Lettre n°18 – janvier 2000

A l’aube du XXe siècle, une question se pose avec acuité : « Que peut-on encore attendre de la politique ? ». Après avoir eu l’ambition prométhéenne de changer le monde et la vie, l’activité politique paraît avoir opéré un grand retournement : elle est devenue avant tout gestionnaire et adaptative.
Le discours politique dominant constate les évolutions multiples de la société et du monde, et semble n’avoir d’autre ambition que de s’y adapter au mieux et au plus vite. Les déclarations de fidélité aux acquis de notre histoire apparaissent de plus en plus comme des abstractions couvrant un opportunisme qui tente de gérer au moindre mal une situation paraissant immaîtrisable.
L’écart entre la société et la sphère partidaire et étatique ne cesse de se creuser. Confrontée au chômage de masse et à une érosion des principes qui structuraient jusqu’alors le vivre-ensemble, la société s’est trouvée largement désemparée, exprimant sa défiance de plus en plus grande envers les politiques, sans pour autant parvenir à retrouver une dynamique d’action.
Nous vivons en fait dans une situation historique bien particulière, où nombre de conceptions passées n’en finissent pas de se décomposer, sans qu’on voie apparaître les signes d’un renouveau. Ce n’est pas seulement de la fin du xxe siècle dont il est question, mais de la crise d’une conception de l’histoire et de l’action collective qui se déployait en référence à une culture commune et selon une ligne de progrès dont la révolution française constituait comme le coup d’envoi initial, relayé le siècle suivant par le mouvement ouvrier. Et avec l’expérience de deux guerres mondiales et du colonialisme, des deux totalitarismes, nazi et soviétique, qui ont marqué le siècle, l’Europe en est venue à douter des acquis de son histoire. Les générations nouvelles arrivent dans un monde largement désenchanté dont les adultes ont du mal à transmettre l’héritage.

Dictature des marchés : vrai ou faux débat ?

Entre un passé qui paraît désormais privé de ressources et un avenir indéterminé, ouvert sur de possibles régressions, le présent apparaît flottant, coupé d’un continuum historique. Temps vide et comme suspendu à lui-même, que l’activisme communicationnel et managérial sur le changement et la modernisation ne parvient guère à combler. Les difficultés que rencontrent aujourd’hui les partis politiques et le mal-être existant dans la société ne sont pas simplement une affaire de conjoncture, mais sont symptomatiques de cette décomposition.
L’idéologie libérale, qui fait du marché le fondement du réel, se développe précisément dans le vide laissé par la crise des grandes idéologies, des forces politiques et sociales qui s’y sont opposées. Avec le développement des moyens modernes de communication, la spéculation est devenue une réalité à l’échelle planétaire et la logique financière et marchande, qui pénètre aujourd’hui l’ensemble des sphères d’activité, remet en cause nombre d’acquis sociaux, déstabilise et dénature les rapports sociaux. Mais, pour autant, la dénonciation réitérée de la « dictature des marchés » verse dans la facilité quand elle diabolise le marché et fait de celui-ci la cause de tous nos maux. Cette dénonciation ne peut tenir lieu d’une analyse fine des mécanismes économiques et des rapports de force qui sont en jeu. Et elle peut constituer une sorte de nouveau « prêt à penser », fût-il critique, qui se refuse à aborder de front la question : qu’en est-il de nos ressources culturelles et politiques qui puissent précisément s’opposer efficacement à la logique du marché ? Cette question est centrale pour reconstruire une dynamique de transformation sociale.

Quelle dynamique de citoyenneté ?

