• Rencontre avec Paul Le Cannu, professeur de droit à Paris -1 et Christian Bourguet, avocat à la Cour –

Cette nouvelle publication rend compte d’un Mardi de Politique Autrement, en janvier 2000, sur le thème de la réforme de la justice. Il souligne le décalage entre ce qui fut présenté comme une grande réforme et les réalités des difficultés de la justice. Le projet comportait alors deux volets : la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, entraînant une modification de la Constitution ; la présomption d’innocence et le respect des droits fondamentaux.
Le premier volet a été finalement abandonné, tandis que le second a été repris et développé. La façon dont cette réforme de la justice a été préparée et annoncée, l’absence de réflexion et de traitement de fond des difficultés auxquelles la justice se trouve confrontée posent de nouveau la question de la façon dont ce gouvernement veut réformer le pays et l’usage qu’il est amené à faire de la loi. Au moment où l’on ne cesse d’en appeler à la « réforme », au « changement », cette « réforme » montre une nouvelle fois le décalage entre le discours politique et médiatique et les problèmes auxquels la société est confrontée.

Politique Autrement

  • Paul Le Cannu : Pourquoi la justice est-elle sous les feux de l’actualité ? Qui a allumé le feu ? D’une manière un peu simple, on pourrait répondre que c’est le président de la République, puisque c’est lui qui a annoncé, il y a deux ou trois ans, que l’indépendance de la justice était un grand projet de son septennat. Ce qui, sur le moment, a surpris, car il n’y avait pas eu d’annonce préalable. Mais derrière cette annonce – l’effet d’annonce caractérise la politique aujourd’hui, et pas seulement celle du président de la République -, se profilent de nombreux problèmes, sur lesquels un homme politique avisé ne peut rester silencieux. Aujourd’hui, les difficultés de la justice sont assez profondes et ont des origines variées. Quelles sont ces difficultés de la justice ? Où en est son organisation ?Comment voit-elle son passé et son avenir ?
    Les problèmes de la justice aujourd’hui – ce qu’on pourrait appeler une « crise » si ce mot n’était pas employé un peu trop facilement – constitueront le premier point de mon exposé. Ensuite, j’examinerai les réponses actuellement proposées ; enfin j’oserai une appréciation du processus en cours. D’ores et déjà, cependant, je préfère dire que, dans mon opinion, il ne faut pas attendre trop de la réforme en cours.

I. Les problèmes.

Le premier élément de la « crise » de la justice réside clairement dans la complexité de la société contemporaine. C’est une société difficile à beaucoup d’égards et notamment pour des juges, qui sont chargés d’en traiter les problèmes au nom de l’état – et mieux, du « peuple français ».
Le deuxième élément peut être situé, paradoxalement, dans la perte d’influence des magistrats : le métier n’est plus ce qu’il était La considération sociale a baissé, le profil culturel du magistrat n’est plus celui d’un aristocrate cultivé, il se rapproche bien plus de celui d’un fonctionnaire moyen, assez mal payé, et tenu au rendement administratif.Quant au troisième motif de crise, il vient de ce que le corps social a manifestement de nouvelles attentes et notamment en direction de la justice.

La complexité de la société

L’organisation sociale est de plus en plus difficile à saisir, à analyser. Des problèmes nouveaux se posent devant lesquels les juges ne sont pas très bien armés. Cela les inquiète beaucoup. Parmi ces problèmes on peut citer les problèmes de familles éclatées (droit de la famille, droit civil), le statut des étrangers, les délinquances nouvelles, etc. Il existe en outre des contentieux techniques très compliqués, des contentieux d’affaires, internationaux, qui ne concernent pas le statut des personnes. Ces problèmes ne se posaient guère il y a trente ans, ou à titre d’exceptions. Ils sont devenus beaucoup plus courants. De plus, les magistrats n’ont plus le soutien de théories assez bien admises, qui ont pu exister par exemple en droit pénal. Quand j’étais étudiant, on ne jurait que par la théorie de la « défense sociale nouvelle » [1]. Presque tout le monde suivait. Maintenant, ces théories ne sont pas obsolètes, mais sont terriblement contestées et les magistrats ne savent plus bien à quel système se référer. Ils sont beaucoup plus perdus qu’il y a trente ans. Faut-il protéger la victime, favoriser la répression, quels sont les intérêts de la société ?
Par ailleurs, les réponses institutionnelles que ces problèmes suscitent sont de plus en plus difficiles à mettre en œuvre. Le droit que les juges sont chargés d’appliquer devient d’une complexité épouvantable. Un juriste comme moi, spécialisé en droit des sociétés et en droit boursier, doit investir énormément de temps et est obligé de se spécialiser beaucoup plus qu’autrefois s’il veut apporter une parole d’expert dans ce domaine. La matière change tout le temps, presque toujours dans le sens d’une complexité croissante. Or les magistrats doivent presque tous faire face à un domaine de compétence tellement large qu’ils ne peuvent pas suivre. Cela n’empêche pas les juridictions de se multiplier, avec des statuts différents. Il en résulte que, plus souvent, ces juridictions se retrouvent en concurrence. Et cela produit des conséquences sur la carrière des magistrats, certains postes jouant comme des « ascenseurs », assez mal vus par le juge moyen. La carrière est difficile à gérer. Comme il est très difficile, pour des responsables politiques, de supprimer une juridiction – quand on en crée une nouvelle, on n’en supprime généralement aucune – elles s’empilent les unes sur les autres, ce qui pose des problèmes de « compétence » (vers quel tribunal aller ?) [2]

