reconnaissons qu’en dépit du fait que les trotskistes exercent de l’influence sur certains secteurs du syndicalisme, leur influence demeure limitée : leurs appels incessants à la grève générale tombent dans le vide pour l’instant. L’effet pervers de l’extrême gauche tient à ce que sa seule existence provoque une radicalisation de l’ensemble de la gauche. De ce point de vue, l’effet est déjà atteint. Le Parti socialiste, empêtré dans le choix de son futur candidat à la présidentielle de 2007, a décidé de faire dans un premier temps « À gauche toute ! » et de reporter à d’autres échéances la clarification de son orientation, l’élaboration de son projet et la redéfinition de ses alliances. Toutes les positions actuelles du Parti socialiste visent à couvrir l’ espace à gauche, comme on a pu le voir avec ses positions concernant la défense des acquis sociaux, la condamnation complète de toute réforme des retraites, sa solidarité donnée à l’ancien terroriste italien Cesare Battisti, ou encore ses hésitations à propos de la Constitution européenne. Sur ce dernier sujet, ses dirigeants étant divisés, en apparence du moins, le Parti socialiste s’est engagé dans la campagne européenne sans préciser quelle serait sa position et en la renvoyant à un référendum interne au Parti socialiste, à l’automne.
Le PS est le seul Parti socialiste en Europe qui cède à une telle pression à gauche. Le PSOE qui a reconquis le pouvoir en Espagne ne s’est jamais caché de sa position internationale sur l’Irak, mais avait, par ailleurs, un programme très clair. Il peut être discutable, mais il est très différent de celui du Parti socialiste. Sur le plan économique, le PSOE a expliqué pendant la campagne électorale qui l’a amené au pouvoir qu’il continuerait la politique d’austérité et de mise en accord avec les critères de Maastricht. Il a certes annoncé une politique sociale, en particulier l’augmentation du salaire minimum, une flexibilité du travail moins pénalisante pour les plus démunis. Cependant, son effort principal, en dehors de la politique internationale de rapprochement européen (avec approbation de la Constitution européenne bloquée par Aznar), porte sur l’approfondissement de la démocratie (la parité, des modifications institutionnelles) et les changements de mœurs dans la société (la législation sur les homosexuels ou les violences conjugales)… Ceci correspond au type d’électorat nouveau que le PSOE a cherché à conquérir, mais ce n’est en rien une concession à une extrême gauche d’ailleurs très faible en Espagne.
La gauche italienne est soumise, pour sa part, à une forte pression de l’extrême gauche ; néanmoins, le positionnement des Démocrates de gauche (DS) n’a été nullement de céder aux exigences de Refondation communiste, du mouvement altermondialiste ou des mouvements de protestation assez radicaux contre Berlusconi. Ces deux pays sont comparables à la France, parce qu’ont toujours existé la tentation de la radicalisation et la présence forte du communisme, à la différence des social-démocraties suédoise ou allemande, ou du Labour en Angleterre. Mais en France, le PS n’a pas adopté la même stratégie. C’est du, entre autres, à la présence des organisations d’extrême gauche qui ont là marqué un point incontestable.