On ne saurait esquiver ce problème et faire comme si la situation présente constituait une simple parenthèse qu’un nouveau « mouvement social » allait très bientôt refermer. Bien plus, le modèle du « client-roi » rejoint le nouvel individualisme autocentré et libertaire qui instrumentalise les rapports sociaux et tend à considérer les institutions comme ses prestataires de service.
On peut du reste s’accommoder de cette nouvelle situation en se déclarant le farouche adversaire du libéralisme, tout en érigeant la nouvelle « demande sociale » en nouveau critère de gouvernement. C’est ainsi, par exemple, que le ministre de l’Éducation nationale s’insurge contre le libéralisme et le modèle américain, tout en menant une réforme qui développe un rapport consumériste à l’enseignement, au nom des « besoins » de l’élève et de la « réussite » de tous. Nous sommes en fait en pleine incohérence que la référence formelle à la lutte contre les inégalités ne parvient plus guère à masquer.
Dans de telles conditions, qu’est-il raisonnable d’entreprendre pour tenter de redévelopper une dynamique de citoyenneté au sein même de la société ? L’existence d’associations, de clubs, de revues… en est une condition. Mais encore s’agit-il de développer une libre réflexion en dehors du nouveau conformisme, qu’il soit de gauche ou de droite, de la logique des « camps » et des étiquettes, de toute forme de chantage au « politiquement correct » qui se développent aujourd’hui. Quelle peuvent être les tâches, mêmes modestes, que peut se fixer spécifiquement un club comme Politique Autrement qui n’a pas vocation à intervenir sur tout ?

Résister – S’éduquer – Reconstruire

Il est tout d’abord une nécessité de résistance première face à la déstructuration du langage et des significations menée par la logomachie de la modernisation, avec son jargon managériale et pédagogique, sa capacité de dire tout et son contraire dans un flot de phrases toutes faites qui déconcertent et renforcent le désarroi. Exiger des instances hiérarchiques et des institutions qu’elles usent correctement du langage, qu’elles fassent preuve de clarté et de cohérence dans leurs discours et leurs pratiques, est une condition pour retrouver le sens du conflit et de l’affrontement, constitutif de la dynamique démocratique. Combattre efficacement les discours et les pratiques manipulatrices qui se développent au sein des institutions, implique parallèlement de faire largement connaître sur la place publique ces discours et ces pratiques et d’en mener une critique systématique qui puisse en démonter les rouages et les faux-semblants. 
Une telle résistance doit pouvoir s’accompagner d’une réappropriation de ce qui dans notre tradition démocratique constitue des ressources potentielles pour faire face aux défis du présent. Cette réappropriation ne se confond pas avec l’accès à l’information que nous fournissent les moyens modernes de communication. Elle passe par une transmission qui privilégie l’écrit, la parole transmise et échangée, la réflexion personnelle, expérience à laquelle aucun outil de communication ne peut se substituer. A l’heure de l’apologie du multimédia, de la confusion et de la pédagogie moderniste qui ont envahi l’école et pénétré les institutions de formation, ce travail de réappropiation culturelle nous paraît être une impérieuse nécessité.
La « citoyenneté » dont on parle tant n’a de sens que si elle est éclairée par un travail d’éducation et de formation intellectuelle qui permette à chacun de se forger des convictions sensées. D’où l’importance d’une éducation populaire qui ne cède pas à la démagogie du « tout culturel » et du relativisme, mais renoue avec ses idéaux premiers : « Rendre la raison populaire », « partager le patrimoine culturel commun » , « former des élites issues du peuple ».
Ce travail critique et d’éducation doit laisser des traces en donnant lieu à publication et en faisant connaître les écrits des intellectuels, des responsables et des hommes politiques qui permettent de mieux comprendre la situation historique particulière dans laquelle nous vivons et contribuent au renouveau démocratique. Il s’agit, ce faisant, de sortir du petit monde autocentré dans lequel nombre d’intellectuels se sont enfermés et développer le lien entre une réflexion théorique ayant ses exigences propres et ceux qui sont en situation de responsabilité et d’action dans la société.
Faire connaître ces écrits, tisser de multiples liens avec ceux qui n’entendent pas se résigner, prendre position face à l’insignifiance et la déstructuration des institutions menée aujourd’hui par une bonne partie de ceux qui en ont la charge, élaborer dans tel ou tel domaine particulier (école, formation, travail, services publics…) des axes et des propositions de reconstruction…, telles nous paraissent être quelques possibilités pour l’action présente. Dans la période historique dans laquelle nous vivons, c’est en fait, une façon de faire de la politique autrement en contribuant au renouveau de la démocratie et de l’engagement dans les sociétés développées. Pour le reste, nous ne sommes pas maîtres de l’événement.

Jean-Pierre Le Goff

Sommaire de la lettre n°18 – novembre 2000