La perte d’influence des magistrats

Les magistrats sont, par tradition, fort sensibles aux préséances. Qui nomme-t-on le premier dans une listes d’autorités ? A la séance de rentrée d’un tribunal, avant de commencer un discours, il faut donner une quarantaine de titres… Les magistrats, dans l’ordre protocolaire français, fixé par décret, ont reculé d’une dizaine de cases. Ils l’ont très mal vécu. Ils sont aujourd’hui bien loin derrière le député, le préfet… Mais c’est surtout dans leurs tâches que leur considération subit des atteintes « par le haut ». Autrefois, le système des juridictions en France était purement national, du tribunal d’instance (l’ancien « juge de paix »), jusqu’à la Cour de cassation ou au Conseil d’état. Et rien au-dessus. Maintenant, il existe des juridictions internationales qu’on pourrait dire de droit commun en raison de leur compétence très générale, notamment, la Cour de justice des communautés européennes et la Cour européenne des droits de l’homme.
Ce que les juges français ne peuvent pas faire, des juridictions internationales le peuvent. Un garde des Sceaux, Robert Badinter, sur la suggestion de François Mitterrand, avait voulu créer un recours devant le Conseil constitutionnel pour les personnes physiques (les individus). Cette réforme n’a pas abouti : un citoyen ne peut saisir le Conseil constitutionnel pour critiquer une loi ; le contrôle de constitutionnalité n’est possible que selon une procédure très restrictive, juste après l’adoption d’une loi et à l’initiative du président de la République, d’un groupe de députés, du président du Sénat, etc. Mais les citoyens n’ont pas le pouvoir de faire un tel recours. Si une loi est contraire à la Constitution, ou même certains décrets qui sont contraires à une loi, personne ne peut faire quoi que ce soit lorsque le délai de recours est expiré sans qu’aient bougé les quelques autorités qui peuvent le faire. C’est absurde, puisque la Constitution est la norme suprême, et donc… celle dont on ne peut demander l’application. Or, depuis que la France a ratifié la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’homme et du citoyen, n’importe qui peut aller vers la Cour européenne des droits de l’homme – au terme, il est vrai, de forts longs préalables. Si les principes très larges de la Convention européenne des droits de l’homme sont atteints, on ne passe pas par le Conseil constitutionnel français, on va directement vers la Cour européenne des droits de l’homme (avec une procédure très compliquée, qui dure longtemps, qui coûte cher).
Les magistrats subissent également un grignotage « par le bas ». Il existe maintenant des « autorités administratives indépendantes », des sortes de commissions, créées à tout bout de champ pour résoudre des problèmes spécifiques. Dans mon domaine, la Commission des opérations de Bourse (COB), agit exactement comme une juridiction, même s’il se trouve toujours des juristes bien disposés pour prétendre le contraire. « Autorité administrative indépendante » est une expression peu éloignée du barbarisme : comment peut-on être une administration et être indépendante ? Ce qui domine une administration, c’est le principe de hiérarchie. L’indépendance des autorités dites indépendantes est souvent discutée par les juristes [3] , et la Cour de cassation, s’inspirant de la Convention européenne des droits de l’homme, a aujourd’hui tendance à la mettre en doute.
Il faut aussi signaler le développement des « modes alternatifs de règlement de différends » (MARD). Très belle expression qui signifie que l’on « stimule » – j’emploie le parler creux – « la médiation, la conciliation, l’arbitrage ». Une partie du contentieux qui venait devant les juges va être traité autrement. Il est sous-entendu que les juges ne sont pas vraiment capables de s’en sortir dans le cadre normal, et qu’il faut trouver une autre méthode. Ce n’est pas forcément mauvais, d’ailleurs. Obtenir que les gens s’entendent plutôt que de lutter jusque durant quinze ans de procédure, n’est pas idiot. Mais c’est un peu perçu comme une perte d’influence par les magistrats [4].
Le rôle des médias est un autre élément de la perte d’influence des magistrats. Aujourd’hui, le « juge principal », n’est plus le magistrat, la cour, le tribunal…, c’est la télévision, la presse. Ce sont eux qui condamnent, et en raison de leur rythme usuel, à toute vitesse. On n’attend pas : la peine est très rapidement exécutée par la perte d’image qui fait mal sans délai, dès les informations du soir. L’esprit de vengeance peut directement faire sentir ses effets, la réprobation sociale joue beaucoup plus que par l’enfermement de longue durée… Cela dit, les magistrats « récupèrent » les médias en leur fournissant l’information qui convient, au moment qui convient…
Le Gouvernement et le Parlement, sans parler des institutions européennes, fabriquent aujourd’hui, dans les décrets, dans les lois, un droit qui tend à descendre jusque dans d’infimes détails. Dans cette philosophie, il ne revient au juge qu’à appliquer le détail. Et certains bénissent le temps du code civil, où l’on appliquait les grands principes, que se contentait de dire la loi. Le magistrat inventait comment, dans tel cas de figure, ces principes devaient trouver application. C’était une fonction intellectuellement noble. Et l’on avait le temps de réfléchir. Maintenant, tant de juges n’ont plus le temps de réfléchir et doivent statuer sur les détails. Certes, les magistrats retrouvent des zones de pouvoir effectif, car les détails sont assez souvent incohérents les uns avec les autres, et les textes sont envahis de contradictions, de lacunes, etc. Le juge y trouve un espace de liberté dont il n’hésite pas à se servir. Cette démarche apparaît cependant moins noble que l’interprétation directe des grands principes…

