Un étrange mal-être règne dans les sociétés démocratiques où les individus sont devenus à la fois fébriles et anxieux. La surcharge et le stress semblent être devenus un mode nouveau de vie en société, en même temps que se développe le sentiment d’insécurité. Les attentats terroristes du 11 septembre ont renforcé ce sentiment et fini de dissiper l’illusion selon laquelle nous en aurions fini avec la violence et la barbarie, en vivant désormais dans un monde pacifié et unifié par les lois du marché. Le temps de la réflexion, l’insouciance et la gratuité paraissent avoir déserté le monde dans lequel nous vivons. La plupart des hommes politiques continuent de faire comme si de rien n’était ou exploitent cette situation pour leurs ambitions électorales. Ce n’est pas seulement des propositions de réformes qu’il s’agit d’avancer dans l’urgence, mais c’est un travail lucide de reconstruction culturelle et politique qu’il s’agit de mener.

Mal-être dans la démocratie

Dans une situation où le passé semble sans ressource et où l’avenir paraît de plus en plus ouvert sur de possibles régressions, la référence constante au « mouvement » supplante celle de « progrès ». Disjoint de l’héritage du passé et d’un avenir discernable, le présent apparaît « flottant », comme suspendu à lui-même et se vit sous la modalité d’un changement perpétuel marqué par l’activisme dans tous les domaines. Lorsque le lien social se vide ainsi de sa substance, le marché peut jouer le rôle de fondement du réel dans une société qui se déréalise. Le discours économique occupe la place laissée vide par la culture et la politique sous la double modalité de son acquiescement ou de son rejet. La polarisation sur le marché et la « mondialisation », l’hégémonie du discours économique dans l’espace public sont symptomatiques de cette perte de signification sociale.
Parallèlement, la crise concerne l’État et les institutions. Ce n’est pas seulement l’« État-providence » et son système de protection sociale qui sont en crise, mais les fonctions régaliennes de sécurité intérieure et extérieure paraissent désormais atteintes. L’État et les institutions ont aujourd’hui du mal à exercer leur rôle de protection et de garant du vivre-ensemble, tandis qu’un nouvel individualisme ne paraît guère disposé à accepter les renoncements et le décentrement de soi qu’exige la vie en commun. Dans ces conditions, le lien de citoyenneté se délite, les rapports sociaux dégénèrent en relations interindividuelles dominées par les pulsions et les affects, amenant de nouveaux types de conflits entre les individus. Bien plus, l’alliance de l’économisme et la psychologisation des rapports sociaux (« dictature des marchés » et « harcèlement moral »), peut servir de succédané à une révolte désorientée qui a perdu ses repères antérieurs. Elle verse alors dans la spirale de la dénonciation et entretient le mal-être ambiant.

Refuser les faux dilemmes

Le débat culturel ou politique est trop souvent enfermé dans une sorte de chantage : le repli nostalgique sur un passé idéalisé ou la perte de tout sens critique face aux évolutions. L’option du « retour à… » méconnaît la nouvelle situation historique et s’enferme dans un mélange de volontarisme et de rappel de principes qui, pour sympathiques qu’ils soient, sont sans grands effets à long terme sur le réel. L’optique moderniste quant à elle tente de surfer tant bien que mal sur cette situation faute de projet plus structurant. Mais tout retour en arrière est impossible, toute position réactive et crispée mène à l’impasse, tout autant que la fuite en avant. Sortir de ce faux dilemme implique de renouer les fils entre passé-présent-avenir en n’en faisant pas des entités séparées, mais en constant dialogue dans le but de retracer un avenir discernable et de formuler ce qui paraît souhaitable et possible. Dans nombre de domaines, si l’on veut transmettre et développer un héritage culturel et politique, un aggiornamento est nécessaire. Régulation des marchés, services publics, insécurité, désocialisation d’une partie de la jeunesse, école et formation, nouvelles modalités de représentation démocratique…, tels sont les thèmes sur lesquelles la réflexion critique et prospective doit se porter.
La fin des grands systèmes idéologiques et des certitudes n’implique pas celle des convictions sensées. Cela ne signifie pas la perte du sens critique et de la passion dans le débat et l’action publique, mais la fin d’un certain type de radicalité dans l’ordre du politique dont nombre d’intellectuels ont été porteurs. Celle-ci s’est développée sur la base d’un mélange entre une révolte individuelle et un engagement politique qui reportait dans l’espace public des règlements de compte existentiels avec soi-même et l’héritage culturel et politique dont, qu’on le veuille ou non, on est issu. Ce règlement de compte s’est croisé avec l’idée révolutionnaire de table rase et d’une société future radicalement autre, réconciliant l’humanité avec elle-même en une totalité harmonieuse. Ce type d’engagement militant est aujourd’hui en crise et le nouveau gauchisme, orphelin de toute utopie, en est un pâle succédané. La politique en démocratie ne peut pour autant faire son deuil de la recherche d’une « société aussi libre et aussi juste que possible ».