Le PCF est devenu un parti éclaté

Les votes en faveur du Parti communiste français ne relèvent pas du vote « extrémiste » à proprement parler. On a dit partout que le score du Parti communiste français aux élections régionales n’était pas mauvais, car on le comparait à celui de 2002, c’est-à-dire au désastre de Robert Hue à l’élection présidentielle. C’est vrai qu’il n’est pas si mauvais, bien que les comparaisons soient difficiles car aux élections régionales précédentes il participait essentiellement à des listes d’union. Ce score n’est pas mauvais si on considère que le PCF se présentait seul. On a moins remarqué qu’il a fait un mauvais score aux élections cantonales. Il est à moins de 8%, c’est-à-dire deux points en moins par rapport à 1998. Si on regarde ses grands bastions aux cantonales (par exemple en Seine-Saint-Denis ou dans le Nord-Pas-de-Calais), on constate de nouveau de forts échecs. Il en va de même pour les européennes où le PCF a obtenu 5,25% des suffrages alors que la liste « Bouge l’Europe » avait eu 6,78% des voix en 1999, ce qui avait été considéré comme un désastre pour Robert Hue qui avait conçu cette opération.
Lorsqu’on parle du Parti communiste français, que j’ai longuement étudié, il faut arrêter de considérer ce parti comme on l’a pensé pendant de nombreuses années : un parti puissant, centralisé, voire monolithique. C’est tout au contraire un parti éclaté « en archipels », avec des îlots, des éléments de force dans un océan d’indifférence, des secteurs avec des vestiges d’appareil et un rôle important acquis par les derniers élus. C’est ainsi qu’on peut comprendre le positionnement très diversifié de ce parti qui n’adopte pas les mêmes attitudes d’une région à l’autre.
Le PCF s’est félicité de sa réussite relative enregistrée à l’occasion des régionales non confirmée aux européennes. Mais à quelle stratégie est-elle due puisque le PCF a présenté des listes de compositions différentes ? À celle de Marie-George Buffet qui a voulu un élargissement assez net à « la société civile » ? À l’affirmation de « l’identité communiste », position de Maxime Gremetz en Picardie, un communiste « traditionnel » fortement soutenu par sa position locale et qui a eu de plus la chance de ne pas avoir à affronter de liste de chasseurs qu’il a en partie attirés à ses côtés ? A celle d’Alain Bocquet dans le Nord, qui consistait à ouvrir à des associations et à des syndicalistes mais aux conditions du Parti communiste ? Ces hésitations se sont reflétées dans les listes proposées aux européennes.
Car le Parti communiste est confronté à différentes logiques, à différentes stratégies et il n’a pas décidé. La résolution de son dilemme identitaire n’est toujours pas tranchée. Marie-George Buffet présente le PCF comme étant un parti révolutionnaire responsable. Révolutionnaire pour essayer de capter une partie du vote de l’extrême gauche et se différencier du Parti socialiste ; responsable pour montrer l’inanité des propositions de l’extrême gauche, leur naïveté ou leur dangerosité en expliquant comme l’a fait à plusieurs reprises Marie-George Buffet qu’il fallait « se mettre les mains dans le cambouis », avoir des responsabilités et gouverner. Cette identité de parti révolutionnaire responsable est un peu difficile à comprendre. Par ailleurs, d’un point de vue sociologique, le Part communiste se caractérise depuis une vingtaine d’années comme un parti vieillissant, avec très peu de renouvellement, très peu de capacités à attirer les jeunes électeurs. On pourrait penser – c’est ce qu’espère le Parti socialiste, mais à mon avis il se trompe – que le Parti communiste serait en mesure de récupérer la charge protestataire qui s’est orientée vers l’extrême gauche. Le Parti socialiste préfèrerait qu’elle se dirige vers le Parti communiste, car c’est un allié avec lequel il peut négocier. N’oublions pas que cela s’est déjà passé. Dans les années 1970, le Parti communiste français a connu une embellie en combattant le gauchisme avec une dureté doctrinale qui a parfois basculé dans l’affrontement physique mais, en même temps, en attirant des gens passés par l’expérience du gauchisme et qui, se rendant compte de son impuissance, ont rejoint cette structure de protestation beaucoup plus solide qu’ils avaient critiquée de l’extérieur et qui assurait le lien avec la figure symbolique de la classe ouvrière. On estime de 70 à 80 000 les anciens gauchistes ayant adhéré au Parti communiste. Aujourd’hui, ce parti est totalement incapable de renouveler une pareille opération. D’abord parce que les forces d’extrême gauche sont nettement moins importantes que dans les années 70 ; ensuite parce que lui-même n’a pas la même capacité de récupération ; il n’a plus le poids qu’il avait encore dans les années 70. Son appareil n’est plus aussi efficace et il n’a plus de projet alternatif susceptible de mobiliser les énergies.
Le constat que je faisais dans Le communisme, une passion française [1] est très simple. Le Parti communiste français est mort comme acteur politique. C’est la tendance générale. Bien sûr, il continue d’exister comme tout parti qui disparaît. Le Parti radical a disparu après la Deuxième Guerre mondiale, mais il reste encore des radicaux avec des élus, des réseaux, des radicaux de droite, des radicaux de gauche, des fiefs locaux (La Dépêche du Midi exprime encore cette sensibilité). On aura cela encore pendant longtemps avec le Parti communiste, mais il ne pèsera plus comme un acteur politique déterminant pour la gauche. En revanche, il reste tout son héritage qui continue à travailler la société française. Pour le versant gauche, c’est cette propension à susciter des passions, la passion de la protestation, la passion de la radicalité, la passion de l’égalité. Exploitée par l’extrême gauche, elle influence le reste de la gauche. Même si cette extrême gauche a connu des échecs électoraux, même s’il n’y a pas de « quadripartition », elle exerce une influence dans le « forum des idées » qui a des effets sur tout le reste de la gauche.