Les nouvelles attentes du corps social

Dans certains domaines, la qualité des règles juridiques produites à la fin du siècle est moins bonne, sur beaucoup de points que celle des années soixante. Or manifestement, le corps social demande plus de droit. Il existe plusieurs signes de cette demande.
D’abord l’augmentation massive du contentieux. La différence entre le nombre de procès aujourd’hui et celui des années soixante est fabuleuse. La multiplication, selon les cas, est par cinq à dix. La crise économique des dernières années avait cependant provoqué un certain tassement de cette progression – bien que l’accès à la justice soit en France beaucoup moins coûteux que dans d’autres pays comparables, Royaume Uni ou Allemagne, un peu comme l’Université.
Des contentieux nouveaux impliquent une demande de droit. Un exemple frappant réside dans la judiciarisation des luttes syndicales. Une série de conflits du travail qui autrefois ne venaient jamais devant les juges, qui se résolvaient à coups de grèves ou de mouvements sociaux divers, viennent maintenant devant les juges. Autre exemple, les litiges de la consommation n’existaient quasiment pas (et s’appelaient autrement). On a découvert la consommation dans les années soixante-dix. Les tribunaux d’instance qui sont dans la hiérarchie les plus petits tribunaux civils, en reçoivent un contentieux gigantesque. Il en est de même dans le secteur de l’assurance, des rapports des citoyens avec l’administration, etc. Par ailleurs, les médias ont sensibilisé un nombre plus élevé de citoyens aux questions juridiques (non sans répandre quelques idées fausses sur l’efficacité d’un procès).
Des règles nouvelles, des lois nouvelles, des compétences nouvelles ont amené des gens vers les tribunaux, alors qu’ils n’étaient pas impliqués dans l’activité judiciaire. Les magistrats en souffrent, car ils n’obtiennent généralement pas de moyens supplémentaires pour absorber ce surcroît de contentieux. Il en est allé ainsi, par exemple, de la loi sur le surendettement de 1989. Avant cette loi Neiertz, il n’existait rien sur ce sujet. Quand un simple particulier n’arrivait pas à payer ses dettes, les huissiers continuaient à le poursuivre et observaient une pause s’ils ne trouvaient rien à saisir, jusqu’à ce que le débiteur récupère quelque chose… à prendre. Maintenant, on organise la pénurie. Le débiteur passe devant la commission de surendettement de la Banque de France, puis, souvent, devant un juge d’instance. Il en est de même pour les faillites d’entreprises : autrement fois, seuls les commerçants et les sociétés commerciales étaient concernées ; aujourd’hui, toutes les entreprises ou presque peuvent être mises en redressement ou liquidation judiciaires.
Naturellement, les justiciables attendent des juges… une réponse juste. On ne leur demande pas surtout d’appliquer le droit technique, mais d’apporter une réponse juste, équitable. Or le juge est là pour appliquer les lois. Le principe de la séparation des pouvoirs le cantonne dans un rôle « dérivé ». C’est aussi ce principe de séparation des pouvoirs qui sert d’assise théorique à la principale réforme d’actualité.

II. Les projets de loi

La réforme de la justice, annoncée en 1999, comporte deux projets distincts. Un projet de loi constitutionnel : l’article 65 de la Constitution serait modifié par le Congrès. Ce projet affirme l’indépendance et la responsabilité des magistrats. Cette indépendance est vue essentiellement à travers la promotion des magistrats et concerne le fonctionnement de l’organe qui régit cet promotion : le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). L’autre projet concerne la présomption d’innocence et le respect des droits fondamentaux. Mais ces réformes ne concernent pas tous les magistrats. Elles ne concernent pas les magistrats de l’ordre administratif qui s’occupent des litiges de l’administration, des personnes publiques entre elles ou entre administrations et administrés, l’ordre judiciaire traitant des litiges entre les personnes privées. Le projet sur la présomption d’innocence et les principes fondamentaux de la procédure ne concerne qu’une partie du contentieux judiciaire, c’est-à-dire la procédure pénale. Les procédures civile, commerciale, en conseil des prud’hommes ne sont pas concernées.

Quelle indépendance de la justice ?

