Dans la dénonciation du « harcèlement moral », sondages et enquêtes ont été mis en avant comme des arguments d’autorité, sans se soucier outre mesure de cerner ce qu’ils reflètent exactement. Les définitions données du « harcèlement moral » peuvent être variables et ceux qui mettent en œuvre ces enquêtes sont souvent parties prenantes d’une lutte aux connotations morales et militantes. Cela ne signifie pas que ce qu’on appelle le harcèlement moral au travail ne soit pas une réalité, mais que les chiffres avancés ne vont pas de soi.
L’idée selon laquelle en France « un salarié sur trois est harcelé » a été mise en avant dans les médias, sans qu’on se soucie outre mesure d’examiner la crédibilité des chiffres avancés. En mai 2000, au moment où le thème du harcèlement s’est développé, un sondage a été effectué par Ipsos pour le magazine Rebondir [1] auprès de 471 salariés représentatifs de la population française [2]. À la question très générale posée par téléphone : « Avez-vous le sentiment d’avoir été l’objet de harcèlement moral sur votre lieu de travail ? », une majorité des salariés interrogés (70% soit 330 salariés) répondent non et 30% oui (soit 142 salariés). Le titre annoncé à la une du magazine n’en fait pas moins sensation : « Un salarié sur trois se sent harcelé ». Que veut dire au juste « se sentir harcelé » ? Quelle crédibilité donner à de telles affirmations ?
À la question posée sur la priorité et l’importance du vote d’une loi sanctionnant le harcèlement moral, 37% (175 salariés interrogés) répondent que cela leur semble « prioritaire », 48% (228) « important mais pas prioritaire », et 15% (71) « secondaire ». Conclusion du magazine : « Après la prise de conscience massive du phénomène », « 85 % des Français demandent une loi contre le harcèlement moral », « un vrai plébiscite » [3].

Quelles enquêtes de terrain ?

« Parmi les salariés, 10% sont victimes de harcèlement moral. Tels sont les résultats de plusieurs enquêtes menées récemment à Rouen, à Colmar par un médecin du travail, en Alsace et dans le Finistère par l’association “Mots pour maux”, peut-on lire dans Le Nouvel Observateur du 14 novembre 2002. On ne saura rien du nombre de personnes interrogées et de la validité de telles enquêtes.
Le Conseil économique et social dans son avis sur le harcèlement moral d’avril 2001 [4] fait référence à deux enquêtes universitaires effectuées en France avec la participation de médecins du travail et d’associations de lutte contre le harcèlement. Celle menée en Alsace s’est faite dans le cadre d’une thèse de doctorat en médecine, avec l’association “Mots pour maux au travail” et des médecins du travail. Le questionnaire comportait deux parties : l’une remplie par le salarié, l’autre par le médecin. Sur les 1210 personnes interrogées se présentant à une consultation de médecine du travail, le nombre de celles qui se déclaraient harcelés était de 88 soit 7,3%. Mais la « fréquence » de harcèlement obtenue n’en a pas moins été considérée de 9,6% (116 cas), le critère retenu pour caractériser le harcèlement étant la présence d’au moins un agissement et d’au moins un « vécu douloureux ».
L’autre enquête universitaire a été réalisée par des psychologues de l’université de Rouen. Elle s’est effectuée directement à partir du fichier de l’Association nationale de victimes de harcèlement psychologique au travail, les dossiers de ces personnes ayant fait l’objet d’un « examen de vraisemblance » pour s’assurer qu’il s’agissait bien de cas de harcèlement. On ne saurait donc en tirer aucune conclusion sur la fréquence du harcèlement.
Au bout du compte, force est de reconnaître, comme l’indique l’avis du Conseil économique et social que les enquêtes permettant d’appréhender l’importance du phénomène sont rares et « ne fournissent qu’une vue partielle compte tenu du champ restreint dans lequel elles sont réalisées ». [5]

Sommaire de la lettre n°28 – février 2003

Notes
[1] Échantillon interrogé par téléphone suivant la méthode des quotas (sexe, âge, profession, région…)

[2] Rebondir, n° 85, juin 2000

[3] Rebondir, op. cit

[4] Le harcèlement moral au travail, Avis du conseil économique et social, Les éditions des journaux officiels, Paris, 2001

[5] Ibid., p. 24