« Ce qui caractérise en profondeur le libéral authentique d’aujourd’hui et le distingue du pseudo-libéral caricatural ou anachronique qu’imaginent ses adversaires, c’est une représentation du monde, une philosophie. Un régime économique est toujours une création humaine : à cet égard, les mécanismes du marché ne diffèrent nullement de la planification centralisée. Que l’on ait jadis jugé le marché conforme à la nature, qu’on y ait vu le résultat de lois dites naturelles, il ne s’agit là que de péripéties de l’histoire des idées. Le contenu proprement scientifique de l’enseignement des économistes se présente le plus souvent enveloppé, parfois dissimulé, dans des représentations idéologiques, des jugements de valeur, des métaphysiques, caractéristiques d’une époque et promises à un inéluctable vieillissement. Ainsi, le libéralisme a été souvent travesti en loi de la nature alors qu’il ne s’épanouit qu’avec l’aide de l’art politique, et de l’art le plus haut. […] Le libéralisme, tel que nous l’entendons, ne se réduit pas à la défense et à l’illustration de la libre entreprise et des mécanismes du marché. La pluralité des centres de décision, la fonction jusqu’à présent irremplaçable du mécanisme des prix représentent des modalités institutionnelles, dont l’expérience a confirmé la valeur, d’une conception de la vie collective, de l’existence humaine. Conception que les uns taxent de pessimiste et que je juge optimiste ; conception pessimiste aux yeux des utopistes qui, prêts à donner leur cœur et leur vie à un parti, à un chef, à une révolution, nous reprochent de leur rappeler la retombée fatale de la mystique en politique et le risque de tyrannie totale au nom de la libération intégrale. Mais notre pseudo-pessimisme s’accompagne en vérité d’un acte de foi : nous acceptons le risque des libertés et de la démocratie, nous faisons le pari qu’en dépit de tout, la discussion permanente n’interdira pas la paix civile, que la contradiction des intérêts particuliers laissera se dégager des décisions compatibles avec le bien de la nation. Nous préférons le désordre et le tumulte des sociétés libres au calme apparent des régimes où les détenteurs du pouvoir suprême prétendent détenir la vérité et imposent à leurs citoyens-sujets une discipline de pensée et de parole en même temps que d’action. Nous choisissons les sociétés dans lesquelles l’opposition passe pour un service public et non pour un crime. Préférence et choix qui me paraissent témoigner d’un optimisme fondamental, ou, en tout cas, d’un courage raisonné. »
Raymond ARON, « Qu’est-ce que le libéralisme ? », 18 novembre 1969, publié dans la revue Commentaire, n° 84, hiver 1998-99.