L’indépendance de la justice devrait être assurée grâce à une nouvelle composition du Conseil de la magistrature. Ce n’est pas une révolution. M. Chirac avait nommé une commission, présidée par le Premier président de la Cour de cassation, à l’époque M. Truche, qui est connu pour être peu favorable à l’indépendance du Parquet. C’est une façon particulière de réaliser un grand projet du septennat…
L’état du projet en janvier 2000 apparaît comme une réformette, impliquant une petite modification dans la composition du Conseil supérieur de la magistrature. Le président de ce conseil demeure le président de la République et le vice-président de ce conseil reste le garde des Sceaux. Pour une minorité, les membres sont nommés par des magistrats de la même catégorie ; mais des personnalités extérieures sont nommées par de grandes autorités de la République (Conseil d’État, etc.). Ainsi, globalement, on s’arrange pour que les magistrats soient en minorité au Conseil supérieur de la magistrature, ce qui est une façon de concevoir l’indépendance de la justice : quand on est minoritaire, on est très indépendant des décisions prises par la majorité !
Les textes proposés ne m’ont pas semblé très clairs sur la responsabilité des magistrats. On reconfigure l’organe disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature, qui, au lieu d’être présidé par le garde des Sceaux, sera présidé par un magistrat : le premier président de la Cour de cassation pour les juges du siège et le procureur général près la Cour de cassation pour les parquetiers. Le parquet va du substitut du tribunal correctionnel jusqu’au procureur général de la Cour de cassation. Cette distinction entre magistrats du siège et magistrats du parquet existait déjà avant la Révolution. La magistrature assise a pour fonction de juger, c’est-à-dire, après avoir écouté « les prétentions qui s’élèvent », choisir celle qui semble la plus justifiée. Il s’agit de « trancher ». La magistrature debout (qui se tient debout sur le parquet, devant la magistrature assise) a pour principale fonction de « représenter la société ». Dans les affaires pénales, c’est lui qui accuse, qui présente les charges qui existent contre un délinquant. C’est la conception traditionnelle du Parquet. Dans les lois modernes, depuis trente ou quarante ans, le Parquet fait bien d’autres choses que de s’occuper des intérêts de la société On le prend comme expert, comme représentant de l’État, comme spécialiste de la procédure, etc. De nombreux textes font intervenir le Parquet en dehors des affaires pénales… En réalité, dans de nombreux dossiers où il devrait intervenir, il reste sagement assoupi. L’expression est : « Je m’en remets…, » sous-entendu « … à la sagesse du tribunal ». J’ai d’ailleurs entendu, à une séance de rentrée d’un tribunal, un procureur « se féliciter de la bonne entente du Parquet de telle ville avec le tribunal, car au cours de l’année passée, je n’ai pas fait une seule fois appel ». Je dois dire que j’ai été scandalisé. Tous les jugements sont-ils impeccables ? Ce serait étonnant !
Dans la réalité, les syndicats des magistrats jouent un rôle important dans le Conseil supérieur de la magistrature. Si l’on ouvre ce Conseil à des non-magistrats, l’ambiance sera changée ; mais il faudra être nommé par le président du Sénat, celui de l’Assemblée nationale, celui du Conseil d’État… Alors qu’en est-il exactement de cette indépendance de la justice qu’on proclame tant ? Le problème fondamental me semble être celui de la légitimité des juges, et de leur recrutement. Revenons sur la question classique : qui t’a fait juge ? Nous avons tous expérimenté, par exemple dans les juridictions consulaires ou à l’étranger, ce que pouvaient donner les juges élus, sur des listes politiquement préparées. C’est parfois une catastrophe, car la tentation d’avantager les électeurs existe par construction. En France, les juges sont recrutés sur la compétence et sur un minimum d’honnêteté (pas de condamnation avant d’entrer).
Dans le système anglo-saxon, c’est très différent. On prend des avocats qui ont beaucoup d’expérience et qui deviennent alors des juges très forts en droit et très difficiles à faire bouger. Les Anglais comprennent d’ailleurs fort mal qu’on puisse nommer un juge qui n’a que vingt-cinq ans.
Le problème est aussi celui de la mission des magistrats, dans les systèmes de contrôle, dans le processus d’avancement. On passe du parquet au siège et du siège au parquet. Si quelqu’un a été très docile au parquet, sera-t-il indépendant au siège ? Ce n’est pas sûr. Faire progresser l’indépendance du parquet fera progresser l’indépendance de tous les magistrats. Si on y arrive, ce sera une petite avancée non négligeable, mais sans doute disproportionnée à la procédure mise en place [5].

La présomption d’innocence : pour qui ?

La ligne technique de ce projet consiste à se cadrer sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : droit à un procès impartial (qui est contre ? personne !), droit à un procès qui s’exécute dans un temps raisonnable (tout le monde est pour), droits de la défense (absolument d’accord) selon une procédure équitable (naturellement ! ). C’est magnifique : tout le monde peut voter un tel projet ! Alors pourquoi certains ne veulent-ils pas voter ?
Il existe tout un contexte. Ces propositions de réforme viennent dans le contexte de crise de la justice dont nous avons parlé, mais aussi dans un contexte où les affaires politico-financières ont rendu le monde politique très hésitant. Les responsables des différents partis qui comptent ne savent pas comment s’en sortir. Il est impossible de bloquer certains contentieux sans prendre le risque de paraître s’auto-amnistier, ce que les Français ne manqueraient pas de sanctionner assez sévèrement aux élections suivantes. C’est donc une autre stratégie qui a été choisie ; il s’agit de régler son compte à une vieille pratique qui consiste, pour le garde des Sceaux, à donner des instructions, dans les dossiers sensibles, aux magistrats du Parquet. Alors, plus d’instruction écrite dans les affaires « signalées ». Ce qui n’empêchera jamais de téléphoner. C’est peut-être encore plus pernicieux, car il n’y aura même plus de trace de l’intervention de quelqu’un. Et écouter téléphoniquement peut coûter très cher à un citoyen !
Parmi les réformes en cours, il existe aussi une proposition visant à donner un statut à l’élu. La présomption d’innocence est très largement souhaitée par les élus qui vont la voter. De façon générale, en droit pénal, il existe deux catégories de projets : ceux qui sont favorables au prévenu (droits de la défense, présomption d’innocence,…) et ceux qui sont favorables à la répression (il faut mettre un terme à des activités contraires aux intérêts de la société : terrorisme, trafic de drogue…). Dans le projet actuel, on insiste sur la défense des prévenus, et il faut absolument se mettre en conformité avec la Convention européenne des droits de l’homme…
Implicitement, ces comportements politiques aboutissent à une pression sur les magistrats. On peut observer les effets d’une campagne, dans les médias, critiquant les informations qui circulent à partir des cabinets de juges d’instruction. Cela semble justifié, car quand on peut lire dans Le Monde le soir même ce qu’un prévenu a pu dire durant la journée dans le cabinet de Madame Untel, on se demande qui a livré l’information. Ce n’est pas forcément Madame Untel ; parfois, c’est la victime qui laisse passer une information pour laisser planer la suspicion sur le juge. Face à ce problème, il est pratiquement impossible de trouver une bonne solution, le meilleur fusible étant encore la conscience des personnes en jeu… Je connais des juges d’instruction absolument incorruptibles. D’autres sont un peu plus souples… Des magistrats acceptent de discuter « off », c’est-à-dire hors du prétoire. Ce genre de comportement peut se révéler peu compatible avec la recherche du procès équitable. L’avocat de la partie adverse ne sait pas ce qui s’est dit. Dans l’ensemble, la conscience professionnelle des magistrats me paraît très satisfaisante, même si la justice ne brille pas dans les sondages d’opinion ; la désaffection s’explique, à mon avis, surtout par le manque d’efficacité administrative de la justice, et peut-être aussi par la qualité de plus en plus discutable des règles de droit – il est vrai confronté à un monde qui change.
Comment incarner aujourd’hui une valeur aussi haute et toujours désirable comme la Justice ? Les institutions humaines souffrent de maintes imperfections quand il s’agit d’atteindre de tels sommets. Notre époque sape une partie des fondements des juridictions renouvelées avec la Cinquième République. Il reste beaucoup de travail aux réformateurs s’ils veulent reconstituer un cadre accepté par la plupart de nos contemporains ; mais c’est une autre histoire, que mon trop long discours m’excuse de ne pas entreprendre…

