Christopher Lasch (1932-1994), historien et philosophe américain, a développé une analyse critique de la société américaine et de ses évolutions qui est demeurée largement inconnue en France. Ses livres : The Culture of narcissismAmerican life in an age of diminishing expectations et The Revolt of the elites and the betrayal of democraty sont parus aux États-Unis en 1979 et 1995. Ils sont publiés en France, sous les titres : La culture du narcissisme, Robert Laffont, 1981 et édit. Climats, 2000 et La Révolte des élites, édit. Climats, 1996.

École et inégalités dans la société américaine

« Les réformateurs, malgré leurs bonnes intentions, astreignent les enfants pauvres à un enseignement médiocre, et contribuent ainsi à perpétuer les inégalités qu’ils cherchent à abolir. Au nom même de l’égalitarisme, ils préservent la forme la plus insidieuse de l’élitisme qui, sous un masque ou sous un autre, agit comme si les masses étaient incapables d’efforts intellectuels. En bref, tout le problème de l’éducation en Amérique pourrait se résumer ainsi : presque toute la société identifie l’excellence intellectuelle à l’élitisme. Cela revient à garantir à un petit nombre le monopole des avantages de l’éducation. Mais cette attitude avilit la qualité même de l’éducation de l’élite, et menace d’aboutir au règne de l’ignorance universelle. »

La Culture du narcissisme, édit. Climats, p. 188.

Éducation et thérapie

« La pratique thérapeutique et pédagogique actuelle, qui est toute empathie et compréhension, espère fabriquer la bonne opinion de soi sans risque. Même des sorciers ne sauraient pratiquer un miracle médical de cette ampleur. Les premiers freudiens mettaient en garde contre de mauvais usages « prophylactiques » de la psychanalyse pour reprendre le mot d’Anna Freud. Ils savaient qu’une lecture superficielle de Freud encourageait la notion selon laquelle des méthodes éclairées d’éducation de l’enfant pourraient éliminer souffrance et névrose. Ces premiers disciples de Freud répliquaient à cet optimisme béat en rappelant qu’il n’est jamais facile de grandir, que les enfants n’arrivent jamais à la maturité s’ils ne résolvent pas des choses par eux-mêmes. Mais les professionnels de l’aide psychologique ne prêtèrent aucune attention à ce réalisme. Afin de justifier l’expansion de l’autorité thérapeutique sur la famille, l’école et de vastes domaines de prise de décision publique, ils élevèrent des prétentions extravagantes au nom de leur compétence d’experts. Ils s’érigèrent en médecins non seulement de patients individuels mais d’une société malade. »

« L’abolition de la honte », La Révolte des élites, édit. Climats, 1996, p. 210.

Obsession du respect et violence chez les jeunes Noirs des ghettos

« Ils [les jeunes Noirs] se servent de leur condition de victime comme d’une excuse pour toutes les sortes d’échec et ils perpétuent par là l’une des sources d’échec les plus profondes : la difficulté qu’éprouve la victime à acquérir le respect d’elle-même. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les jeunes Noirs des ghettos, les jeunes hommes en particulier, aient l’obsession du respect et qu’ils pensent qu’un affront à leur honneur – « dissing » qui est la marque ouverte de mépris ou de « manque de respect » [disrespect] – justifie des représailles violentes. Quand on a du mal à avoir du respect pour soi-même, il est tentant de confondre ce respect pour soi-même avec la capacité à provoquer la peur. La sous-culture criminelle du ghetto ne sert pas seulement de substitut à la mobilité sociale, l’argent facile (même avec tous les risques qui lui sont associés) offrant une solution de rechange séduisante aux petits boulots galères, mais aussi de terrain pour faire ses preuves et gagner le respect qui est si difficile à obtenir par les moyens légaux. La canonisation rétrospective de Malcom X peut se comprendre comme la version politisée de cette focalisation déplacée sur la violence, l’intimidation et le respect de soi-même. »

« Politique et race à New York », La Révolte des élites, édit. Climats, 1996, p. 145-146.

Sommaire de la lettre n°21 – novembre 2000