Débat

  • Q : Le vote extrême représente durablement 20%. N’y a-t-il pas un phénomène de vases communicants entre l’extrême droite et l’extrême gauche ?
  • Marc Lazar : Je partage votre constat, mais il faut faire attention à la formule que vous employez de « vases communicants ». Pour des raisons historiques, qui tiennent à la structuration de la démocratie en France, une part non négligeable de l’électorat peut être classé « extrémiste ». Le Parti communiste français représentait, après la Seconde Guerre mondiale et pendant toute la IVe République, 25% des voix. En mai 1947, les communistes quittent le gouvernement. C’est le début de la guerre froide, les communistes comprennent – et Staline leur fait comprendre – qu’ils ne pourront plus revenir au gouvernement. Le Parti communiste français perd des effectifs. Les ventes de L’Humanité s’effondrent (124 000 exemplaires au début des années 50 contre 700 000 au lendemain de la guerre). Mais 25% des électeurs ! Un Français sur 4 ! Or le Parti communiste français, à l’époque, c’est le parti ouvertement lié à l’Union soviétique, revendiquant son inféodation à Staline, ne cachant pas ses intentions s’il arrivait au pouvoir, acclamant tous les procès dans les démocraties populaires. On dit souvent que c’est la même situation en Italie. Ce n’est pas exact, le Parti communiste italien connaît son grand développement dans les années 60-70, au moment où il prend peu à peu, non sans difficultés et multiples contradictions, quelques distances avec l’Union soviétique. La France est le seul pays, alors que le Parti communiste français est dans sa phase « extrémiste » où un électeur sur 4 vote communiste.
    Ceci en dit beaucoup sur le rapport à la démocratie en France et sur les formes de structuration sociale de notre pays. Les années 50 sont marquées par une conflictualité importante, des conflits sociaux particulièrement durs, avec un patronat souvent archaïque et autoritaire. Si on prend le discours de Lutte ouvrière aujourd’hui, c’est celui du Parti communiste français des années 50. Si on étudie les textes de discours d’Arlette Laguiller, c’est Maurice Thorez et Jacques Duclos des années 50, avec Trotski à la place de Staline et la référence mythique à un paradis terrestre qu’il s’agirait de construire… La particularité des trotskistes c’est d’être irresponsables, puisqu’ils n’ont jamais été au pouvoir, même s’ils oublient que Trotski a exercé le pouvoir de 1917 à 1924, et de quelle façon !
    Il existe bien une forme de permanence de contestation au cœur de la démocratie française qui se nourrit, entre autres, de nos difficultés à résoudre les questions sociales. Mais on ne peut pas parler de vases communicants. D’abord, le vote extrémiste actuel n’est pas le même que celui du passé. Ensuite, ce n’est pas le même type de profil d’électeur qui vote extrême gauche (ou communiste en admettant qu’il soit extrémiste) et celui qui vote Front national. Nous n’avons jamais pu identifier un passage immédiat, automatique, d’un vote à gauche (notamment communiste) vers un vote en faveur du Front national. Toutefois, nous avons pu identifier un électeur communiste qui tout à coup ne vote plus communiste mais vote Mitterrand contre Marchais en 1981 ; qui vote socialiste aux législatives de juin 1981 ; qui, déçu par la gauche, s’abstient pour une, deux, trois élections et qui, peut-être un jour, en vient à un vote pour le Front national. Il y a eu quelques cas, notamment dans le Sud-Est, de dirigeants du Front national venus du communisme, mais il ne faut pas généraliser.

Quel avenir pour les trotskistes ?