Une absence de réflexion de fond

  • Christian Bourguet : On nous parle, dans la presse, d’une réforme de la justice. Alors que la seule réforme qui soit en cours, c’est une réforme des juges et de la justice pénale. C’est tout. Et même au sein de la justice pénale, c’est une réforme extrêmement limitée. Les problèmes de présomption d’innocence, du secret de l’instruction sont fort anciens, mais on ne les creuse pas.
    Quelque chose ne va pas dans la justice française, pas seulement dans la justice pénale, mais dans la justice civile, commerciale, prud’homale… La cause première du dysfonctionnement de la justice, c’est le manque d’argent : pas assez de juges, pas assez d’équipements, pas assez de formation des magistrats. Pas un seul projet de réforme de la justice – et pas seulement de la justice pénale – depuis vingt-cinq ans qui se soit vraiment attaqué à cela. Des problèmes fondamentaux se posent à la justice en France, et personne n’en dit un mot. Le but des deux propositions de loi actuelles semble être d’abord de répondre à des problèmes médiatiques et politiques. On se garde de réfléchir au fond des choses.

Quel système de preuve ?

Un premier de ces problèmes fondamentaux est celui de la preuve en droit français, par rapport à ce que connaissent d’autres droits : dans le système français, hérité des Romains, existe un respect extraordinaire pour la preuve par l’écrit ; dans le système anglo-saxon, on va s’intéresser d’abord à un système de preuve qui repose sur ce qui est dit sous la foi du serment. Par exemple, si devant un tribunal américain, vous dites que vous avez passé un contrat avec quelqu’un, et que vous n’apportez que le texte du contrat, vous perdrez votre procès si en face quelqu’un vient, sans le texte du contrat, jurer sur la foi du serment que cela s’est passé autrement et qu’il est appuyé par deux témoins qui prêtent aussi serment.
Dans le cadre d’une réforme de la justice, ne faudrait-il pas s’attaquer au problème de la preuve, qui génère des difficultés en ce qui concerne la durée des procès, leur coût, la difficulté d’accès à la justice de la part des plus démunis ? Quelqu’un qui n’y connaît rien au droit, qui gagne sept mille francs par mois (au dessus du seuil qui permet d’avoir un avocat gratuitement, payé par l’État), n’a pas de quoi payer un avocat, et ne sait pas que devant un tribunal civil, pour tout litige de plus de cinq mille francs, l’écrit est obligatoire.

La séparation entre tribunaux judiciaires et tribunaux administratifs

D’autre part, la réforme ne touche en rien à la différence entre tribunaux judiciaires et tribunaux administratifs. Cette différence est illogiqueetheurteunespritcartésien.Voiciunexemple. Dans un succession de dossiers, j’ai défendu la thèse selon laquelle, dans les aéroports, existe un zone, disons « sous douane », dans laquelle on privait de liberté des étrangers arrivant en France et où les policiers peuvent faire ce qu’ils veulent. J’ai soutenu l’idée qu’on ne pouvait les priver de liberté dans cette zone-là, puisqu’ils ne sont pas encore arrivés en France. Qu’à l’inverse, pour des étrangers « reconduits à la frontière », quand ils entrent dans cette zone ils ne sont plus en France, et donc on ne peut plus les mettre dans un avion, ni les condamner s’ils refusent de monter dans un avion. J’ai défendu cette idée-là devant un tribunal correctionnel. J’ai perdu, j’ai perdu en appel, j’ai perdu en cassation : la Cour de cassation a confirmé que le territoire d’un aéroport en France est tout entier sur le territoire français. Mais, après avoir perdu devant la Cour de cassation, tant qu’à faire j’ai soutenu l’inverse, devant les tribunaux administratifs. J’ai perdu devant le tribunal administratif, et j’ai perdu devant le Conseil d’État. Ce qui veut dire que les deux plus hautes juridictions de France ont dit que, dans un aéroport, il existe une zone qui pour l’une n’est pas en France, et pour l’autre y est. Cela dépend du sens dans lequel on traverse cette zone. Pour le bon sens, c’est insensé !
Mais le fondement de tout cela est que, puisque notre Constitution proclame le principe de la séparation des pouvoirs, les tribunaux correctionnels (qui font partie du pouvoir judiciaire) ne sont pas liés par les décisions des administrations ou des tribunaux administratifs, qui relèvent, eux, du pouvoir exécutif. Le droit justifie donc une solution, même sielleheurtele bon sens : ce sont deux systèmes logiques différents.

