Lettre n°18 – janvier 2000

Réduire la durée du travail est une idée au moins aussi vieille que la révolution industrielle qui a assujetti hommes et femmes et enfants à un labeur démentiel. Nous n’en sommes plus là, tout du moins dans les pays développés. Mais il n’est pas illégitime de s’interroger sur l’allocation des progrès de productivité : plus de consommation ou plus de temps de loisir ? En France, le gouvernement actuel, suivant en cela un point de vue assez largement partagé parmi les partis politiques a choisi de réduire la durée du travail dans l’espoir de faire reculer le chômage.

Que prévoit la première loi Aubry ?

La loi Aubry, du 13 juin 1998, stipule que la durée légale du travail doit passer à 35 heures au 1er janvier 2000, pour les entreprises de plus de vingt salariés. La loi ne sera sans doute véritablement effective qu’à partir du 1er février 2000 en raison du recours devant le Conseil constitutionnel déposé par l’opposition. Ce n’est qu’en 2002 que toutes les autres entreprises du secteur privé seront contraintes d’appliquer les 35 heures. Cependant, sans attendre l’obligation prévue par la loi, le gouvernement a proposé aux entreprises, pour les inciter à anticiper le mouvement, une exonération partielle des charges sociales, déjà expérimentée lors de l’application de la loi Robien.

Les premières négociations

La mesure est complexe ; sans entrer dans les détails, on peut dire que les entreprises qui ont réduit la durée de travail de 10%, avant le 1er juillet dernier, et embauché au moins 6% de salariés bénéficient d’une réduction des charges sociales d’au moins neuf mille francs, pour un emploi et pour une année. Cette réduction est forfaitaire et ne tient pas compte du niveau de salaire.
C’est une incitation forte, particulièrement intéressante pour les entreprises qui emploient beaucoup de salariés au SMIC, et plus encore pour celles qui emploient plus de 70% de main-d’œuvre ouvrière, puisque dans ce cas la réduction est majorée et peut s’élever jusqu’à quatorze mille francs.
Les premières négociations se sont déroulées selon le protocole prévu qui exige la signature définitive de la direction et des organisations syndicales. Le gouvernement tient beaucoup à relancer le dialogue social en panne, mais cette exigence se heurte à une malheureuse réalité : dans la grande majorité des entreprises en France, il n’existe pas d’organisations de délégués syndicaux ou de représentants du personnel.
Quelques milliers d’entreprises cependant ont d’ores et déjà signé des accords pour entrer dans le cadre prévu par la loi. Peut-on pour autant aujourd’hui mesurer avec précision le nombre d’emplois créés par ces mesures ?

Cent vingt mille emplois annoncés…

Le gouvernement a mis en place un dispositif tout à fait impressionnant pour répertorier les effets produits. Dès qu’un accord est signé dans une entreprise, les offres d’emplois envisagées remontent par les Directions départementales du travail et de l’emploi et sont comptabilisées au niveau national.
C’est une nouveauté appréciable. On a presque suivi en temps réel les accords en cours de signature et c’est ainsi que Martine Aubry a pu annoncer en septembre dernier que quinze mille accords avaient été conclus dans cette première phase et qu’ils concernaient deux millions de salariés. L’ensemble des emplois créés serait de cent vingt mille, ou pour être plus précis cent deux mille promesses d’embauche et dix huit mille emplois préservés.
La raison de cette comptabilité est éminemment politique puisque cela permet à la ministre de montrer que sa loi crée beaucoup d’emplois. Cependant, les experts doivent se montrer prudents dans leur appréciation.

Comment mesurer ce qui est imputable à la loi ?

Que sont ces cent vingt mille emplois qui nous sont annoncés ? Ce sont des engagements de création ou de maintien d’emplois pris par les entreprises au cours des accords qui viennent d’être signés. Mais il s’agit maintenant de concrétiser ces engagements. Dans quelle proportion le seront-ils ? Il est aujourd’hui impossible de le dire. 
Le dispositif monté par le ministère du Travail est très efficace pour faire répertorier les engagements, mais ce n’est pas un dispositif d’évaluation pertinent pour connaître les véritables effets de la réduction du temps de travail en termes de création d’emplois.
Le premier risque vient du désistement éventuel des entreprises. Dans les enquêtes auxquelles j’ai participé au Centre d’études de l’emploi, il m’a été donné de constater que telle entreprise qui annonçait le maintien de quarante emplois dans le cadre d’un plan social, les supprimait peu de temps après. Il faut donc se montrer prudent quant aux résultats finaux.
Le deuxième risque vient des « effets d’aubaine » que le ministère du Travail a lui-même évalués à environ 10%, selon des critères discutables.