  • Q : Peut-on cerner les motivations des dirigeants d’extrême gauche ? Ils ne revendiquent pas le pouvoir, mais veulent obtenir 10% des voix. Pour en faire quoi, si ce n’est nuire à la gauche ?
  • Marc Lazar : Bonne question ! Récemment, un économiste, pour essayer de répondre à la question : « Comment peut-on être trotskiste au XXIe siècle ? », est parti de la théorie du « choix rationnel économique » en se demandant si elle est applicable aux trotskistes. Il ne m’a nullement convaincu. Selon moi, ce qui compte, c’est la croyance. Les dirigeants sont mus par la croyance et la passion révolutionnaire. Pour les adhérents, c’est autre chose. Les connaître se heurte à des difficultés. Lutte ouvrière conserve la structure de la clandestinité et ne compte pas changer. En, revanche, la LCR est plus facile et intéressante à étudier. L’organisation n’a, semble-t-il, plus la structure de la clandestinité et elle autorise des études. Avec un peu moins de 3 000 adhérents, c’est l’organisation la plus « jeune » sur le marché politique. Aucun parti n’a autant de jeunes que la LCR. Elle est très implantée dans le secteur public, notamment chez les enseignants et dans le secteur de la santé, elle est présente chez les étudiants. Mais elle est très faible dans les entreprises et chez les ouvriers. Quand on interroge ses adhérents, on voit que l’arrivée dans la LCR s’est faite en deux vagues, la campagne Besancenot de 2002 et les actions contre la réforme des retraites. C’est la motivation de la croyance qui permet aux dirigeants d’extrême gauche trotskistes de passer par des hautes phases et des basses phases. Le dirigeant trotskiste sait par expérience qu’il existe des moments favorables et de longues traversées du désert. C’est ainsi depuis 1924, avec la longue traversée de la nuit du stalinisme. On sait, par expérience, les vieux l’ont raconté, qu’à certains moments il faut de nouveau travailler dans l’ombre. Dans ce cas, il importe de sauver l’organisation et la pureté doctrinale. La LCR se distingue de Lutte ouvrière par la présence en son sein de jeunes adhérents. Ils n’ont pas lu Trotski, mais ils sont séduits par la capacité d’intervention de l’organisation. La LCR se retrouve devant un dilemme qu’elle a connu dans les années 70 : doit-elle rester fidèle au trotskisme ou épouser complètement les aspirations de ceux qui viennent vers elle ? Ce sont des aspirations protestataires, radicales, avec la recherche d’équité, de justice sociale, avec une capacité d’indignation, d’impatience… Olivier Besancenot porte en lui-même cette contradiction. Quand on lit son livre Révolution [2], on trouve cette volonté à prendre en compte les aspirations jeunes, égalitaires, passionnelles, très loin du trotskisme. On trouve aussi tout ce qui concerne le marxisme le plus traditionnel, enseigné dans toutes les écoles de formation trotskistes depuis la nuit des temps : programme de transition de 1938, etc. Rendez-vous compte que la LCR en 2004 a pris une décision fondamentale en renonçant à la dictature du prolétariat, après un sévère débat interne… Nous en sommes tous soulagés ! Les médias ont consacré de longs moments à cet « événement » d’une organisation de 3000 adhérents… J’ai été sollicité pour aller faire des commentaires sur de nombreuses radios à propos de cette décision fondamentale pour la France !
  • Q : Je trouve que Besancenot a une formule remarquable : « Les sentiments sont de notre côté ». Ce qui me frappe, c’est le mélange de la doctrine trotskiste avec des aspects qui collent avec le nouvel air du temps. Le programme de transition est là, mais relooké et il faut être un peu politique pour le repérer. Il y a nouveau terrain social et culturel sur lequel essaie de surfer la LCR qui est caractérisé par l’indignation, les sentiments et une morale infantile de la bonne intention. Si quelqu’un est authentique sentimentalement, et qu’il dénonce moralement en termes très généraux l’injustice du monde, alors il a des chances d’être entendu. L’opération Besancenot consiste à se greffer sur ce nouveau terreau.
  • Marc Lazar : Sur Besancenot, je conseille la lecture de l’ouvrage d’Henri Weber, Lettre recommandée au facteur [3] Henri Weber, ancien dirigeant de la LCR s’adresse à Besancenot en l’appelant « Olivier », en disant qu’il sait ce qu’est la LCR, puisqu’il l’a fondée. Certes Weber est dirigeant du Parti socialiste, il est fabiusien et ce livre entre dans la stratégie de Laurent Fabius. Vous disiez qu’il faut être politique pour entrer dans la tête de Besancenot. Il faut avoir été trotskistepourfairece que fait Weber. Son livre est un décryptage, page par page, des positions de la LCR. Il montre que derrière le mélange de sentimental et de « romantisme » revendiquépar Olivier Besancenot subsistent les élémentsles plus classiques du trotskisme qu’ilaconnuset qu’il avait lui-même contribué à mettre au cœur de la Ligue communiste, fondée en 1969 et qui prit la suite de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) fondée en 1965 et dissoute par le gouvernement en 1968.
    Il est vrai, qu’à la différence d’Arlette Laguiller, Olivier Besancenot joue beaucoup sur sa jeunesse, sa situation sociale de facteur, sa bouille sympathique et son style tranchant et un peu agressif ; c’est un personnage médiatique qui joue de la dimension affective, sentimentale, émotionnelle. De ce point de vue, c’est une réussite. Il illustre aussi les réussites de l’extrême gauche dans cette partie de la fonction publique à laquelle j’ai fait allusion. C’est quelqu’un qui a fait des études à l’université de Nanterre et décroché une licence en cinq ou six ans, sans doute parce qu’il faisait beaucoup de politique. À un moment donné, il est sorti du système universitaire pour passer un concours de l’administration publique, inférieur au type d’attente qu’il pouvait avoir avec ses diplômes. On sait que ce type de situation sociologique favorise la tendance à la radicalisation politique. Besancenot est emblématique de cette forme de radicalisation à laquelle on assiste dans certaines catégories de la fonction publique et qui se retrouve dans une partie du vote de l’extrême gauche.
  • Q : Est-ce que les électeurs de la LCR perçoivent son fond doctrinaire ? Il semble être plus « politiquement correct » de voter pour la LCR que pour LO…
  • Marc Lazar : Il faudrait distinguer les électeurs des adhérents. Le succès de Besancenot-Laguiller au premier tour des présidentielle, ne s’est pas fait par adhésion, par conviction, à un programme qui, en regardant de près, ne faisait aucune allusion au communisme. Comme on sait que les électeurs ne votent pas après une lecture attentive des programmes, on peut dire qu’une minorité a voté, en 2002, par conviction et les autres pour marquer un vote-sanction. Les électeurs de Jospin avaient préféré voter Besancenot ou Laguiller au premier tour pour ensuite voter Jospin au second tour. On sait que ces électeurs-là ont voté dès le premier tour pour le PS aux régionales de 2004, en se reprochant leur bévue de 2002 ! Ils se sont rattrapés en ne dispersant pas leur voix au premier tour. Mis à part le cas de LO, le plus troublant, c’est le fait que des adhérents de la LCR sont jeunes et ne connaissent pas le fond doctrinal ; ils sont là comme dans une structure d’accueil de la protestation, de l’indignation, du sentimentalisme. Ils sont là en tant qu’individu et ne sont pas prêts à se plier aux règles disciplinaires de la LCR. Le débat au sein de la LCR va se développer pour savoir s’il faut s’adapter à cette nouveauté ou s’il faut faire passer ces nouveaux adhérents par l’apprentissage du corps doctrinaire, de l’obéissance, de la discipline, dans une organisation qui se veut toujours « communiste » et « révolutionnaire ».
    Vous avez souligné à juste titre qu’il a existé, en 2002 plus qu’en 2004, un snobisme de certains milieux de gauche qui affichaient leur intention de voter Besancenot.
  • Q : La dévalorisation des diplômes des jeunes diplômés a-t-elle un effet sur le nouvel électorat de la LCR ?
  • Marc Lazar : C’est une hypothèse de travail. Une étudiante de Science Po a publié un remarquable mémoire de DEA de sociologie politique sur la LCR que j’ai utilisé dans un article du Débat4. A partir de 1 800 cartes d’adhérents, sur les 3 000, elle a identifié cette très forte présence de la jeunesse dans la structure sociologique des adhérents de la LCR. Son enquête consiste maintenant à analyser de près ces adhérents selon différents critères et notamment le niveau d’ études. D’un point de vue électoral, ce phénomène est très difficile à identifier, mais c’est une hypothèse de travail à vérifier.