Droit anglo-saxon, droit français et directives européennes

Dans le système français, c’est le troisième pouvoir – législatif – c’est-à-dire le Parlement (Assemblée nationale et Sénat) qui définit la Constitution (en Congrès) et les lois. La loi peut avoir deux origines : un texte qui émane du gouvernement, c’est-à-dire d’un ministère ou de plusieurs, est un « projet de loi » ; un député ou unsénateurpeutégalement proposer un texte, quis’appellealors une « proposition de loi ». Les textes sont déposés soit d’abord à l’Assemblée nationale, soit d’abord au Sénat. Discutés en commission, ils donnent lieu à des amendements. Votés, dans les mêmes termes, par les deux assemblées, ces textes deviennent une loi qui est promulguée par le pouvoir exécutif.
Les évolutions de la société, par exemple technologiques, amènent des changements parfois fondamentaux : récemment, est ainsi intervenue une réforme fondamentale de la preuve par l’informatique (pas seulement par le fax), avec la reconnaissance de la signature informatique par e-mail C’est une décision récente du législateur d’une importance considérable, sur laquelle les grands journaux sont pourtant restés discrets. Avant ce processus d’élaboration de la loi, en amont, des gens en ont proposé l’idée dans un groupe de travail ou par un technicien d’un ministère. En dessous, ce sont les décrets, pris par le gouvernement, qui ne peuvent qu’appliquer les lois à condition qu’elles indiquent que les conditions dans lesquelles elles seront exécutées seront définies par un décret. Ensuite ce sont les arrêtés, pris par les ministres, par les préfets, par les maires. Bref, tout un arsenal, toute une hiérarchie de textes vont définir ce qu’on appelle globalement la loi. Le fait de ne pas respecter cette loi est une faute. Une loi écrite définit les sanctions, prison, amendes, etc.
Le résultat de ce système, c’est que des lois sont faites tous les jours et qu’elles sont de plus en plus complexes, de plus en plus détaillées. En France, les juges disent parfois qu’ils voudraient bien juger autrement, mais qu’ils ne le peuvent pas car ils doivent appliquer ce que définit la loi.
Le droit anglo-saxon repose au contraire sur un certain nombre de règles essentielles, posées par la Constitution et la coutume. Les magistrats, en vertu de ces grands principes, prennent une décision dans un cas déterminé. D’autres magistrats, en accord avec cette décision, vont juger la même chose. Un magistrat qui constate un accord de pratiquement tous les juges, dans une situation un peu comparable ou proche, prendra la même décision, en appliquant le même principe général. Il existe très peu de lois écrites. Un justiciable peut donc difficilement savoir à l’avance la règle à appliquer ou à respecter, d’où le besoin de consulter des avocats avant de faire quoi que ce soit (signer une lettre, passer un contrat, rencontrer quelqu’un). La succession de jugements sur le harcèlement sexuel, aux États-Unis, a par exemple incité des gens a consulter un avocat chaque fois qu’une personne entrait dans leur service. Je ne dis pas que c’est un système que j’ai envie de voir en France. Je décris une situation.

  • Paul Le Cannu : Cela dit, depuis quelques années, le droit anglais ou américain devient de plus en plus « continental ». Le nombre des Acts, c’est-à-dire de lois écrites, s’est multiplié dans des proportions considérables en Grande-Bretagne, à cause de l’Union européenne. C’est de plus en plus un droit écrit et de moins en moins un droit de principes. Il se maintient un droit du « précédent », mais comme il existe de plus en plus de textes, le juge anglais se sent mal à l’aise, entre deux systèmes. Celui où il était le prince du droit, qu’il construisait au fur et à mesure, avec une certaine solidarité avec le passé et celui où il est obligé de respecter des textes. En droit des affaires, des juges anglais peuvent arriver à dire le franchement le contraire de la loi (à propos des sociétés par exemple), parce qu’ils ont l’habitude de le faire. Ensuite, éventuellement ils se font censurer par une juridiction internationale, parce qu’ils ont agi selon leurs propres principes. En France également, des dispositifs, venant des institutions européennes, passent mal auprès du juge français. Le Conseil d’état a mis très longtemps avant de reconnaître l’efficacité d’une directive européenne. On a d’un côté les engagements internationaux du pays et de l’autre la façon dont les juges appliquent. L’acceptation des normes internationales demande souvent un temps d’adaptation, de l’ordre de vingt ou trente ans. Normalement, dans la hiérarchie des textes, la Constitution vient juste au-dessus des conventions internationales, qui l’emportent sur les lois internes. Le conflit entre la Constitution française et les textes de l’Union européenne demeure un très gros problème juridique.

Quelle place des magistrats dans le système social ?

  • Christian Bourguet : La réforme des juges, par l’intermédiaire, uniquement, du Conseil supérieur de la magistrature, c’est-à-dire de leur tableau d’avancement, de leur carrière – j’exerce une profession libérale où cette notion de carrière est totalement étrangère – est sans doute importante. Mais ce n’est pas traiter le fond du problème, qui est de savoir quelle est la place des magistrats dans le système social. Dans les grandes villes, surtout à Paris, il existe des magistrats très spécialisés (en matière financière, par exemple). Mais dans de nombreuses villes de province, les magistrats font tout : les divorces, les affaires de construction, la conduite sous l’empire d’un état alcoolique, le viol d’une petite fille par son beau-père…
    Un juge est au départ un étudiant en droit qui a passé le concours de l’école de la magistrature. A sa sortie il va être nommé en fonction de ses préférences (comme les professeurs) : mais sur une liste de dix endroits qu’il déclare préférer, il risque d’être nommé dans un onzième, le plus loin possible de Paris, sauf s’il a un peu de « piston »… Un juge commence dans un petit trou de province et il peut y rester. Pour en sortir, certains vont soit se faire connaître médiatiquement, soit rendre des services.
    Le système – auquel la réforme ne veut pas toucher – fait que les juges, dès qu’ils sont nommés, doivent tout de suite faire une demande de mutation. Le président du tribunal qui va proposer la mutation de tel juge, aura par avance une demande, qu’il suffira d’accepter. Par exemple, cela vient d’arriver pour un substitut, collaboratrice du Procureur auprès du tribunal de Paris, au « pôle financier » (qui s’occupe de toutes les affaires financières). Elle a été mutée, et a protesté parce qu’on voulait -pensait-elle -l’empêcher de continuer à suivre telle ou telle affaire. En fait, il a suffi, tout simplement, d’utiliser la technique de réponse à une demande de mutation qu’elle avait faite cinq ans plus tôt. Ce système aberrant permet tous les abus et tous les excès.