Deux exemples

Prenons l’exemple de Décathlon : c’est une entreprise en pleine expansion qui crée plus dÐådÌmillier d’emplois par an, soit un magasin par mois. Les accords signés à Décathlon prévoient mille trois cents emplois nouveaux, soit à peu de chose près ce qui est créé chaque année. Dans cet exemple, un peu extrême sans doute, comment prendre en compte l’effet propre de la réduction du temps de travail ? 
Prenons un autre cas effectif, celui d’une entreprise en pleine extension qui crée des points de vente un peu partout en France et embauche une quarantaine de salariés. Les cinq anciens qui étaient à 39 heures, vont passer à 35 heures payées 39. Les quarante nouveaux seront embauchés à 35 heures, payées 35. C’est ce qu’on peut appeler aussi l’« effet d’aubaine ». 
Comment évaluer dans ces cas la part de la réduction du temps de travail dans le décompte des emplois créés et la part de l’incitation, quand on sait très bien que la révision du coût de travail produit généralement un effet positif sur l’emploi ?
Certains n’hésitent pas à extrapoler sur le nombre d’emplois qui pourraient être encore créés, par la généralisation de la loi. Suffirait-il, comme le laisse dire Martine Aubry, de faire une simple règle de trois : puisque ces accords concernant deux millions de salariés ont « permis » de créer cent vingt mille emplois, les prochaines phases qui concernent les quatorze millions de salariés du secteur privé (ne traitons pas ici du secteur public) devraient créer près d’un million d’emplois nouveaux. L’économie de l’emploi obéit à des règles plus complexes.

Créations d’emplois ou heures supplémentaires ?

Tout d’abord, il semble évident que les entreprises qui ont été les premières à signer des accords, étaient celles qui avaient le plus d’intérêt à le faire dans une période où elles pensaient rationaliser et embaucher. On peut penser que celles qui ne se sont pas encore engagées risquent de se montrer plus réticentes. Certaines vont attendre la deuxième loi en espérant jouer sur les heures supplémentaires. Il faut rappeler que, dès à présent, le passage aux 35 heures ne se traduit pas toujours par une réduction effective, puisqu’un contingent annuel de cent trente heures est autorisé actuellement et que les dirigeants d’entreprises n’ont pas d’autorisation particulière à demander à l’inspection du travail pour les imposer. 
Autrement dit, de nombreuses entreprises pourront faire trois heures de plus par semaine, soit 38 heures au lieu de 39. Dans le même ordre d’idée, on peut modifier le mode de décompte des heures de travail.
C’est ce qui a été fait dans le secteur de l’automobile : tout le monde croyait faire 39 heures, mais, selon les nouveaux calculs patronaux, les employés étaient à 36h30. Comment dans ces conditions évaluer avec précision la création d’emplois ?

De la sphère de la nécessité à celle de la liberté

Traditionnellement la réduction de la durée du travail, revendication constante des organisations des salariés, était avancée comme un mode de partage des fruits du progrès technique et un mode d’amélioration des conditions de vie. 
Replacée dans une perspective évolutionniste, on peut y voir une manière de passer de la sphère de la nécessité à la sphère de la liberté, à condition toutefois de ne pas s’illusionner sur les limites de cette liberté. Or, dans la perspective gouvernementale actuelle la réduction de la durée du travail vise principalement à faire reculer le chômage par la création d’emplois.
Il y a fort à craindre que cet objectif ne soit que très partiellement atteint et que les modalités de réduction du temps de travail retenues ne soient pas celles qui conviennent le mieux pour concilier la vie professionnelle et la vie familiale et sociale.

Une autre voie est possible

Une autre voie est possible : viser en priorité l’amélioration des conditions de vie en prenant en compte la diversité des situations et des aspirations et offrir aux salariés une large palette de choix d’aménagement du temps et de durées du travail, sans chercher a priori un effet immédiat sur l’emploi. Cela nécessiterait sans doute des négociations longues et délicates entre organisations patronales et syndicales. On comprend que pour un gouvernement qui souhaite afficher des résultats rapides, l’idée de perdre du temps, même si c’est pour un résultat de long temps supérieur, soit difficilement envisageable.

Pierre Boisard, sociologue au Centre d’étude de l’emploi

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