Le PCF et la nation

  • Q : Quel rapport le PCF entretient-il désormais avec le thème de la Nation ? En 1934, il prend un tournant sous l’influence du changement de ligne de l’Union soviétique. Le drapeau bleu-blanc-rouge est mis à côté du drapeau rouge. On retrouve la révolution de 1789 juxtaposée à l’internationalisme. C’est un élément fondamental de l’ancrage du PCF, c’est un élément de son identité. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Vous disiez tout à l’heure que lorsque on entend Arlette Laguiller, on entend un peu Thorez. Mais Thorez, c’est tout de même la mise en avant d’une formule étonnante : « la République française des soviets ». Alors que LO et la LCR rejettent la Nation. Pour eux : Nation=nationalisme=chauvinisme=extrémisme….
  • Marc Lazar : Le Parti communiste français était effectivement totalement inféodé à Moscou. Mais on ne peut le comprendre si on ne prend pas en compte tout le travail qu’il a fait sur la Nation. Il a essayé de capter un héritage national. Il a même essayé d’incarner la Nation, pas simplement dans des discours, mais dans les rituels, la symbolique. Le Parti communiste, le 8 mai, rendait hommage à Jeanne d’Arc. Le Pen a repris cela bien plus tard. Jeanne d’Arc était l’emblème des femmes françaises. Par ailleurs, le Parti communiste français a défendu le vin contre le Coca-Cola. Cette campagne des années 50 n’était pas simplement anecdotique : le PCF était soutenu par les limonadiers français qui, dans le même temps, licenciaient dans les usines les délégués CGT et les communistes. Il existe un film de propagande que je vous recommande de voir. On le trouve dans le film d’Yves Jeuland « Camarades » Il était une fois les communistes. Nous sommes au début des années 50, on voit des gens dans un café, buvant du vin rouge. Un type apporte du Coca-Cola. Quelqu’un en prend et le recrache en s’exclamant, plus ou moins : « En France, on ne boit que du vin ! » N’oublions pas que la CGT, en 1946, dans le Nord, réclamait deux litres de vin par jour, pour les mineurs. On est alors persuadé qu’il faut boire deux litres de vins pour avoir les calories nécessaires et pouvoir travailler au fond de la mine. C’était dans les années de la « bataille de la production ». Ces mineurs sont morts de la silicose. Ils ont donné leur vie pour la reconstruction de la France.
    Nombre d’ouvriers immigrés, en particulier d’origine italienne, se sont insérés dans la société française, par l’intermédiaire de la CGT et du Parti communiste. Dans une région très étudiée, la Lorraine, les ouvriers italiens sont devenus communistes et parce qu’ils sont devenus communistes, ils sont devenus français.
    Aujourd’hui, c’est le brouillage le plus complet. Le Parti communiste n’arrive plus à définir son identité. Il veut continuer à protéger certains éléments de la France, en particulier les « services publics à la française », « l’exception culturelle française »,… Mais en même temps, les communistes se rendent compte que cette position risque de se recouper avec les positions du Front national. S’emparer de la question nationale aurait pu être une tentation du Parti communiste, comme dans certaines sociétés issues du communisme (en Serbie par exemple). Le Parti communiste a été autrefois dans une position souverainiste, il a refusé l’Europe au nom de la défense de la Nation. Il est aujourd’hui dans une position d’acceptation de l’Europe, pour une « autre Europe ».
    Maurice Thorez avait acquis, grâce au mouvement communiste, une immense culture personnelle. Il avait appris des langues mortes et vivantes, il entretenait une correspondance personnelle avec les intellectuels. C’était un dirigeant totalement inféodé à l’Union soviétique mais avec un grand sens de la tactique politique. Jusqu’à la fin de sa vie, il lit des auteurs importants, parfois dans leurs langues originelles. Marchais s’est glorifié de ne lire que des BD et de regarder la télévision le soir. C’est le signe de la décrépitude du Parti communiste. Thorez était un dirigeant issu d’une certaine classe ouvrière, qui respectait ses origines mais qui versait souvent dans l’ouvriérisme.
    Il y a chez les trotskistes un refus de la Nation. Mais en même temps, en particulier sur les questions sociales, ils en arrivent implicitement à expliquer qu’ils sont les meilleurs défenseurs des réalisations sociales et des services publics tels qu’ils ont été conçus en France (mouvements sociaux de ces dernières années), quand bien même ils avaient condamné leur mise en place…

