L’industrie du vide

« La démocratie n’est possible que là où il y a un ethos démocratique : responsabilité, pudeur, franchise (parrhesia), contrôle réciproque et conscience aiguë de ce que les enjeux publics sont aussi nos enjeux personnels à chacun. Et sans un tel ethos, il ne peut y avoir non plus de “République des Lettres”, mais seulement des pseudo-vérités administrées par l’État, par le clergé (monothéiste ou non), par les médias. (…) 
Que l’industrie des médias fasse son profit comme elle peut, c’est, dans le système institué, logique : son affaire, c’est les affaires. Qu’elle trouve des scribes sans scrupules pour jouer ce jeu n’est pas étonnant non plus. Mais tout cela a encore une autre condition de possibilité : l’attitude du public. Les “auteurs” et leurs promoteurs fabriquent et vendent de la camelote. Mais le public l’achète – et n’y voit que de la camelote, des fast-foods. Loin de fournir un motif de consolation, cela traduit une dégradation catastrophique, et qui risque de devenir irréversible, de la relation du public à l’écrit. Plus les gens lisent, moins ils lisent. Ils lisent les livres qu’on leur présente comme “philosophiques” comme ils lisent des romans policiers. En un sens, certes, ils n’ont pas tort. Mais, en un autre sens, ils désapprennent à lire, à réfléchir, à critiquer. Ils se mettent simplement au courant, comme l’écrivait l’Obs il y a quelques semaines, du “débat le plus chic de la saison”. »

Cornelius Castoriadis, « L’industrie du vide » 
Domaines de l’Homme – Les carrefours du Labyrinthe II , édit. Seuil, Paris, 1986, p. 31

Le journalisme critique

« Une chose au moins est évidente, l’information telle qu’elle est fournie aujourd’hui aux journaux, et telle que ceux-ci l’utilisent, ne peut se passer d’un commentaire critique. C’est la formule à laquelle pourrait tendre la presse dans son ensemble.
D’une part, le journaliste peut aider à la compréhension des nouvelles par un ensemble de remarques qui donnent leur portée exacte à des informations dont ni la source ni l’intention ne sont toujours évidentes. Il peut, par exemple, rapprocher dans sa mise en pages des dépêches qui se contredisent et les mettre en doute l’une par l’autre. Il peut éclairer le public sur la probabilité qu’il est convenable d’attacher à telle information, sachant qu’elle émane de telle agence ou de tel bureau à l’étranger. […] Il revient au journaliste, mieux renseigné que le public, de lui présenter, avec le maximum de réserves, des informations dont il connaît bien la précarité. […]
Il est un autre apport du journaliste au public. Il réside dans le commentaire politique et moral de l’actualité. En face des forces désordonnées de l’histoire, dont les informations sont le reflet, il peut être bon de noter, au jour le jour, la réflexion d’un esprit ou les observations communes de plusieurs esprits. Mais cela ne peut pas se faire sans scrupules, sans distance et sans une certaine idée de la relativité. Certes, le goût de la vérité n’empêche pas la prise de parti. Et même, si l’on a commencé de comprendre ce que nous essayons de faire dans ce journal, l’un ne s’entend pas sans l’autre. Mais, ici comme ailleurs, il y a un ton à trouver, sans quoi tout est dévalorisé. »

Albert Camus, « Actuelles I, Le journalisme critique » Combat, 8 septembre 1944) édit. La Pléiade, Gallimard, p. 266

Sommaire de la lettre n°28-février 2003