La médiatisation

Les juges ont à la fois peur des médias et très envie d’y avoir accès La plupart des avocats aussi : à partir du moment où l’on vous voit à la télévision, les gens vous reconnaissent dans la rue, vous devenez quelqu’un d’important, peu importe ce que vous avez dit. Les juges sont comme tout le monde et commettent les mêmes erreurs. Peut-on les empêcher d’avoir accès aux médias ? Je ne sais pas. Mais la puissance croissante des médias va rendre de plus en plus problématique la protection des droits des personnes en matière pénale mais aussi civile : si mon cafetier veut divorcer, on n’en parlera pas dans les journaux. Mais si c’est quelqu’un du show-biz, du milieu politique, on en parlera. Tout un domaine privé sera étalé sur la voie publique, par la force des médias.
Parfois, la réaction des magistrats est évidente. Un avocat vient devant un tribunal, civil par exemple, pour défendre quelqu’un qui, victime d’un accident, n’a pas pu travailler pendant un an. Le préjudice subi est d’autant plus important qu’il gagnait cinquante mille francs par mois. Le juge alors se redresse en se disant qu’il ne gagne personnellement pas cela. En France, si vous diffamez quelqu’un, si vous écrivez des horreurs sur lui, vous serez sans doute condamné, mais à combien ? Une somme ridicule ! Dans les pays anglo-saxons, les juges accordent des indemnités énormes. Pour le même fait, en France, vous ferez un procès car vous espérez avoir beaucoup. A l’arrivée vous aurez très peu et le procès vous aura coûté cher.
Un entrepreneur a ainsi été mis en cause par Le Monde, pour l’établissement de fausses factures permettant à des hommes politique de recevoir des sommes extrêmement importantes. L’entrepreneur fait un procès au Monde et gagne : il était présumé innocent, même s’il a été condamné par la suite. Avoir gagné ce procès contre Le Monde lui a rapporté huit à dix mille francs. Mais de deux choses l’une : soit on a tort de dire ce qu’on a dit sur lui – et la sanction doit être bien plus importante – soit on peut dire ce qu’on a dit sur lui – et il ne faut pas le sanctionner du tout. On joue en fait sur les deux tableaux : « On a n’a pas le droit de », mais la sanction est ridicule. Tous les jours la presse accuse des gens d’avoir fait des choses interdites par la loi. Si ces gens viennent me voir, je leur demande d’évaluer ce que cela va leur coûter, dans combien de temps ce sera jugé, ce qu’ils peuvent espérer obtenir et si l’effet ne va pas être pire que le mal déjà subi : se plaindre risque d’attirer encore plus l’attention.