Quelles courroies de transmission ?

  • Q : Qu’en est-il du rôle de courroie de transmission joué par certaines organisations ou certaines associations : la CGT pour le PCF, SOS-racisme pour le PS, le mouvement altermondialiste notamment ? L’idée étant qu’il est plus efficace de bloquer le système en s’opposant à toute réforme que d’avoir 3000 adhérents dans une association.
  • Marc Lazar : Je ne crois plus de nos jours à la théorie de la courroie de transmission, en tout cas pour le Parti communiste français. Je vais nuancer ensuite pour Lutte ouvrière et la LCR.
    Le Parti communiste français a renoncé à la courroie de transmission, y compris parce que la CGT tente de s’autonomiser par rapport à lui. C’est toute l’histoire des relations conflictuelles entre la CGT et le Parti communiste depuis ces dernières années. Certes, lorsqu’on regarde l’organigramme des dirigeants de la CGT, on constate que la présence des communistes y est très forte. Mais cette double appartenance qui singularise encore la CGT ne signifie pas, comme dans le temps, une forme d’obéissance et de soumission complète de la CGT au Parti communiste. D’ailleurs, ce dernier n’en a plus les moyens, même s’il avait l’intention de mettre au pas la Confédération. Il faut considérer que c’est une organisation de plus en plus éclatée. Et la CGT aussi… Par conséquent, ce jeu peut exister encore dans certains secteurs ou certaines branches, mais globalement la tendance est à la disparition de ce type de fonctionnement.
    La présence du PCF dans les mouvements altermondialistes, en particulier à Attac, est réelle. Elle existe comme une forme de reconversion de certains dirigeants qui sont passés par le communisme, comme Jacques Nikonoff, ou qui sont toujours communistes, mais qui ne sont pas pour autant dans la même logique d’action qui a existé dans le passé : une organisation de masse au service du Parti communiste. D’autant plus que ces mêmes mouvements se méfient énormément de la présence des politiques.
    LO et la LCR, à l’intérieur du syndicalisme, au contraire, poursuivent la tentative d’appliquer le principe de la courroie de transmission, de même que le Parti des Travailleurs au sein de Force Ouvrière. Il existe une tentative systématique d’occuper les postes dirigeants, de peser sur l’action des syndicats en fonction d’une certaine orientation politique, avec des succès incontestables dans certaines fédérations, régions ou branches. Les rapports LO-LCR avec le mouvement altermondialiste sont très complexes. LO a été contre le mouvement altermondialiste pendant toute une époque, jusqu’en juillet 2003 (le rassemblement du Larzac). Absolument contre : selon Lutte ouvrière, il s’agissait d’actions de petits bourgeois, la vraie lutte de classe étant dans les entreprises. Depuis cet été 2003, Lutte ouvrière a changé d’orientation, avec une tentative de participation qui se heurte au rejet très fort, quasiment épidermique, d’une grande partie des animateurs du mouvement altermondialiste. Pour la LCR, c’est plus subtil. Beaucoup de militants jouent un rôle important dans Attac, comme par exemple Christophe Aguitton qui ne cache pas son appartenance à la LCR. Cette forte présence de la LCR correspond à une stratégie politique précise. Néanmoins, elle est difficile à déployer dans des mouvements qui ont des convergences idéologiques incontestables avec certaines positions de la LCR, mais qui se méfient, en même temps, des partis politiques et veulent sauvegarder leur autonomie. On l’a vu avec les discussions au sein d’Attac pour la présentation ou non de listes aux élections européennes. On ne peut pas parler, à mon avis, d’un mouvement de masse dépendant des organisations d’extrême gauche. Il existe cependant une volonté de travail à l’intérieur du mouvement altermondialiste de la part des militants politiques et, de leur part, un nécessaire doigté pour se faire accepter ; d’ailleurs, leur expérience fait qu’ils occupent des places de pouvoir non négligeables au sein de ces mouvements.