Quelle politique ? Quelle démocratie ?

Si les politiques continuent de se mettre à la remorque d’une demande sociale éclatée, ils peuvent peut-être espérer rester tant bien que mal au pouvoir, mais la politique n’en continuera pas moins de se dégrader et le fossé se creusera encore entre eux et le reste de la société. Les citoyens ont moins besoin d’un programme clé en main ou d’un catalogue de propositions sur tous les sujets, que de pouvoir se prononcer sur les divers possibles qui s’offrent au pays, sur des choix clairs, cohérents et assumés qui s’insèrent dans une vision globale de l’avenir du pays et du monde.
Dans cette perspective, la construction de l’Union européenne face à l’hégémonie américaine représente un enjeu politique important pour le renforcement de la paix et la coopération dans le monde. Mais cette Union ne peut se construire solidement en passant par dessus les nations qui constituent ses acquis et sa richesse. Comment donner à l’Europe la dynamique politique qui lui manque aujourd’hui ? Quelles propositions institutionnelles pour faire en sorte que la construction européenne puisse devenir réellement l’affaire des peuples et de leurs représentants ?
La liberté des modernes n’est pas celle des anciens, pour paraphraser Benjamin Constant, et l’utopie d’une démocratie directe, mal dégagée du modèle athénien et révolutionnaire, ne peut tenir lieu d’alternative dans les sociétés démocratiques développées. Cela n’implique pas pour autant de renoncer à la démocratie en termes de citoyenneté, mais encore s’agit-il de savoir ce qu’on met derrière les mots. Dans la confusion ambiante, la posture de la victime ayant des droits se développe et oriente l’action dans une logique perpétuelle de plainte et de ressentiment. L’implication dans les affaires de la cité suppose de rompre avec la fantasmagorie du pouvoir et l’individualisme exacerbé, pour reconnaître l’importance centrale de l’État et des institutions dans les sociétés démocratiques. Sur ces bases, développer la démocratie nécessite de réfléchir à des modes de représentation et d’implication dans la politique qui permette au plus grand nombre de participer à la chose publique. Comment développer la concertation au sein de la société et faire en sorte que les points de vue représentatifs qui s’y expriment soient pris en compte dans le processus d’élaboration et de décision politique ? Dans cette perspective, quelles institutions existantes sont à valoriser, quelles institutions nouvelles sont à imaginer qui peuvent jouer un rôle de médiation entre la société et l’État, éclairer non seulement les politiques mais le débat public dans son ensemble ?
Plutôt que de chercher à tout prix à faire revivre le modèle du militant activiste, dévoué et sacrificiel du passé, il s’agit de réfléchir à ce que signifie l’opinion publique dans les sociétés modernes, à la façon dont elle se forme, comment et par qui elle est informée et éclairée. Les médias écrits et audiovisuels sont devenus un élément central de la vie moderne et l’on ne voit pas comment on pourrait s’en passer, sauf à se retirer des affaires de la société et du monde. Au lieu de fustiger les médias dans une posture puriste et hautaine, mieux vaut chercher à les domestiquer et réfléchir aux contre-pouvoirs et aux complémentarités qui peuvent être mises en place, pour mieux informer et comprendre les questions déterminant notre présent et notre avenir commun.

Réfléchir et débattre en toute liberté

Retrouver le goût de la réflexion et du débat public argumenté suppose des lieux autonomes, à distance de l’actualité immédiate, des faux débats et des modes. Les revues et les clubs ont un rôle important à jouer dans la création d’un espace public de discussion libre et la formation d’une opinion publique éclairée. C’est de la sorte qu’un dialogue, inséparable d’une confrontation intellectuelle tolérante, peut être mené. Il importe que des lieux libres de réflexion, d’échange et d’éducation populaire, en dehors du champ partidaire, syndical et des associations engagées sur des thèmes particuliers, puissent aider les citoyens à se former leurs propres convictions en toute connaissance de cause, sans souci des camps et des étiquettes.
Mais encore faut-il vouloir prendre le temps de la réflexion et de la délibération, cesser cette course folle qui masque le vide et l’insignifiance, nous entraîne dans une spirale déshumanisante qui nous fait perdre la confiance et l’estime de nous-mêmes.

Jean-Pierre Le Goff

Cet éditorial reprend des idées développées dans le livre : La Démocratie post-totalitaire, éditions La Découverte, paru le 24 janvier 2002.

Sommaire de la lettre n°24-décembre 2001