Le pouvoir des juges d’instructions

  • Christian Bourguet : Dans le droit français, une affaire pénale, avant qu’elle ne soit jugée par un tribunal, est la plupart du temps – mais il existe des exceptions – instruite par un juge qui fait des recherches : il doit instruire « à charge et à décharge », chercher des preuves pour et contre. En fait, la déformation professionnelle des magistrats fait que ce n’est pas vrai : dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas, ils instruisent à charge, ils cherchent les preuves de culpabilité, et pas nécessairement les preuves d’innocence. C’est en fait la défense qui va chercher à apporter les preuves d’innocence, alors que celle-ci est présumée !
    _ Le pouvoir des juges d’instruction est d’abord – c’est le plus dangereux – de priver quelqu’un de liberté, de le mettre en prison. Ensuite, c’est de prendre un certain nombre de mesures, comme des saisies de comptes, des interdictions de sortir de France, la soumission de la liberté au versement d’une caution très importante, etc.
    Le juge a le pouvoir de faire faire des recherches par des policiers, des gendarmes ou des experts. Il peut même priver quelqu’un du droit de communiquer avec des membres de sa famille. Quand il a terminé ses investigations, le juge d’instruction communique le dossier au procureur, qui apprécie s’il y a les preuves qu’une personne a commis telle ou telle infraction, et qui demande qu’elle soit jugée par tel tribunal. Le juge d’instruction est libre d’accepter ou non les demandes du procureur, et renvoie devant le tribunal ou devant le cour d’assises, ou ordonne un non-lieu.
  • Paul Le Cannu : Le juge d’instruction est depuis longtemps contesté. A deux reprises, des projets de réformes discutés devant le Parlement n’ont pas abouti. On devait « collégialiser » la juridiction d’instruction en la composant de trois juges, au moins pour certaines décisions comme la mise en détention provisoire ou la cessation de cette détention. Aujourd’hui, par exemple, quand des personnes sortent de prison, il faut passer par une procédure qui a comme vecteur le procureur de la République qui demande éventuellement au juge d’instruction de les faire sortir. Mais c’est le juge d’instruction qui décide si l’on n’en est qu’à la phase d’instruction. Après le jugement, c’est le juge de l’application des peines qui sera compétent. Il peut y avoir des remises de peines. Il faut ajouter qu’un nombre élevé de peines ne sont jamais exécutées : on ne saisit pas les gens, on ne sait pas où ils sont, on ne fait pas les efforts nécessaires pour les retrouver. Un jour, ils se font bêtement arrêter à un péage d’autoroute et le gendarme découvre alors sur son ordinateur que l’intéressé est sous le coup d’une peine non exécutée…
  • Christian Bourguet : Quand des personnes sont arrêtées, elles peuvent être mises en garde à vue pendant vingt-quatre à quarante-huit heures : pendant presque toute cette période, on n’a pas le droit de communiquer avec un avocat, on ne sait pas quelles charges sont dans le dossier ; les policiers peuvent raconter qu’un complice a tout avoué, montrer des documents tronqués…. certains peuvent s’effondrer, et reconnaître des faits, même si on a ultérieurement la preuve qu’ils ne pouvaient les avoir commis. C’est un moment très difficile, et c’est pourquoi l’idée que comme dans les pays anglo-saxons on puisse demander à être assisté d’un avocat – qui puisse vous dire quels sont vos droits, et ce que l’on vous reproche vraiment – dès la première heure de « garde-à-vue », signifierait un changement important.
    A ce stade, il n’y a pas encore de juge d’instruction. Celui-ci est à la fois soumis à une hiérarchie, et indépendant. Il fait d’abord partie du corps des magistrats du « siège », bien qu’il ne juge pas. Il a donc une « carrière ». Quant à ses décisions, il est indépendant, et seulement soumis au contrôle de la Chambre d’accusation (de la Cour d’appel), elle-même composée généralement d’anciens juges d’instruction. Malheureusement, selon les statistiques, lorsqu’un juge d’instruction refuse une mise en liberté, la Chambre d’accusation ne change sa décision … que dans un pour cent des cas ! Est-il mathématiquement concevable que des juges d’instruction se trompent aussi peu souvent ? Un juge d’instruction se sent de ce fait tout puissant : la Chambre d’accusation n’a au-dessus d’elle que la Cour de cassation, dont la décision n’interviendra que des mois après, et qui, de plus, ne juge que le droit, la conformité d’un jugement aux règles de droit, pas les faits. Si la Chambre d’accusation considère que la décision du juge est tout à fait justifiée « compte tenu des éléments du dossier », la Cour de cassation – puisque ce n’est là que « du fait », n’a pas à se prononcer…
    Quand vous assistez à un procès, vous entendez un avocat qui plaide pour, un procureur qui plaide contre, ou l’inverse, ou deux avocats l’un contre l’autre. Vous entendez différentes thèses. Vous vous faites votre idée, compte tenu des preuves et des documents qui ont été montrés. A la Chambre d’accusation, dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, les audiences ne sont pas publiques. Si vous critiquez sa décision, on vous dit que vous ne pouvez pas connaître les éléments du dossier. A mon avis, la vraie crainte des magistrats est qu’ils puissent être critiqués et même jugés par l’opinion publique, en fonction d’éléments d’information objectifs.
    Quant aux syndicats de magistrats, leur poids me semble aller en s’affaiblissant : à l’époque où il y avait deux syndicats de magistrats, ils pouvaient avoir un poids important, mais maintenant il doit y en avoir trois ou quatre, ou plus… Mais leur problème – vu de l’extérieur – me semble plus être celui de la défense de la profession de juge, que celui de la justice.
  • Paul Le Cannu : Je vous trouve un peu sévère sur ce dernier point. Je suis régulièrement les travaux du Syndicat de la magistrature (SM). C’est vrai que les considérations corporatistes ont un certain poids, mais ce n’est pas l’essentiel du menu qui est constitué par les problèmes nouveaux que les juges doivent affronter et dont j’ai à certains égards rendu compte précédemment. Les magistrats éprouvent de la difficulté à se situer par rapport à ces problèmes. Ils ont des débats passionnés qui ne sont pas structurés comme les débats politique à l’ancienne. L’individu y a une place importante, l’affectif également. Mais je les sens très préoccupés par la difficulté à comprendre le monde, sur le moyens et la façon de faire évoluer leur profession. Ils se sentent engoncés dans des structures, avec un hiérarchie très lourde qui brigue leur liberté, mais d’un autre côté ils savent qu’un juge trop libre peut être dangereux. Cette contradiction est terrible et chacun a du mal à la résoudre.

Notes

[1] Cette théorie réagissait contre les fondements traditionnellement répressifs du droit pénal, et insistait sur les méthodes préventives, la liberté d’appréciation du juge, la nécessité de prendre en compte la personnalité des délinquants. On pouvait penser que les découvertes des sciences sociales allaient révolutionner le traitement de la délinquance, et l’on ne s’attendait pas, devant tant de bonne volonté, à une augmentation brutale des comportements déviants.

[2] En termes techniques, la compétence matérielle désigne le type d’affaires dont une juridiction (un tribunal, une cour) peut s’occuper. Par exemple, le divorce relève du tribunal de grande instance. La compétence territoriale correspond de son côté à la zone géographique dans laquelle une juridiction peut intervenir. Par exemple, un problème d’exécution d’un contrat sera jugé par le tribunal dans le ressort duquel se trouve le domicile ou l’établissement de la partie contre qui on veut faire exécuter le contrat.

[3] Le passage dans ces commissions apparaît le plus souvent, pour leurs membres, comme une étape de la carrière d’un haut fonctionnaire, qui va ensuite se retrouver dans une administration centrale, à moins qu’il ne « pantoufle » dans les sociétés qu’il a été chargé de contrôler.

[4] Il est en tout cas souhaitable que la médiation ou l’arbitrage ne soient pas réalisés par ceux qui seraient éventuellement amenés, comme juges, à connaître du procès s’il finit par venir devant les juridictions normales ; or la tentation existe pour certains magistrats de faire pression sur les parties pour qu’elles se soumettent à un « MARD ».

[5] Il se trouve que pour des raisons essentiellement politiques (le désir d’apparaître comme une « opposition qui s’oppose ») la plupart des députés du RPR et certains de ceux de l’UDF ont torpillé la réforme constitutionnelle, cherchant à faire peser le poids de cet échec sur le garde des Sceaux, alors que Madame Guigou avait négocié le contenu du projet avec le président de la République. Cet échec préserve aussi les politiques d’un Parquet incontrôlable : le cas de figure politique était donc l’un de ceux où l’on gagne deux fois, voire trois, si l’on arrive à mettre l’échec au compte des adversaires.