La radicalisation de la gauche

  • Q : Comment expliquer la radicalisation de l’ensemble des partis de gauche actuellement en France, à la différence de l’Espagne par exemple ?

Autre question fondamentale : pourquoi les partis de gauche sont-ils saisis par ce coup de barre à gauche complet ? Il existe trois explications.
La première est tout simplement tactique. Ces partis se disent : « Nous avons payé en 2002, avec la cohabitation, l’absence de netteté de l’affrontement gauche/droite ; il faut donc le recréer ». En cela, la gauche est servie par la droite et par un gouvernement qui lui offre une multitude de cadeaux, lui permettant presque quotidiennement de montrer que la gauche existe. Elle pense donc que, tactiquement, il faut réaffirmer le clivage gauche/droite par tous les moyens possibles.
La deuxième raison provient du double héritage du Parti socialiste. D’une part, un héritage molletiste, très fort, qui consiste en une rhétorique la plus à gauche possible quand on est dans l’opposition, puis à procéder à un recentrage lorsqu’on est au gouvernement. D’autre part, joue l’expérience de François Mitterrand dans le cadre de la Ve République où l’exercice du pouvoir est déterminé par l’élection présidentielle. Les candidats actuels à la magistrature suprême au sein du Parti socialiste ont retenu la leçon : on gagne une élection d’abord en rassemblant la gauche, au moins jusqu’au premier tour. Laurent Fabius et ses amis l’expliquent volontiers. Le problème du Parti socialiste, disent-il, c’est de trouver un bon candidat apte à rassembler le parti dans un premier temps puis la gauche à la veille du premier tour. C’est la grande leçon de 1981. Entre les deux tours, poursuivent-il, il faut rassembler l’électorat modéré, en se distanciant de la gauche tout en gardant la dynamique du premier tour. Les législatives suivent immédiatement, depuis la réforme du quinquennat. La majorité présidentielle fait gagner les législatives. Et ensuite, concluent-ils, vient l’exercice du pouvoir sur la base du programme du candidat qui n’est pas celui du parti. Ce raisonnement est sensé, mais il est désastreux d’un point de vue politique, car il fera naître de nouveaux « déçus du socialisme » chez tous ceux qui vont revoter à la prochaine élection présidentielle en croyant ce que va promettre le Parti socialiste en matière d’emploi, de retraites, d’assurance maladie etc.
Troisième explication : l’impossible réformisme du Parti socialiste, son incapacité de l’assumer et d’être offensif sur ce sujet. Le PS se justifie d’être réformiste de manière honteuse, en s’excusant d’être réformiste : il est incapable d’assumer vraiment le saut du réformisme. Les élus sont sensibles au discours de « la gauche de la gauche ». Prenons deux exemples : la réforme des retraites et la politique au Moyen-orient. La réforme des retraites était dans les cartons du gouvernement Jospin et pourtant il s’y est opposé en 2003. En Italie la gauche doit s’affronter à Berlusconi, ce qui est autre chose que de s’affronter à Chirac et à Raffarin. Une réforme des retraites a de nouveau été engagée par le gouvernement de Berlusconi. Les syndicats italiens (10 millions de salariés) ont opposé un non complet. Les Démocrates de gauche (DS) ont condamné pour leur part tel ou tel aspect du projet, mais en admettant en même temps qu’il fallait réformer et en acceptant même certaines propositions du plan. Ils se sont fait dénoncer par les syndicats et « la gauche de la gauche ». Ils ont même pris des coups dans les manifestations (comme Nicole Notat en 1995). Mais ils ont du coup introduit un débat à gauche et dans les syndicats sur leurs propositions. C’est une forme de courage politique.
En ce qui concerne la politique israélienne et la lutte des Palestiniens, au cours de manifestations en France, il y a un an ou deux, avec – de mon point de vue – des critiques justifiées du gouvernement Sharon, nous avons assisté au débordement de petits groupes développant des slogans antisémites. Les organisateurs ont essayé d’isoler ces manifestants, mais on a poursuivi la manifestation ; d’où le malaise. Lors d’une immense manifestation à Rome, organisée par le maire, démocrate de gauche, pour protester contre la politique de Sharon, a surgi tout à coup un groupe déguisé en kamikazes palestiniens prêts à se faire exploser. Le service d’ordre a essayé d’expulser ces manifestants, sans y parvenir. Les organisateurs ont décidé alors immédiatement de disperser la manifestation. Ils ont refusé d’assumer une pareille ambiguïté et une utilisation de ces images par les télévisions. Ils condamnaient la politique de Sharon et aussi nettement les attentats palestiniens. Ils ne voulaient pas qu’au sein de la manifestation quinze ou vingt individus puissent laisser croire que la manifestation était favorable à ce type d’attentats. Ils ont préféré dissoudre une manifestation de 200 000 personnes. Ces deux exemples montrent que la gauche italienne et la gauche française ont deux démarches différentes.

Quel rôle jouent les verts ?

  • Q : La gauche des écologistes n’est-elle pas emblématique de la perméabilité entre gauche et extrême gauche ? Les Verts peuvent être parti de gouvernement dans la gauche plurielle et en même temps avoir des positions radicales ou même provocatrices. Je pense à l’annonce par Noël Mamère de célébrer un mariage homosexuel- quoi qu’on pense par ailleurs du mariage des homosexuels – alors qu’en tant qu’élu il est représentant de la loi et qu’il annonce son intention de la violer. C’est une attitude radicale et gauchiste. Dans le gouvernement Jospin, les Verts n’ont pas pesé beaucoup en nombre de ministres. En revanche, à l’Assemblée, pour qu’il y ait une majorité, ils ont pesé dans le programme effectif du gouvernement, davantage que leur poids électoral.
  • Marc Lazar : Vous avez raison. Une partie des Verts est sensible à cette « gauche de la gauche ». A dire vrai, cela pourrait être bénéfique à la gauche. Il ne serait pas absurde pour le principal parti de la gauche, le PS, d’adopter une ferme position doctrinale, expliquant avec netteté ses désaccords avec telles ou telles propositions ou méthode de l’extrême gauche, mais d’avoir des alliés qui servent de tampon avec cette dernière, qui récupèrent une partie de la charge protestataire, et avec lesquels il puisse négocier des accords et quelques concessions acceptables. Ces alliés, au lieu d’être des partis protestataire, seraient des partis tribunitiens et intégrateurs de la protestation radicale.
    En France, on se retrouve dans une situation assez paradoxale. On a un grand parti dominant à gauche, le Parti socialiste, toutes les élections le montrent. Mais en même temps, seul il ne peut pas espérer obtenir la majorité aux élections (législatives, municipales, régionales,…), sauf à l’élection présidentielle. Il a donc besoin d’alliés. Tout son problème aujourd’hui, c’est de savoir quels alliés il privilégie. Aujourd’hui, il est évident qu’il privilégie les Verts étant donné l’état de décomposition du Parti communiste. Il doit donc faire des concessions et intégrer certaines thématiques, en espérant en plus capter l’électorat des Verts. Le problème c’est que lui-même cède aux sirènes de « la gauche de la gauche » et n’assume pas clairement ses choix réformistes. L’ambivalence joue donc à fond.

Bibliographie
Sur le communisme et le PCF

  • Marc LAZAR, Le communisme, une passion française, Paris, Perrin, 2002.
  • Marc LAZAR, Maisons rouges. Les partis communistes français et italien de la Libération à nos jours, Paris, Aubier, 1992.
  • Stéphane COURTOIS, MARC LAZAR, Histoire du parti communiste français, Paris, PUF, 2000.

Sur le trotskisme

  • « Le trotskisme, une passion française », entretien avec Marc LAZAR, L’Histoire, n° 285, mars 2004.
  • Marc LAZAR, « Le discours de la gauche extrême. Vieilles passions et nouveaux défis », Le Débat, n° 127, novembre-décembre 2003.

Marc LAZAR est professeur des Universités à l’Institut d’Études Politiques de Paris et directeur de L’École doctorale de Sciences Po. Dernier ouvrage paru : Le communisme, une passion française, édit. Perrin, Paris 2002. Cette lettre rend compte d’un Mardi de Politique Autrement qui s’est tenu après les élections régionales de 2004. Ce texte a été actualisé par l’auteur après les élections européennes.

Notes
[1] Marc LAZAR, Le communisme, une passion française, op. cit.

[2] Olivier BESANCENOT, Révolution ! 100 mots pour changer le monde, Flammarion, 2003.

[3] Henri WEBER, Lettre recommandée au facteur, éditions du Seuil, 2004.